Chapitre 24

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 Du pied gauche, Lise dégagea son talon droit de sa chaussure de marche. Ses chaussettes épaisses n’étaient pas mouillées mais elle avait les pieds gelés. Elle s’affala dans son fauteuil en osier, tendit ses pieds vers le poêle et consulta les deux messages laissés par Hermann : « Mangin sortie de psy, au poste à 14h », puis, « Mylène Delannoy confirme la harpie sur la carte de police. » Elle inspira et expira bruyamment, dubitative.

– Un souci ? demanda Flore.

– Les harpies sont partout, répondit sa mère.

– Est-ce vraiment un mal ?

Lise s’était retournée et regardait sa fille, le front plissé. Flore rangeait son bonnet et ses gants. Elle se tourna, les poings sur les hanches, et depuis l’entrée de la maison, fit face à sa mère.

– Nous avons peut-être besoin que des harpies veillent. Dans la mythologie, elles sont envoyées par les dieux pour punir ceux qui les ont mises en colère. Elles arrivent de nulle part et bouleversent tout. C’est peut-être de ça dont les femmes ont besoin : que des harpies mettent un bon coup de pied dans la fourmilière. Peut-être que des femmes se sont dit qu’il n’était plus possible d’attendre que le monde change ? Et si des femmes avaient décidé de réagir, en se regroupant ?

Flore entra dans la cuisine pour mettre de l’eau à bouillir.

– On croirait entendre Coutard, gémit Lise.

Flore continua, ignorant ou n’entendant pas la réponse de sa mère. « Admettons que des femmes aient décidé de monter une sorte de groupe pour réagir dans des cas comme celui de Mangin. Tu sais très bien que si une femme a osé parler des agressions qu’elle a subies, cela signifie qu’il y a certainement plusieurs victimes qui se sont tues. Peut-être que ces femmes ont décidé de se regrouper, de monter une sorte d’action collective de défense ? » Le silence se fit pendant quelques minutes, avant que Flore revienne au salon avec la théière fumante. Elle servit deux tasses et en tendit une à sa mère, restée dans son fauteuil, puis s’assit sur le tapis devant le poêle. Elle posa sa tasse à même le sol et reprit.

– Peut-être même que ce groupe a organisé une réponse violente ?

Lise soupira une fois encore et regarda dehors.

– Franchement, maman, tu ne penses pas que les femmes ont été trop patientes ?

Lise regarda sa fille, médusée, avant de répondre.

– Es-tu en train de me dire que tu cautionnes ce meurtre ?

– Mais non ! Bien sûr que non ! J’essaie simplement de comprendre, répliqua Flore. Tu sais, je crois que la jeune génération de femmes est plutôt remontée.

– Au point de tuer des hommes ? Enfin, Flore, qu’est-ce que tu me racontes ?

Flore était amusée par la réaction de sa mère. Cette dernière avait passé des décennies à ramasser des femmes frappées, violées ou tuées par leur conjoint, avait regardé des dizaines de films ou séries mettant en scène des histoires de femmes torturées, découpées ou assassinées, tourné des milliers de pages sur des meurtriers ayant abattu des femmes, le tout au nom d’une haine misogyne revendiquée. Et pourtant, elle trouvait impensable que cette haine soit possible dans l’autre sens.

– Cela te paraîtrait si dingue que cela ? demanda Flore.

– Ce qui me sidère, c’est que ça semble presque t’amuser, rétorqua Lise.

Flore baissa les yeux. « Non, ça ne m’amuse pas. Et d’ailleurs, je ne pense pas qu’un groupe de « harpies féministes » ait assassiné Mangin. Ce que je trouve intéressant, disons, c’est la peur que cela peut inspirer à certains hommes. C’est quand même un sacré retournement de situation. À eux de raser les murs, le soir. » Lise était consternée et haussa le ton.

– On ne répond pas à la violence par la violence, Flore.

– Mais enfin, maman, on ne parle pas d’un conflit de cour d’école ! On parle de viols et de tueries de masse. Les violences masculines contre les femmes font plus de mortes chaque année que les morts dues au terrorisme !

– Il n’y a jamais de bonne raison pour se faire justice soi-même !

Lise avait crié et s’était levée d’un bond. Elle se dirigeait à présent vers l’entrée d’un pas lourd. Flore se frotta le front et s’installa dans le fauteuil de sa mère.

