Chapitre 21
Élisabeth Mangin était assise sur un fauteuil en simili cuir bleu pastel. Ses traits étaient tirés, mais son regard avait perdu la lueur étrange d’avant son hospitalisation. Le psychiatre avait autorisé une visite courte, en précisant que sa patiente n’était plus en crise, mais présentait un état de fatigue très important. Elle avait été réhydratée et recommençait à se nourrir. Ses propos n’étaient plus confus et elle avait commencé un traitement.
Elle regardait par la fenêtre lorsque Lise et Hermann entrèrent. Elle les salua d’une voix douce mais audible, contrairement à leur dernière rencontre. Elle s’exprimait avec une certaine lenteur, mais cela ne rendait pas l’échange difficile. Ce fut Lise qui mena l’entretien.
– Bonjour Madame, merci de nous recevoir.
– Je vous en prie. Bonjour. Asseyez-vous où vous pouvez, il y a des chaises pliantes.
Élisabeth Mangin désigna deux chaises en appui contre le mur face à elle. Hermann s’en saisit et les déplia, tandis que Lise reprenait.
– Merci Madame. Nous nous sommes déjà rencontrés, chez vous, le lendemain du décès de votre mari. Commandante Lise Le Mortellec, et voici mon collègue, le Commandant Hermann Hempel.
– Je suis navrée, Commandante, tout est très confus dans mon esprit… Le Mortellec ? Vous n’êtes pas la mère de… Comment s’appelle-t-elle, déjà, votre fille ?
– Flore. Tout à fait. Nos filles étaient ensemble, au lycée.
– Flore ! Oui, elles étaient ensemble au collège aussi, en latin. Camille aimait beaucoup Flore. Elle me parlait souvent d’elle. Votre mari enseignait, non ?
– Oui, le français et l’espagnol.
– Ah, oui.
– Il est à la retraite, maintenant.
– Ah, tiens. Et comment va Flore ?
– Elle est devenue enseignante, sourit Lise.
– Quelle matière enseigne-t-elle ?
– Le français.
Élisabeth Mangin sourit à son tour, avec douceur, puis elle tourna la tête vers la fenêtre et se tut. Hermann observait Lise. Il se souvenait de ses premiers conseils : « Ne parle pas trop, il ne faut pas craindre le silence. Laisse parler les gens, écoute-les, laisse-les venir. On parle toujours trop. » Lise avait ri en lui prodiguant ce conseil, comprenant que le silence ne serait vraisemblablement pas un souci pour Hermann. Elle se taisait à présent devant Élisabeth Mangin. Cette dernière finit par reprendre.
– Votre fille a de la chance, elle s’entend bien avec son père. Pour Camille, ça a été plus difficile. François était quelqu’un de dur avec ses filles. Je dis « dur » par habitude. Mais le terme, je l’ai appris, c’est en réalité « violent ». J’ai encore beaucoup de mal à le prononcer, ce mot. J’ai du mal à me croire moi-même, quand je m’entends le prononcer.
Lise observait les grandes mains d’Élisabeth Mangin, l’une reposant sur l’accoudoir de son fauteuil, tandis que l’autre massait son genou.
– Mon mari était quelqu’un de violent. Tout le monde le sait. Mes filles ont toutes deux réagi différemment à cela. Camille est partie. Clémence s’est construit une carapace. Elle est capable de violence verbale, elle aussi. Elle ressemble beaucoup à son père.
– Et vous, Madame Mangin, comment avez-vous réagi à cette violence ? demanda Lise
– Moi ? Eh bien, comme beaucoup de femmes. J’ai eu honte. J’ai cru que c’était de ma faute. Je viens d’un milieu de paysans. J’étais infirmière quand j’ai rencontré François. Je pensais cela impossible qu’il s’intéresse à moi. Pourtant, on s’est mariés. Je croyais que je n’étais pas à la hauteur, pas à ma place, que je commettais des impairs, que je le gênais. Il se mettait en colère, parfois, j’avais très peur. Il hurlait, claquait les portes, cassait des objets. Je ne savais jamais quand il allait exploser. Quand ça arrivait, je lui trouvais des excuses, évidemment. Il exerçait un travail tellement stressant. Ça a empiré quand je suis tombée enceinte. Ma seconde grossesse ne se passait pas bien, j’avais des douleurs inexpliquées, je vomissais beaucoup, je pleurais aussi beaucoup. J’ai perdu le bébé, c’était un garçon. La vie a été un cauchemar après cela. J’ai toujours essayé de protéger mes filles. J’ai marché sur des œufs, je me suis faite toute petite, je me suis tue. J’ai devancé ses attentes, je m’y suis conformée.
Élisabeth Mangin regarda par la fenêtre un instant, en silence. Sa main serrait à présent son genou, dans un geste quasi convulsif. Elle reprit.
– Et puis un jour, je me suis rendu compte que j’étais presque morte. Je n’avais plus d’espace pour moi. Même dans ma tête, il était là. Il disait toujours que j’avais des mains affreuses, qu’il ne pouvait pas m’acheter de bijoux, que ça serait allé comme des escarpins à une vache. Je me suis rendu compte que dès que je regardais mes mains, j’entendais sa voix. Je me détestais.
