Chapitre 19
Le cas d’Apolline Thébaud était finalement ressorti. Hermann avait appelé Laura, l’infirmière citée dans l’article. Elle était décrite comme éprouvant du respect pour le Professeur, peut-être allait-elle avoir à cœur de parler ? Hermann s’était demandé pourquoi elle n’avait pas été interrogée plus tôt. Contrairement à ce qui était mentionné dans l’article, Laura Couturier n’appartenait pas au service de gynéco. Elle y effectuait quelques remplacements mais était habituellement affectée à un autre service. Durant l’entretien, elle sembla très admirative de son supérieur, décrivant « un homme important », qui connaissait très bien son métier et en avait « vu de toutes les couleurs ». En demandant des précisions, Hermann s’était aperçu que Laura Couturier avait une image plutôt négative des femmes. Elle les décrivait volontiers instables, imprévisibles et « très émotives, surtout lors d’une grossesse ». Le Professeur exerçait donc, selon elle, un métier difficile avec beaucoup de flegme, ce qui ne devait pas être évident « dans cet univers dominé par les femmes ».
Durant l’entretien, Laura évoqua le cas de la mère d’une patiente. « Je me souviens d’une femme qui l’a agressé verbalement. C’était au début de mes remplacements. Je m’en souviens car c’était le lendemain de l’anniversaire de mon mari. C’était donc le 26 mars, je n’avais pas beaucoup dormi ! La femme est arrivée dans le service le matin. Avant 14 heures, les visites ne sont pas autorisées. Elle est entrée quand même, je lui en ai fait la remarque, elle a fait mine de partir. J’étais très occupée, d’autant que je venais d’arriver, j’étais un peu perdue. Le Professeur Mangin a d’ailleurs été très gentil avec moi, très compréhensif. Heureusement qu’il était là. J’étais auprès d’une femme dans une chambre, quand j’ai entendu crier. Je suis sortie voir. La femme était revenue et elle hurlait sur le Professeur. »
– Vous vous souvenez de ce qu’elle lui disait ?
– Oh oui ! Elle lui a dit qu’il était inhumain.
– Que s’est-il passé ensuite ?
– Le docteur Dugard a pris le relais, si je me souviens bien. C’est quelqu’un qui sait y faire dans les situations tendues. On en a parfois qui hurlent, qui ne sont pas contentes. Le docteur Dugard est très habile pour désamorcer les conflits.
– Vous vous souvenez de la raison de ce conflit ou du nom de la femme ?
– Je pense que c’était plutôt la mère d’une patiente et non une patiente elle-même. Mais je n’en sais pas plus. Je ne parle pas trop avec mes collègues de gynéco. D’abord, je les vois peu, et il y a une ambiance particulière dans ce service. On dirait que les femmes restent entre elles, je ne sais pas comment dire.
Hermann la remercia et appela immédiatement Guillaume Dugard. Celui-ci lui donna rapidement le nom de la femme dont lui avait parlé l’infirmière : Isabelle Thébaud. Effectivement, il s’agissait de la mère d’une patiente, âgée de quinze ans, en demande d’interruption médicale de grossesse. La jeune mineure avait dépassé le délai légal pour une IVG. Madame Thébaud avait accompagné sa fille, mais la demande avait été refusée. La jeune fille avait fait une tentative de suicide quelques jours après.
Madame Thébaud fut convoquée immédiatement et installée dans le bureau d’Hermann.
