Chapitre 16
Clémence Mangin avait longuement fait attendre Camille et Lise au salon avant de daigner leur consacrer quelques minutes. Elle se souvenait en effet vaguement de la requête de sa sœur au sujet de cette mystérieuse avocate. Clémence avait d’ailleurs demandé à un collaborateur d’effectuer des recherches pour elle et devait avoir gardé les traces de leur échange. Dans son bureau, elle trouva rapidement ce qu’elle cherchait : « Voilà. Lyse Strophaires. Lyse avec un « y », c’est original. »
Clémence épela le nom de famille à Lise, qui prit des notes, puis reprit.
– Elle n’est absolument pas avocate. D’ailleurs, elle n’est rien du tout. Elle n’existe pas. Camille a été victime d’une blague.
– Lyse Strophaires, c’est étrange comme nom. Avez-vous d’autres informations sur elle ?
– Oui, elle n’existe pas en tant qu’individu, en revanche, il y a un site Internet, avec comme nom de domaine « Lyse Strophaires ». Je n’ai pas eu la curiosité d’aller le voir. Selon mon collègue, rien d’intéressant.
– On peut regarder ? demanda Camille.
– Pas depuis mon ordinateur, j’ai du travail.
– Mon collègue vous recontactera très certainement. Vous pouvez imprimer vos infos ?
Sans un mot, Clémence hocha la tête et s’exécuta.
– Une dernière chose. Une rumeur se répand au sujet d’agressions sexuelles qu’auraient commises votre père.
– La plainte qui a été déposée est classée sans suite, ponctua Clémence.
– Tu le savais ? interrogea Camille, éberluée.
Mais Clémence ne répondit pas, et se tourna vers son écran. Quelques minutes plus tard, elle refermait la porte de son bureau.
Lorsque Camille pénétra dans la maison de Lise, elle fut accueillie par un Vlad circonspect qui la renifla attentivement. Flore était en train de faire du feu. Elle se releva et les deux anciennes amies de lycée se firent face. Camille trouva une très mauvaise mine à Flore, qui se forçait pourtant à sourire. Flore fut surprise par la distance de Camille. Elle mit cela sur le compte des années et de la perte récente de son père. Lise s’installa sur la grande table du salon, après avoir embrassé sa fille et lui avoir discrètement demandé comment elle allait. Camille se joignit à Lise et elles cherchèrent le site internet, qui s’ouvrit sur trois dessins de papillons de nuit. Sur fond noir, le trait blanc paraissait réalisé à la main. Trois vers s’affichèrent : « ch’assolver non si può chi non si pente, né pentere e volere insieme puossi, per la contradizion che nol consente. » Une fois le contenu affiché, rien ne se passa. De son curseur, Lise survola les papillons. Celui du centre vira au violet. Elle cliqua. Un formulaire de contact s’afficha. Il fallait entrer son nom et ses coordonnées. Un bouton permettait d’envoyer les informations saisies. Rien de plus.
Lise revint en arrière pour faire lire les vers à sa fille. Elle rechargea la page et ce furent à présent trois aigles qui apparurent. En servant le thé, Flore jeta un œil et s’étonna : « Le graphisme me fait penser à ce que t’a envoyé Hermann, non ? » Lise se saisit de son téléphone et regarda la photo envoyée par Hermann. En effet, le style était identique. Sans en indiquer la provenance, elle le montra à Camille. Cette dernière confirma la ressemblance du trait. Flore traduisit immédiatement la citation : « un non-repenti ne peut se faire absoudre, vouloir et repentir ne se pouvant ensemble, par la contradiction qui ne le permet pas. »
– C’est du droit ? demanda Lise.
– Non, c’est du Dante. La Divine Comédie, répondit Flore en portant la tasse de thé à ses lèvres.
Les deux amies de lycée burent leur thé en échangeant quelques mots puis Flore consulta sa montre. Elle devait aller chercher sa fille et se proposa de raccompagner Camille.
Lise, restée seule, mit L'estro armonico opus 3 de Vivaldi. Les violons emplirent l’espace du salon. Elle marcha jusqu’à la baie vitrée, s’enveloppa dans un châle et regarda les hêtres de la forêt. Le ciel était si gris et si bas que les cimes se noyaient dans la brume. Que signifiait la présence de ces papillons de nuit et de ces aigles ? Quel était l’objectif de ce site ? Quel était le lien avec la harpie du dessin de La Saline ? Et que voulait cette Lyse Strophaires ? Le nom sonnait étrangement, comme s’il était inventé. Le terme « strophaire » lui disait cependant quelque chose. On aurait pu imaginer qu’il s’agissait d’un nom de lépidoptère ou de champignon. Elle vérifia rapidement : il s’agissait bien d’une famille de « champignons à sporophores agaricoïdes » C’est très joli comme langage, se dit Lise, mais cela ne m’aide en rien. Elle poursuivit : « Les espèces sont toutes saprophytes, grégaires et souvent connées, cespiteuses ou fasciculaires. » Saprophyte, se nourrissant de matière organique morte. Un champignon, en somme, se dit-elle. Les équipes allaient de toute façon retrouver l’origine de ce site. Mais elle sentait qu’elle n’était pas loin de comprendre quelque chose. Elle revint à son ordinateur et écrivit « aigle papillon harpie ». La première page qu’elle ouvrit lui indiqua que le terme harpie désignait des « divinités grecques » mais également une « chauve-souris géante » (Pteropus giganteus qui atteint un mètre cinquante d'envergure), un « grand rapace » (Harpia harpyja, un aigle forestier d'Amérique latine, grand amateur de singes) et « un papillon ». Elle nota au passage que harpie était parfois orthographié harpye, avec un « y ». Elle associa cette différence à son prénom. Lise ou Lyse ? Harpie ou harpye ? Elle avait peut-être un double maléfique ? Elle sourit et rechargea la page du site mystérieux, sachant maintenant ce qui allait apparaître. Et elle vit effectivement trois silhouettes de Pteropus giganteus se dessiner. Elle referma son ordinateur sur les trois chauve-souris géantes alors que la voiture de Flore s’engageait dans l’allée.
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