Chapitre 25
Les articles de journaux commençaient à s’entasser, comme l’avait prédit le Commissaire Léotard. Le premier à paraître dans la presse nationale se demanda si le féminisme pourrait être responsable de la mort du Professeur Mangin. Il y avait dû y avoir des fuites à la brigade, car tous les articles étaient désormais centrés sur les harpies, désignées comme un groupe de militantes ayant infiltré la justice et la police. Quelques éditos prédisaient le pire pour les années à venir : « Le mouvement de dénonciations publiques entamé depuis plusieurs années a fait naître un monstre qui a pris la forme d’une harpie. La justice n’est plus, elle est désormais remplacée par un mouvement de vengeance décomplexée, une vague de dénonciations qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. » Hermann pouffa et faillit recracher son café. « Voilà qu’ils nous ressortent les pétainistes et les collabos. Ils sont quand même vachement plus prompts à évoquer Vichy quand cela a un rapport avec leur slip que pour regarder en face les cadavres des gens que la France a envoyé dans les camps. »
Lise s’inquiétait des conséquences pour les femmes qui viendraient porter plainte pour violences dans ce contexte. À la télévision, des chaînes d’information continue déroulaient à présent des interviews d’hommes et de femmes politiques s’alarmant du climat délétère qui régnait en France, comme si des hordes de femmes assoiffées de sang arpentaient les rues en laissant des mâles ensanglantés dans le caniveau. Le ministre de la Justice lui-même s’exprima pour rappeler sur un ton compassé qu’aucun groupe ne pouvait, dans un État de droit, faire justice lui-même. Il tenta également de rassurer, avec toute la hauteur conférée par son statut, « quant au principe de neutralité, corollaire de l’exigence d’impartialité et d’indépendance, qui assure que le juge, ou la juge, dans son application de la règle de droit, n'est pas influencé par des pressions extérieures ou par ses propres opinions. »
Des associations féministes répliquèrent, en rappelant que le manque de formation des personnels de justice et de police contrevenait depuis des décennies à cette neutralité : combien de femmes n’avaient pas été écoutées ? Combien de plaintes pour agression sexuelle refusées ? Combien avaient été jugées coupables de provoquer leur agresseur par leur tenue ? Combien avaient été jugées suspectes de ne révéler les faits que plusieurs années plus tard ? Combien de mères étaient traitées de manipulatrices lorsqu’elles dénonçaient les violences du père de leur enfant ? « Le parti pris patriarcal n’est pas une neutralité », répondait une tribune, signée par des dizaines de femmes dans un journal national.
Puis un ministre, lui-même poursuivi pour agression sexuelle pendant un temps, demanda la dissolution du mouvement des harpies. Il réclama que les avocates identifiées comme les responsables du mouvement fussent entendues, à tout le moins, par l’ordre des avocats.
Sophie Lenoir et Rokhaya Cisse répliquèrent alors dans un court article, en rappelant qu’en 1982, la députée Gisèle Halimi avait réécrit le contenu du serment de l’avocat. « Nous avons juré, en tant qu’avocates, d'exercer nos fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité. C’est ce que nous faisons tous les jours. » Sous l’article, des commentaires fielleux, dont certains auraient mérité d’être signalés pour incitation à la haine, s’étiraient dans une infinie descente aux enfers. Un vent raciste s’éleva également contre Rokhaya Cisse, dont des caricatures animales furent publiées.
Quant à Coutard, il errait dans le commissariat, l’écume aux lèvres, en répétant qu’il fallait suspendre tous les fonctionnaires de police appartenant au mouvement des harpies. Toutes les femmes de la brigade furent suspectées mais il se montra particulièrement agressif envers celles qui affichaient ou avaient affiché la moindre velléité de résistance face à ses tentatives de drague ou ses gestes irrespectueux. Léotard, tel Raminagrobis, sa majesté fourrée, attendait que l’un ou l’autre camp vienne se plaindre pour jeter ses griffes des deux côtés en même temps ; car Léotard détestait plus encore le désordre que les féministes. Il s’agaçait, convoquait dans son bureau et répondait d’un air grave à un nombre croissant d’appels téléphoniques. Il flottait à présent autour de lui une odeur animale qui perçait derrière son parfum à la bergamote. Rappelé à son humaine condition, Léotard transpirait.
Dans le salon froid des Dugard, Camille aussi se liquéfiait. Que voulait sa mère ? « Nous allons devoir discuter, les prochaines semaines vont certainement être difficiles. » Lorsque sa mère avait prononcé cette phrase, Camille avait senti son ventre se tordre. Qu’allait-elle apprendre ? Ces femmes mystérieuses étaient-elles les meurtrières de son père ? Sa mère avait-elle volontairement aidé ces femmes ? Cette mère muette, docile, dépressive, pouvait-elle réellement avoir pris une telle décision ? Serait-elle accusée d’être la complice des meurtrières de son père ?