– La situation était très compliquée. Ma fille était mutique. On ne savait pas avec qui elle avait eu des rapports sexuels et si elle avait été forcée. Cet imbécile de Mangin a dit que ma fille n’assumait pas. Mais quel monstre ! Moi je soupçonnais un viol, j’étais complètement paniquée. Ma fille prenait la pilule car elle avait des règles très douloureuses et beaucoup d’acné, la pauvre. Avec sa pilule, elle n’avait plus ses règles, elle ne pouvait pas savoir qu’elle était enceinte. On s’en est rendu compte à cause de ses douleurs au ventre. C’est aux urgences qu’on a appris qu’elle était enceinte. Elle avait dépassé le délai légal d’une semaine. Elle s’est effondrée. Elle répétait qu’elle voulait mourir. De là, on nous a orienté en gynéco. C’est une des internes qui nous a parlé de l’interruption médicale de grossesse. Vous savez ce qu’a dit Mangin quand il a vu ma fille ? Il a dit qu’il était trop tard pour avorter, que son métier n’était pas d’arrêter des grossesses quand l’enfant et la femme étaient tous les deux en bonne santé. En bonne santé ? Ma fille était en danger ! On a fait la demande d’interruption médicale de grossesse, on a tenu bon. Ils se sont réunis et ils ont dit non. C’était horrible. La psy m’a laissé entendre que Mangin avait beaucoup d’influence sur l’équipe. J’ai veillé ma fille, j’avais peur qu’elle fasse une bêtise. On cherchait une solution. J’ai soulevé ciel et terre, mais je ne pouvais pas rester à côté d’elle tout le temps. Elle a avalé une boite d’anxiolytiques. J’ai cru qu’elle allait mourir. Quand on a su que la demande était acceptée dans un autre hôpital, ça a été un énorme soulagement. Mais tout ça a affreusement marqué ma fille. Elle est restée hospitalisée plusieurs mois, elle était très instable.
– Va-t-elle mieux, à présent ?
– Oui. Elle est toujours suivie et sa psy est merveilleuse. Apolline se remet doucement. Mais cette histoire a été terrible.
– Avez-vous contacté un ou une avocate ?
Madame Thébaud sembla hésiter. Hermann le vit. Ils échangèrent un regard avant qu’Isabelle Thébaud ne baisse les yeux. Elle avait compris qu’il avait noté son hésitation.
– Oui, nous sommes représentées par le Cabinet Potier et Frémeaux. Ils sont très bien.
– Vous n’avez pas été contactées par une autre avocate ? Ou quelqu’un qui s’est présenté pour vous venir en aide ?
– Non.
– Avez-vous déjà entendu ce nom : Lyse Strophaires ?
Isabelle Thébaud secoua la tête, sans un mot.
– Nous cherchons à joindre cette femme. Nous pensons que cette personne peut nous aider dans l’enquête. Elle aurait contacté Madame Mangin ainsi que sa fille.
Isabelle Thébaud regardait ses mains, posées à présent à plat sur ses cuisses. Hermann poursuivit.
– Elle a un site internet, un peu étrange. Et des sortes de cartes de visites, représentant un personnage mythologique. Une harpie. Vous savez ce qu’est une harpie, Madame Thébaud ?
– Je suis enseignante, répondit-elle en relevant les yeux, en lettres classiques.
– Ma mère aussi l’était, sourit Hermann. Madame Thébaud, je comprends tout à fait votre colère contre François Mangin. Cependant, la famille de la victime a besoin de savoir ce qu’il s’est passé.
Isabelle Thébaud secoua vivement la tête. Son visage se contracta, sous l’effet de la colère.
– Ah ? Vous pensez qu’Élisabeth a besoin de savoir ce qui est arrivé à son mari ?
– Vous connaissez Madame Mangin ?
Isabelle Thébaud pâlit, baissa les yeux et se mura dans le silence. Hermann n’était pas surpris. La remarque de Laura Couturier sur les femmes du service de gynécologie l’avait frappé : « On dirait que les femmes restent entre elles ». Il avait eu le même sentiment en les écoutant et en leur parlant. Il s’était constitué quelque chose, un groupe, une alliance. Hermann voulait comprendre, il devait sortir Isabelle Thébaud de son silence. Il choisit alors d’exprimer une platitude pour la provoquer.
– Madame, je sais que vous croyez en la justice.
Isabelle Thébaud fut piquée au vif.
– Quelle justice ? Celle qui force une enfant de quinze ans à garder une grossesse issue d’un possible viol ? Celle qui permet à un homme puissant d’agresser et d’humilier des femmes durant des années, en toute impunité ?
Les mots furent prononcés d’une voix blanche et mate. Elle poursuivit dans ce qui ressembla au souffle d’un serpent.
– C’est un simulacre, cette justice.
– Vous ne croyez donc pas en notre justice ?
– Je n’ai jamais dit ça. Vous êtes caricatural.
– Selon vous, le Professeur Mangin agressait des femmes ?
– Tout le monde le savait. Ne faites pas l’imbécile.
– Je ne suis pas votre élève, Madame. Dans quel cadre avez-vous rencontré Madame Mangin ?
– Fichez la paix à Élisabeth. Et fichez moi la paix. Vous n’êtes jamais là quand on a besoin de vous.
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