– Je suis d’accord avec toi, maman ! Mais quelle justice ? Quand rien n’avance, quand rien ne bouge…

– On tue des gens ? On assassine ?

– On réagit ! C’est peut-être une forme de légitime défense ? Ça va peut-être faire réfléchir les agresseurs ?

Lise mettait son manteau et ses chaussures sans mot dire. Puis, elle prit ses clés et claqua la porte. Vlad sursauta.

Elle monta dans sa voiture et ferma lourdement la portière. Pourquoi était-elle si énervée contre sa fille ? Elle se rendit compte qu’elle avait peur. Si ce que Flore disait était vrai, la situation était dangereuse pour les femmes. À son âge, elle savait que le monde était lourd, que son inertie était incroyablement puissante ; que toute menace contre un ordre aussi fort se retournait presque invariablement contre ceux ou celles qui l’avaient menacé. Le retour de bâton, voilà ce qu’elle craignait. Qu’il fallait être naïve pour penser qu’un Coutard raserait les murs ! Il allait redoubler de haine, bien au contraire ; être plus sarcastique encore à l’encontre des femmes qu’il recevrait au commissariat. Elle démarra en se promettant d’envoyer un message à sa fille pour s’excuser, dès qu’elle serait arrivée à la brigade.

En se garant, elle expédia un rapide message à Flore puis saisit son sac et se dirigea vers la porte vitrée automatique. Décidément, l’impression d’entrer dans une banque persistait. Elle se rendit directement dans le bureau où elle trouva Hermann au téléphone. Il griffonna un message à son attention : madame Mangin venait accompagnée d’une avocate. Lise haussa les sourcils et se débarrassa de ses affaires. Elle parcourut quelques rapports arrivés le matin, jusqu’à ce que Hermann raccroche.

– Madame Mangin est déjà là, elle est dans le bureau du chef, dit-il en se renversant dans son fauteuil.

Il étira ses jambes, puis ses bras. Il sembla à Lise que son corps allait occuper tout le bureau. Elle se souvint de cette illustration d’Alice au pays des merveilles. On y voyait les bras et les jambes d’Alice dépasser par les fenêtres d’une maison, après qu’elle eut absorbé la potion magique la faisant démesurément grandir. Hermann se redressa et bâilla. « Je les ai conduites dans le bureau de Léotard. » Hermann marqua un temps. « L’avocate, c’est Maître Lenoir, Sophie. Elle est jeune, une quarantaine d’années peut-être. Tu la connais ? » Lise n’eut pas le temps de répondre. Léotard entra sans frapper, suivi des deux femmes.

Hors de l’hôpital, Élisabeth Mangin avait une toute autre apparence. Bien qu’elle fût encore frêle et blême, son regard avait indéniablement gagné en assurance et en vivacité. À ses côtés, Maître Lenoir s’avança. Sa chevelure rousse encadrait un visage laiteux où s’animaient deux yeux mordorés. Elle salua Lise et Hermann, tandis que le Commissaire Léotard faisait les présentations. Il s’éclipsa cependant rapidement, laissant dans le bureau une effluve de bergamote.

De la main, Lise indiqua les deux fauteuils face au bureau.

– Installez-vous, je vous en prie. Nous vous remercions d’être venues.

– Mais je vous l’avais promis, répondit Élisabeth Mangin. Nous avions besoin de temps pour nous organiser. Nous souhaitons être tout à fait transparentes avec vous.

Lise savait d’expérience que les promesses de transparence étaient généralement douteuses. Elle opina cependant, et répondit d’un sourire à Madame Mangin, avant de tourner son regard vers Maître Lenoir. Mais ce fut Élisabeth Mangin qui reprit.

– Hier, vous vous interrogiez sur un dessin représentant une harpie, retrouvé chez moi. Ce dessin, bien des femmes l’ont avec elles ; glissé dans un cahier, accroché dans un bureau, posé sur une table de nuit ou punaisé dans une cuisine. Il rappelle à celle qui le possède que des femmes peuvent être puissantes et invulnérables. Il rappelle à la femme qui le regarde qu’elle n’est pas seule.

– Pas seule face à quoi ?

Maître Lenoir prit la parole.