Camille s’inquiétait également pour Clémence, qui ne montrait absolument aucune émotion et se contentait de travailler continuellement, enfermée dans son bureau. Lorsqu’elle tentait d’échanger avec sa sœur, celle-ci répondait avec une superficialité sans équivoque. Guillaume, quant à lui, paraissait veiller à ce que tout se déroule avec le plus de douceur possible. Rien ne semblait le perturber. « Les choses vont rentrer dans l’ordre », répétait-il. Camille évoluait au milieu d’un décor de cinéma, dans un film dont elle semblait être la seule à ne pas connaître le scénario.
Élisabeth Mangin arriva accompagnée de Sophie Lenoir. Elle prit Camille dans les bras, puis la regarda avec un grand sourire, avant de lui caresser les cheveux. « Je vais mieux », dit-elle avant d’enlever son manteau. Camille eut la sensation de perdre trente ans en quelques secondes. Elle avait souvent entendu cette phrase au cours de son enfance. « Maman va mieux. » Maman allait toujours mieux avant d’aller à nouveau mal et plus mal encore. On ne posait cependant jamais de mots sur les périodes où maman allait mal. Tout au plus était-elle « fatiguée ». « Maman est fatiguée, maman se repose. » Maman est livide, maman regarde ses pieds, maman sursaute, maman pleure, maman se tait.
Élisabeth s’installa au salon. Camille s’assit en face d’elle, dans la bergère, sans s’y adosser. Tendue, les pieds ancrés au sol et le corps penché en avant, elle semblait s’apprêter à recevoir un ballon frappé avec violence. Sophie Lenoir resta debout.
– Je voudrais que tu m’écoutes, commença Élisabeth. Sophie m’a contactée il y a trois ans. Une femme avait porté plainte contre ton père, pour harcèlement et agression sexuelle. Sophie fait partie d’un réseau de femmes qui luttent contre les violences. Elle a commencé à enquêter sur ton père. Il s’est avéré qu’il avait commis plusieurs agressions et au moins un viol ; qu’il harcelait de jeunes internes, depuis des années. J’ai mis beaucoup de temps à me laisser convaincre de parler. J’ai refusé, au début. J’ai soutenu ton père. J’avais peur de tout, peur qu’il me fasse passer pour folle, peur de me retrouver isolée. Il connaissait tellement de monde. Et j’avais honte, surtout. Puis elles m’ont recontactée, après le cancer de ton père. J’ai fini par accepter de les rencontrer. J’ai rencontré d’autres femmes, d’autres victimes, j’ai raconté ma vie avec ton père, on s’est écoutées, on a passé plusieurs jours à La Saline. Des plaintes allaient être déposées contre lui. Il le savait.
Camille se tassa. Elle avait la nausée. Elle avait honte. De sa mère, de son père et d’elle.
– Qui sont les femmes dont tu m’as parlé ?
– De jeunes internes. Elles venaient juste d’entrer en contact avec nous. Sophie a essayé de leur parler, mais elles refusent tout contact. Certaines sont introuvables.
– Que voulaient-elles ?
– Nous l’ignorons. Bousculer ton père, lui faire honte, peur ? Je ne sais pas.
– C’est étrange, maman. Elles auraient pu le dénoncer sur les réseaux, plutôt que d’aller le voir. Et comment seraient-elles entrées ? Il n’y a pas eu effraction. Papa leur aurait ouvert ?
Sophie Lenoir, jusque là silencieuse, s’exprima avec douceur.
– Nous n’en savons rien, Camille. Nous ne savons pas si elles ont effectivement rencontré ton père. C’est à la police de déterminer ça.
Camille pleurait sans savoir précisément ce qu’elle pleurait. Elle pleurait son enfance, les sentiments de honte enracinés en elle ; elle pleurait d’avoir détesté sa mère, souvent ; d’avoir aimé son père, parfois ; elle pleurait la mort de ce père, qui était un agresseur, mais aussi celui qui lui avait appris à faire du vélo, et qu’elle avait admiré, petite. Les larmes coulaient et sa poitrine se soulevait en hoquets de plus en plus incontrôlables. Sa mère se leva pour la prendre dans les bras. Tout n’avait été qu’attente de ce moment. Pourquoi lui semblait-il alors que sa vie s’arrêtait ? Une vie s’arrêtait. Celle où le silence avait créÉ de terribles ombres qui vivaient dans sa tête sans pouvoir en sortir. « Ça y est, c’est dit, c’est dans la lumière des mots. » Mais sous la lumière, la réalité était lugubre. Agressions, harcèlements, viols. Elle avait vécu dix-huit ans avec cet homme. Elle était sa fille. Qu’avait-elle hérité de lui ? En quoi lui ressemblait-elle ?
Camille se leva rapidement et alla vomir.
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