Chapitre 18
Sur la vieille commode massive de l’entrée, un tas de lettres non ouvertes traînaient. Sophie Lenoir avait des difficultés avec l’ouverture de son courrier personnel. Cela l’angoissait et ne l’intéressait pas du tout. En tant qu’avocate, elle avait embauché Sandra, une assistante fantastique, qui assurait à la perfection le volet administratif de son activité. « Sois en paix avec ton tempérament artiste, je veille », lui répétait Sandra, moqueuse. Sophie se contentait de ramasser le courrier quand elle venait. Une fois sur trois, elle l’ouvrait. Ce ne sera pas pour cette fois-ci, se dit-elle en chargeant son gros sac sur son épaule. Elle referma la lourde porte en bois et s’engouffra à regret dans sa voiture. Elle retournait en ville pour quelques audiences dans le cadre de procédures de divorce.
Elle serpentait sur la route étroite, lorsque son téléphone professionnel sonna. Elle fouilla son gros sac à main sans détourner le regard de la route mais ne le trouva pas avant que la sonnerie ne s’arrête. Ça ne pouvait être que deux personnes : Sandra ou Rokhaya, l’autre avocate du cabinet. Elle serait au cabinet dans trois heures, où était l’urgence ? Elle écouta le message vocal : « Tu dois encore être au milieu des chèvres. Je t’ai envoyé un article ce matin. Il faut qu’on en discute. » Rokhaya était une inconditionnelle de l’immédiateté et de tous les usages technologiques permettant d’échanger ses impressions et ses idées dans la seconde. Cela avait du bon : elle était toujours joignable et capable de retrouver (ou de cacher) n’importe quoi ou n’importe qui depuis son siège de bureau. Rokhaya était une toute petite femme, très nerveuse, dont les ongles, à force d’être rongés, ne dépassaient pas le demi centimètre. Son visage avait en outre la capacité de passer extrêmement rapidement du rire au sérieux le plus déstabilisant.
À l’inverse, Sandra était impassible, grande et massive. Elle paraissait avoir le pouvoir de décomposer chacun de ses mouvements, comme savent le faire les danseuses ou les mimes. Sophie avait toujours eu le sentiment que sa collègue avait des vertèbres en plus et que son corps était articulé différemment. Il se dégageait d’elle une impression de sérénité et de force peu communes.
Sophie descendait lentement dans la vallée en repensant à sa première visite dans la région lorsqu’elle était venue y randonner plusieurs jours. En quelques heures, elle s’était sentie appartenir à ce monde et avait décidé d’y habiter. Lorsqu’elle avait trouvé la maison, l’agent immobilier avait demandé s’il y avait un Monsieur Lenoir et si elle n’allait pas se sentir un peu seule, ici. « C’est l’objectif », avait-elle répondu laconiquement. Cela faisait maintenant cinq ans qu’elle se partageait entre sa « vie d’en bas », dans la foule et la puanteur de la ville, et sa « vie d’en haut », qu’elle affectionnait plus que tout.
Installée dans le train, elle consulta sa boîte mail. Rokhaya lui avait envoyé un article sur la mort du Professeur de gynécologie, François Mangin. Selon le journal, la police enquêtait sur des agressions sexuelles, en lien avec la mort du Professeur. Elle repensa aux victimes du Professeur Mangin qu'elles avaient soutenues juridiquement, à ce qu'elles avaient subi, et se dit que plusieurs d'entre elles auraient pu avoir envie de se venger de lui. Mais cette haine aurait-elle pu conduire au meurtre ?
Elle poussa la lourde porte en bois verni et grimpa les escaliers en cherchant ses clefs. En entrant dans le cabinet, elle constata que les plantes avaient besoin d’eau. Elle déposa ses affaires dans son bureau et fila dans la petite cuisine, guidée par l’odeur du café frais. Sandra et Rokhaya s’y trouvaient, toutes deux adossées au plan de travail.
– Bienvenue dans la grande vallée urbaine, sourit Sandra.
– Tu as eu mon message ? demanda Rokhaya.
– Bonjour les filles. J’ai eu ton message. A-t-on été contactées ?
Tout en parlant, Sophie se coupa un morceau de pain sur lequel elle étala un bout de tomme de vache. Elle se servit un verre d’eau pétillante et se tourna vers Sandra.
– Madame Thébaud ne lâchera pas contre le CHU, répondit Sandra. Mais ça ne nous concerne plus. L’épouse Mangin est hospitalisée en psy, d’après la brigadière Nedellec, c’est pour ça qu’elle ne donne pas signe de vie. Les internes réfléchissent à ce qu’elles vont faire. Elles continuent à monter leur cellule de signalement, elles attendent que ce soit carré pour le présenter à la fac de médecine. Elles ont des étudiantes avec elles. Toute la difficulté est de ne pas donner l’impression de marcher sur un cadavre.
Rokhaya leva les yeux au ciel et se rongea un ongle avant d’évoquer l’article de presse sur le décès de Mangin.
– Imagine que ce soit une de nos clientes ?
Sandra se taisait et observait ses collègues. Sophie et Rokhaya se regardaient en réfléchissant. Sophie reprit d’un ton ferme.
– On ne bouge pas sans demande d’un juge, de toutes façons, comme d’habitude. Laissons la presse et ses fantasmes de féministes vengeresses et meurtrières. Ça va se tasser. Le réseau n’est pas responsable des actes éventuels d’une femme qu’il oriente ou soutient juridiquement.
– Tu sais très bien à qui pense Rokhaya, dit Sandra en baissant soudain le ton. Madame Thébaud a quand même parlé de lui « couper les couilles ». Sophie, ce n’est pas anodin, Fanny Nédellec m'a dit qu'une une vasectomie a été pratiquée sur Mangin avant son décès.
– Ça me rappelle le cas de la vétérinaire. Vous vous souvenez ? Celle qui avait rappelé son violeur ?
Sandra et Rokhaya la scrutèrent, le front plissé.
– Mais si, le violeur était revenu, trop content que sa victime le rappelle. Elle l’avait anesthésié, lui avait coupé les couilles et l’avait laissé dans le caniveau, avec ses testicules dans un petit sac plastique et des antibiotiques.
– Eh bien je crains que les antibiotiques ne puissent plus rien pour François Mangin, conclut Sandra.
– Quoiqu’il en soit, on ne bouge pas une oreille, asséna Sophie. Nous ne sommes ni flics, ni juges.
– Dieu merci ! s’exclama Sandra en étirant son grand corps avec grâce.
Chacune s’attela à son travail. Sophie alla arroser les plantes de l’entrée, puis s’installa dans son bureau et alluma son ordinateur. Elle leva les yeux et regarda le cadre offert pour ses 40 ans, dans lequel était inscrit une citation de Gisèle Halimi : « Plaider, c’est expliquer ce qu’un droit régressif et une société cadenassée considèrent comme inexplicable. » Elle se mit au travail.
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