Chapitre 15
Sur le ferry, Hermann ne distinguait qu’une ligne noire, à l’horizon. L’île de Bart ne se dessinait pas encore clairement. À mesure que le trait s’épaississait, il vit se préciser les falaises de la partie orientale de l’île, qui était la plus peuplée. De grandes maisons blanches apparaissaient, petit à petit, accrochées à la pierre et perdues dans la végétation luxuriante. Il se rappelait de la partie ouest, la plus sauvage, dont les ajoncs embaumaient la noix de coco, au printemps. Au bout de l’île, tout au nord, il y avait une chapelle qui l’avait toujours ému. Trapue, elle résistait depuis plus d’une centaine d’années, sous les vents et les embruns, le soleil et la danse des goélands. Au détour d’un chemin, il se souvenait d’un calvaire au pied duquel était inscrit « Arrête-toi et contemple. »
Il avait arpenté plusieurs fois l’île de Bart. Petit, avec sa sœur Clara et sa mère, il revoyait des baignades dans l’eau fraîche et des pâtisseries au beurre. Plus tard, il y était revenu avec Maud. Ces vacances avaient été merveilleuses.
Il brancha son GPS en sortant du ferry. La maison de vacances des Mangin était isolée, on pouvait certes l’apercevoir de loin depuis le chemin côtier, mais lorsque celui-ci descendait vers une crique, elle devenait invisible.
Hermann arriva par un chemin accidenté, difficilement praticable en voiture. Il décida donc de continuer à pied. Il sortit de la pinède pour déboucher sur une lande lorsqu’une bourrasque le surprit. Il referma son manteau, mit son bonnet de laine et observa le paysage. Il était entouré d’ajoncs et de bruyère. Plus loin, la lande couleur tabac ondulait et se hérissait par instants. Derrière quelques pins, très vieux et presque totalement pliés par les vents, il aperçut une maison basse, dont la façade blanche était abîmée. Il s’approcha, doutant qu’il fût au bon endroit. À quoi s’attendait-il ? Il se trouvait face à ce qui ressemblait à une petite maison de pêcheur, au milieu d’un environnement totalement sauvage. La vue était cependant splendide. L’océan s’étendait face à lui, de gigantesques rochers émergeaient à quelques dizaines de mètres de la côte, tels des dos de dinosaures partiellement immergés et recouverts de végétation basse et rare, sur lesquels une colonie de goélands bruns nichaient. Continuant sur le petit chemin, il se dirigea vers le portillon écaillé. Devant la porte, il chercha un nom. Rien n’indiquait qu’il fût sur la propriété des Mangin. Des coquillages et des galets étaient alignés près d’un vieux pot de confiture, transformé en cendrier de fortune. « Framboises, 2002 » était inscrit sur une étiquette qui partait en lambeaux. Il mit la clé dans la serrure et tourna le verrou. La porte s’ouvrit, il était donc bien à La Saline.
La Saline ressemblait à une petite pivoine plantée au milieu de la lande brune. L’intérieur de la maison était plongé dans la pénombre. Les volets laissaient cependant filtrer la lumière. Des tissus aux tons pastel recouvraient un vieux sofa et quelques fauteuils. Le mobilier de style anglais, couleur crème, dégageait un certain charme. Le salon lui évoqua un joli bouquet de fleurs séchées, délicat, conservé sous une cloche de verre, comme si l’endroit s’était pétrifié dans un passé heureux et doux. De jolis mobiles faits de coquillages étaient suspendus au plafond par endroits. Au sol, sur les dalles inégales, quelques tapis indiens s’effilochaient.
Hermann fit un rapide tour de la maison. Il grimpa l’escalier peint en blanc, dont la peinture s’effritait. Dans un large couloir baigné de lumière, une dizaine de toiles de tailles différentes étaient accrochées. En s’approchant, Hermann comprit qu’il s’agissait des œuvres de Camille Mangin. Chacune représentait une partie du corps humain, en mouvement. Le dessin était gravé dans la peinture ou dessiné sur des collages. Le couloir desservait trois petites chambres et une salle de bain bleu lavande, certainement rénovée dans les années 80. Les produits d’hygiène étaient tous récents et entamés. Une serviette éponge et un peignoir pendaient à une patère.
Il trouva de nombreuses photographies de famille dans l’une des chambres : une femme âgée en blouse et sabots, dans un jardin potager, avec deux enfants souriantes agrippées à ses jambes ; des portraits de petites filles, certainement Camille et Clémence ; et puis, beaucoup de clichés de l’île de Bart, punaisés au mur, dont certains étaient très récents. Il reconnut la vue de la maison, par tous les temps, et de nombreuses plantes et fleurs, vraisemblablement photographiées au cours de promenades sur l’île. Il examina également des images d’oiseaux, scotchées à même le mur, avec sur chacune, un nom écrit sur une étiquette, collée à côté : Puffin des Baléares, Gravelot à collier, Cormoran huppé. Il ouvrit l’armoire et les tiroirs de la commode qui contenaient des affaires pour toutes les saisons, semblant indiquer la présence d’une habitante à l’année. Dans les autres chambres, il trouva surtout du linge de maison et des couvertures d’appoint. Tout était d’une grande simplicité, clair et ordonné. Dans le fond du couloir, un vaste placard servait de chambre noire. Madame Mangin développait ses photographies argentiques elle-même.