– Face aux violences. À toutes les formes de violences : économiques, psychologiques, physiques, sexuelles. Ce dessin, c’est une carte de club, si vous voulez. Un club en pleine expansion.

– Vous êtes Lyse Strophaires ? risqua Hermann.

– Nous sommes toutes Lyse Strophaires, répondit Élisabeth Mangin.

– Les trois harpyes, commenta Lise.

Maître Lenoir acquiesça.

– Les trois harpyes est un réseau divisé en trois branches : celui de l’accueil et de l’écoute, celui de l’enquête et de la recherche des victimes, et enfin, celui de l’action. Il y a des avocates, comme moi, mais également des membres de la police et de la gendarmerie ; des médecins, des informaticiennes, des artistes, des ingénieures, des étudiantes, des chômeuses, des aide-soignantes, des enseignantes, des femmes au foyer, des musiciennes, des banquières, des élues. Des femmes, toutes sortes de femmes. Chacune participe à sa manière, dans les limites imposées par la loi et le cadre de sa profession. Il s’agit uniquement de relais. Certaines témoignent, accueillent des femmes, animent des groupes de parole. D’autres aident en donnant des vêtements, des jouets. Certaines cuisinent, coupent les cheveux, proposent des soins. D’autres proposent un service juridique, comme moi.

– Combien êtes-vous ? demanda Hermann, étonné.

– Nous n’en dirons pas plus qu’il n’est nécessaire d’en dévoiler pour l’enquête, répliqua Maître Lenoir. Sachez seulement que nous sommes disposées à vous fournir les informations dont vous pourriez avoir besoin quant au meurtre de François Mangin.

Lise s’agaça.

– Ce n’est pas à vous de décider ce qui est utile à l’enquête, Maître. Vous nous avez parlé de trois branches. La dernière, le « groupe d’action », cela consiste en quoi ?

– Nous restons toujours dans la légalité. Les actions ne sont jamais violentes. C’est justement pour cela que nous sommes venues. Nous ne cautionnons en rien un meurtre, à supposer que ce meurtre soit le fait d’une victime. Je suis avocate : aussi imparfaite que soit la justice, elle reste mon seul horizon et le droit, mon seul moyen d’action.

– Vous peut-être, Maître, répliqua Lise, mais le cadavre de François Mangin semble indiquer que tout le monde n’a pas le même horizon ni les mêmes moyens d’action. Par ailleurs, sur votre site, on peut lire une citation qui dit peu ou prou la chose suivante : « On ne peut absoudre celui qui ne se repent pas. » Que cela signifie-t-il, sinon que la justice est impossible dans certains cas ?

– Vous vous trompez, Madame. Cela ne concerne pas la justice. Les condamnations n’ont pas pour objectif d’absoudre mais de punir, de protéger les victimes, de rétablir l’ordre ou d'espérer favoriser un changement chez les auteurs d’infractions.

– Alors quoi ? Cela concerne la justice divine ? s’agaça Lise.

– Non, c’est un message à destination des femmes : ne cherchez pas à pardonner ou excuser. Votre agresseur ne se repent pas. Vous le savez, c’est un mouvement normal chez une femme prise dans le cycle des violences. L’auteur est dans le déni, se justifie, la victime se sent coupable et pardonne à l’auteur. Cette phrase est un mantra à destination des victimes, elle a pour but de les aider à mettre fin au cycle des violences qu’elles subissent.

Ce fut Hermann qui reprit l’entretien, sentant Lise au bord de l’explosion.

– Madame Mangin… Vous avez affirmé à votre fille que « des femmes » seraient responsables de la mort de votre mari.

Élisabeth Mangin prit sa respiration et marqua un temps, comme si elle ne parvenait pas à trouver les mots.

– Je me sens coupable de la mort de mon mari, c’est vrai. Ce que Sophie vous a dit sur le cycle des violences est terriblement vrai. Quand elle m’a contactée, au début, je ne voulais pas… comment dire ? J’avais le sentiment de trahir François. Cela m’a énormément culpabilisée de parler de tout cela. Je savais qu’il n’avait pas le droit, je savais qu’il était violent avec moi et certainement avec d’autres femmes… mais j’avais tout de même le sentiment de faire quelque chose de mal en dévoilant tout. Lorsque j’ai su qu’il était mort, ce sentiment est devenu incontrôlable. J’ai cru que tout était de ma faute.