Élisabeth Mangin attrapa un gobelet d’eau, d’un geste mal assuré, et but lentement.
– Un soir, nous sommes rentrés d’un dîner chez des amis. Il était ivre. Il m’a accusée d’avoir trop parlé pendant la soirée, de l’avoir gêné. Il hurlait et répétait : « Tu penses que ce que tu dis intéresse quelqu’un ? » Je me suis mise à pleurer. Pas vraiment pour ce qu’il disait, mais parce que j’avais peur qu’il réveille les filles. Camille avait dix ans, elle avait l’âge de comprendre. Clémence devait donc avoir deux ans, elle était terrorisée par son père. Je ne voulais surtout pas qu’elles se réveillent. Il m’a traînée sur le lit, par les cheveux, il m’a mis des coups. Plus que d’habitude. Je pense qu’il a eu peur après ça, parce que ça a marqué mon visage. Il m’a acheté La Saline le mois d’après. Cette maison m’a sauvée. Quand j’étais là-bas, je pouvais être seule. François n’a jamais aimé la maison et puis c’était trop de complications pour lui d’y aller, à cause du ferry. L’océan, le vent, les oiseaux m’ont permis de comprendre, petit à petit, que je n’étais pas complètement morte. Lorsque je revenais dans mon cauchemar, quand il hurlait ou qu’il m’humiliait, je partais là-bas, dans ma tête.
– Ce que vous racontez, Madame, ce sont des violences. Psychologiques, physiques. Il n’avait pas le droit de faire cela. Vous le savez ? Ce n’est pas de votre faute, vous n’y êtes pour rien.
Élisabeth Mangin sourit faiblement.
– Je le sais. J’ai fini par le savoir, mais ça a pris vingt ans. Il disait que j’étais folle. Et j’ai longtemps pensé qu’il avait raison. J’avais l’impression d’avoir un animal dans ma tête, quelque chose avec des tentacules qui m’enserrait. Quand j’arrivais à La Saline, la première chose que je faisais, c’était d’aller me mettre la tête dans l’eau, pour libérer cette pieuvre, qu’elle parte loin, dans l’océan. Je me suis dit que je ne pourrais pas vivre longtemps avec cette pieuvre qui me mangeait la cervelle. J’ai trouvé quelqu’un pour m’aider sur l’île, une psychanalyste à la retraite, une femme formidable. Au début, je ne la payais pas. Et puis j’ai réussi, en prenant sur l’argent des courses. Pas grand-chose, mais quand même. Les angoisses ont baissé, le besoin d’alcool aussi. Ça a tenu comme ça quelques années. François voyait des femmes quand je n’étais pas là. Ça l’arrangeait, moi aussi. Quand ça se terminait avec ses amantes, il fallait que je revienne, un temps. Que j’y passe. Je m’en suis accommodée. Et puis, il en retrouvait une nouvelle. Et je pouvais reprendre ma vie et mon travail avec Marianne, ma psy.
– « Ça a tenu comme ça quelques années »… Jusqu’à ?
Élisabeth regarda à nouveau vers la fenêtre et reprit la parole en contemplant le platane d’orient qui s’élevait sur la pelouse du pavillon Bonnafé.
– Jusqu’au cancer de François. Là, il a exigé que je reste auprès de lui. Il a coupé mon abonnement au ferry. Il a contrôlé strictement mes dépenses, mes déplacements. C’était un enfer. J’ai cru qu’il voulait m’emporter avec lui. J’ai espéré qu’il meure avant moi. Mais ils l’ont guéri. Sauf que moi, j’avais replongé, anxiolytiques, alcool, j’étais dévastée. Et il m’a gardée ici après la maladie. Lui, il a recommencé à travailler, il est ressorti. Mais moi, je suis restée ici.
– Vous étiez pourtant à La Saline, le jour de son décès.
– Oui, j’y suis retournée à partir du printemps dernier. François a relâché la bride. J’ai supposé qu’il y avait une nouvelle femme dans sa vie. Et puis, j’ai été aidée par Guillaume. Je crois qu’il avait peur pour moi, ou peut-être que ma déchéance devenait trop visible ? Guillaume est un garçon adorable, mais il n’est pas bien courageux. Et surtout, il a horreur du scandale.
Élisabeth Mangin s’arrêta. Son corps s’affaissa dans son fauteuil, elle ferma les yeux un instant. Lorsqu’elle les ouvrit, Hermann lui tendait son téléphone. Elle jeta un œil sur l’image de la harpie retrouvée chez elle.
– Dans votre maison de l’île de Bart, justement, nous avons trouvé cette image qui nous intrigue. Il s’agit d’une harpie… pouvez-vous nous en dire plus ?
– Oui, je voulais vous en parler. Mais pour le moment, je crois que j’ai besoin de me reposer. J’enterre mon mari dans deux heures.
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