Hermann redescendit et entra dans la cuisine, qui était rudimentaire du point de vue de l’équipement, mais très chaleureuse. Il s’assit dans un fauteuil en osier et observa : cette maison avait une âme, contrairement à la résidence principale des Mangin. Sur la petite table, il feuilleta des magazines, essentiellement la presse locale et des publications sur la protection de la nature. Entre ces magazines, quelques recettes de cuisine, écrites à la main. Sur un panneau en liège, Hermann aperçut encore quelques photographies naturalistes de l’île ainsi que les horaires des marées et celles du ferry. Au centre du tableau de liège, il s’arrêta sur une feuille de papier de qualité, au format A5, avec une étrange sérigraphie. Il la détacha délicatement : on y voyait un personnage féminin, au visage inquiétant, doté d’imposantes ailes et de puissantes serres ; un être mi-femme, mi-rapace. Le document contenait également une inscription : « Sed neque uim plumis ullam nec uolnera tergo accipiunt, celerique fuga sub sidera lapsae semesam praedam et uestigia foeda relinquunt. 3, 192-269 » Hermann imaginait qu’il devait s’agir d’une sorte de monstre mythologique, mais ne sut dire lequel. « Sed », mais… « plumis », les plumes ? Il n’était pas vraiment avancé. Il photographia la carte et l’envoya à Lise.
Il fit ensuite le tour du jardin. Si l’avant de la maison était dominé par deux fantastiques pins couchés et un univers minéral, constitué de restes de coquillages, de galets et d’ardoise, l’arrière était investi comme un jardin anglais. Malgré l’hiver, il était magnifique. Chaque espace était travaillé, mais l’ensemble créait un sentiment de liberté et de luxuriance. Ici, le vent ne soufflait pas, le petit jardin était protégé par la maison et les pins maritimes qui bordaient la petite propriété. Au centre, des tâches rouges attirèrent son attention : d’énormes proteas étaient en bouton. Certaines fleurs s’étaient déjà ouvertes, telles des soleils qui auraient éclaté au milieu d’un feuillage bleuté. Sa mère adorait ces arbustes et lui avait expliqué qu’on leur avait donné ce nom en référence à Proté, une divinité marine, dotée du pouvoir de se métamorphoser. Hermann repensa au monstre punaisé dans la cuisine et fit demi-tour. Sur le pas de la porte, il s’assit dans un rayon de soleil et sortit de son sac un thermos de café. Il regarda sa montre. Il lui restait deux bonnes heures avant le prochain ferry. Ce n’était cependant pas assez pour ce qu’il avait à faire. Visiblement, Madame Mangin habitait ici plutôt que sur le continent. Il allait falloir faire une réelle enquête de voisinage, pour essayer de déterminer la vie qu’elle y menait. C’était d’autant plus nécessaire qu’elle était à présent incapable de répondre à la moindre question.
Son téléphone vibra. C’était Lise.
– Tu es encore sur l’île de Bart ?
– Oui, je ne rentrerai que demain, finalement. Tu as regardé ce que je t’ai envoyé ?
– Il me semble qu’il s’agit du dessin d’une harpie. L’inscription serait un extrait de L’Énéide.
Lise marqua un temps et lut.
– « Mais protégées contre toute atteinte par leurs plumes, et avec leurs échines invulnérables, elles glissent rapides et fuient sous les astres, laissant leurs proies à demi consommées et leurs traces répugnantes. » D’après Flore, il s’agit du passage de l’escale des troyens sur les îles Strophades, dans le livre III. Attends, je te la passe.
– Salut Hermann. C’est bien une harpie qui est représentée. Dans ce passage de l’Énéide, les marins viennent d’essuyer une violente tempête lorsqu’ils aperçoivent les îles Strophades. Ils ne le savent pas encore, mais elles sont habitées par les harpies. Elles vont surgir et les attaquer. Dans la mythologie grecque, les harpies sont parfois l’incarnation des tempêtes. Elles peuvent également emmener les morts aux Enfers. Parfois, on leur confère un don prophétique, comme dans ce passage de l’Énéide, où l’une d’entre elles annonce une catastrophe aux troyens.
– Tu dis « elles peuvent », elles sont combien ?
– Ça dépend. Parfois, il n’y en a qu’une, parfois trois, parfois plus. Tu sais, la mythologie n’est pas vraiment une science exacte. En tous cas, ce sont des femmes oiseaux, très puissantes et voraces.
– Des femmes puissantes et voraces, répéta Hermann.
Flore repassa le téléphone à Lise.
– Qu’as-tu trouvé d’autre dans la maison ?
– Des tableaux de la fille aînée. Je pense que Madame Mangin habite ici à l’année. Je vais devoir rester sur l’île une nuit ou deux. Il faut que je parle aux gens du village d’à côté pour en savoir plus sur ses habitudes.
– À propos de Camille. Elle m’a contactée, via le téléphone de Flore. Elle m’a dit que sa mère avait parlé de femmes qui seraient responsables de la mort de son père. Madame Mangin était très confuse et agitée quand elle lui a dit cela.
– Elle n’en a pas dit plus ?
– Non, et pour le moment, elle est légèrement sédatée, il n’y a pas grand chose à en tirer. En revanche… Camille pense qu’elle a une vague idée de qui sont ces femmes. Elle a été contactée, il y a quelques mois, par une femme qui se disait avocate. Elle ne s’en souvenait plus, jusqu’aux propos de sa mère. L’avocate est restée très vague, mais elle lui a dit représenter des femmes victimes de violences. Dans le souvenir de Camille, cela avait un lien avec l’hôpital, mais elle ignore si c’était en lien avec du personnel ou des patientes. L’avocate lui a demandé si elle avait des choses à dire sur son père. Camille a raccroché rapidement, en disant qu’elle ne le fréquentait plus depuis des années et qu’elle ne voulait rien avoir à faire de près ou de loin avec lui. Elle en a parlé à sa sœur, Clémence, lui a donné le numéro, et le nom de l’avocate. Camille ne se souvient plus du nom, à présent, juste du prénom.
– Il faut interroger la sœur. C’est quoi le prénom de l’avocate ?
– C’est le même que le mien. Lise.
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