– À qui pensiez-vous lorsque vous avez désigné ces femmes ?

– J’ai pensé à ce groupe de jeunes femmes.

Élisabeth Mangin se tourna vers Maître Lenoir, qui saisit un document dans son sac. Elle le tendit à Lise. Sur la feuille, cinq noms étaient inscrits.

– Ce sont des internes en médecine. Des très jeunes femmes. Elles sont toutes passées par le service de Mangin. Nous les avons rencontrées dans le cadre de nos recherches. Elles ont immédiatement été partie prenante de notre démarche. Mais rapidement, elles se sont révélées très frustrées par les limites de nos actions. Lorsqu’elles ont eu connaissance de l’échec de la plainte de Mylène Delannoy et que nous avons discuté de la possibilité que toutes les plaintes ne conduisent pas à une condamnation, elles ont souhaité savoir s’il n’était pas possible d’agir autrement. Nous avons essayé de les raisonner et je pensais que nous y étions parvenues.

Hermann suspendit ses doigts au dessus du clavier et leva la tête.

– Qu’entendaient-elles par « agir autrement » ?

– Elles voulaient bousculer François Mangin, lui faire peur, je suppose.

« Vous supposez. » Les doigts d’Hermann s’activèrent à nouveau sur le clavier, puis il releva la tête.

– Je tiens à être claire avec vous, ajouta Maître Lenoir, je ne présume en rien de leur rôle dans le décès de François Mangin, je vous donne simplement toutes les informations en ma possession.

Hermann hocha la tête avant de poursuivre.

– Vous arrive-t-il, à vous aussi, de contacter les agresseurs présumés pour leur faire peur ?

– Ça dépend de ce que vous entendez par « faire peur », répondit l’avocate. Parfois, nous les rencontrons pour leur dire que nous savons, que des femmes ont parlé. Si elles ne souhaitent pas porter plainte, nous nous contentons de les informer des éléments que nous avons contre eux.

Lise s’était reculée dans sa chaise.

– Vous les menacez, en somme.

– Pas du tout. Nous leur rappelons le cadre de la loi.

– Les harpies de la mythologie ne semblaient pas agir avec autant de douceur.

– Les mythes sont des constructions imaginaires, des fantasmes qui aident à penser…

– Certains messieurs s’énervent, je suppose, lorsque vous les contactez, coupa Lise.

– Cela arrive, oui, mais nous savons réagir.

Lise fixait l’avocate, qui continua.

– Nous n’intervenons pas n’importe quand, ni n’importe où. Nous privilégions les lieux publics et nous agissons toujours à plusieurs. Nous restons très courtoises. Toujours. Nous les informons de ce que nous savons et des démarches légales qui vont être entamées. Nous le faisons uniquement lorsque les femmes sont en sécurité. Notre réseau fonctionne sur notre nombre et notre engagement.

– Aviez-vous déjà contacté le Professeur Mangin ? demanda Lise.

– Oui. Le 14 décembre dernier. Nous allions déposer douze plaintes pour agression sexuelle, harcèlement et viol.

– Douze ? s’étonna Hermann.

– Oui, même si certains faits sont prescrits. Nous avons effectué un important travail en amont : les femmes se sont rencontrées, elles ont échangé, des jours entiers. Les victimes isolées sont rares, vous le savez. Dans le cas du Professeur Mangin, les agressions ont un caractère sériel indéniable. Nous avons permis aux femmes victimes de François Mangin de se parler. Elles ont compris qu’elles avaient vécu des choses similaires. Cela leur a donné la force de porter plainte.

Lise s’enquit alors de la réaction du Professeur à l’annonce de ces plaintes. Élisabeth baissa la tête.

– Il nous a demandé les noms de celles qui allaient déposer plainte, reprit maître Lenoir. Nous avons refusé, évidemment. Je vous passe les insultes sexistes.

– Il n’a pas imaginé un instant que je fasse partie des femmes qui portaient plainte contre lui, continua Élisabeth Mangin. J’étais partie à La Saline quand elles ont rencontré François. Quand je l’ai eu au téléphone, il m’a parlé de « salopes frustrées » qui racontaient « des conneries » sur lui.

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