Chapitre 26
Plus une seule place n’était disponible dans la petite salle des fêtes. Hermann et Lise pénétrèrent dans la pièce et se mirent dans un coin. Des journalistes attendaient, micro, caméra ou appareil photo en main. Sophie Lenoir se dirigea vers les journalistes, accompagnée de deux femmes et attendit le silence. « Je suis Maître Sophie Lenoir. Et voici mes deux collaboratrices, Maître Rokhaya Cisse et Sandra Dumarcet. » Elle marqua un temps. « Nous avons dans cette salle douze femmes qui souhaitaient porter plainte contre le Professeur François Mangin, pour harcèlement moral, sexuel, agression sexuelle et viol. Ces femmes avaient décidé de faire confiance en la justice. La mort du Professeur Mangin les prive d’un procès et d’une réparation. Aucune d’entre elles ne voulait la mort du Professeur Mangin. Ces femmes, comme toutes les femmes agressées sexuellement dans le monde, veulent la justice. »
Le temps fut comme suspendu, l’espace de quelques secondes. Puis, les questions explosèrent toutes en même temps. De ces éclats de voix mélangées, Hermann et Lise distinguèrent des bribes : « Le CHU était au courant ? Le Professeur Mangin savait-il ? À quand remonte le premier cas ? » Sophie Lenoir leva les mains et, haussant la voix, affirma : « Les premiers cas connus remontent à quinze ans. Certains sont prescrits. D’autres plaintes portent sur des faits de moins d’un an. Toutes sont des femmes majeures. Certaines sont très jeunes, mais majeures. » Sophie se tourna vers un des journalistes. « Oui, le Professeur Mangin avait été mis au courant de notre projet de déposer plainte. » Le tumulte qui suivit fut ignoré par les deux avocates et leur collaboratrice, qui se détournèrent après avoir signifié qu’elles n’en diraient pas plus.
Hermann et Lise s’approchèrent des trois femmes. Sophie Lenoir les salua et proposa, une fois les journalistes sortis, de leur laisser la parole. Ce qu’ils firent une fois les portes refermées et le silence revenu.
– Nous sommes les Commandants Hempel et Le Mortellec, commença Lise. Nous enquêtons sur la mort du Professeur Mangin. Nous sommes à la recherche de toutes les informations susceptibles de nous aider dans notre travail d’enquête. Nous allons vous laisser nos cartes et prendre vos coordonnées.
Une main se leva.
– Oui ? Allez-y, indiqua Hermann.
– Pourquoi devrions-nous vous aider ? Vous ne l’avez jamais fait pour nous.
La femme qui s’était exprimée avait une trentaine d’années. Elle se tenait debout, droite et fixait Hermann et Lise. D’autres femmes se mirent à applaudir. « Nous comprenons », commença Hermann avant d’être coupé par des « non, vous ne comprenez pas ». Hermann leva ses grands bras, pour demander le silence. Il réaffirma alors tout doucement qu’il pouvait comprendre, ce qui provoqua un silence total. Il répéta plusieurs fois cette phrase, avec calme, en regardant les différentes femmes face à lui, les unes après les autres, dans les yeux.
– Je peux comprendre. Plusieurs d’entre nous, ici, peuvent comprendre.
Il baissa les yeux. Le silence se fit. Ce fut un silence puissant, chargé ; le silence de ceux et celles qui savent.
Lise fut surprise. Elle avait toujours deviné que le comportement d’Hermann envers les victimes de violences devait beaucoup à sa propre expérience. Mais elle ne s’attendait pas à ce qu’il l’exprime, ne serait-ce qu’à demi-mot, devant un groupe d’inconnues. Elle prit le relais de son collègue.
– Le monde est lourd, il met du temps à bouger. Il faut beaucoup de force pour le faire avancer. Nous savons et nous déplorons cela. Mais comme l’a dit Maître Lenoir, je sais que vous souhaitiez porter plainte. Aussi imparfaite qu’elle soit, c’est la voie de la justice que vous aviez choisie. C’est au nom de cette même croyance en la justice que nous vous demandons aujourd’hui votre coopération.
La jeune trentenaire qui s’était déjà exprimée prit à nouveau la parole.
– Pourquoi pensez-vous que nous pourrions vous aider ? Être des victimes fait-il de nous des suspectes ?
– Nous examinons simplement toutes les possibilités. C’est notre travail dans le cadre de cette enquête, répondit Hermann.
Il tendit son téléphone à Lise. Quatre des cinq internes désignées par Maître Lenoir avaient répondu à leur convocation et les attendaient. Hermann et Lise se retirèrent.
Sur les quatre internes, deux étaient de garde au CHU le week-end du meurtre du Professeur. Une troisième était partie en week-end chez ses parents, à deux cents kilomètres de là. La troisième vivait en colocation et assurait être restée chez elle tout le week-end.
« Il y avait une soirée samedi, à laquelle j’ai assisté. J’ai fait la fête puis j’ai aidé mes colocs à ranger et je suis allée me coucher. » Léonie Hémont paraissait tendue. Lise cherchait à comprendre s’il s’agissait d’une tension habituelle chez toute personne entendue dans le cadre d’une enquête pour meurtre ou si elle exprimait autre chose. Elle posa les mêmes questions sous différentes formes, différents angles, mais la version de la jeune interne ne changea pas.
– Selon Maître Lenoir, reprit Lise, vous avez exprimé votre colère face à la possibilité que le Professeur ne soit pas jugé responsable de tous les actes dont il est accusé.
– Oui, affirma Léonie. Ça ne vous fait rien, à vous, que des mecs qui agressent puissent s’en sortir, comme ça ?
– Maître Lenoir affirme que vous vouliez agir hors du cadre de la justice.
Léonie marqua un temps.
– Qu’a-t-elle dit ?
– Que vous ne vouliez pas vous contenter d’une procédure légale, répondit Lise.
– Ce n’est pas tout à fait ça. Enfin, si. On voulait le balancer sur les réseaux, faire des collages sur les murs du CHU, sur ceux de sa maison. En parler, quoi. On est sûres qu’il a agressé d’autres internes.
– Vous a-t-il agressé, vous ?
– Pas moi. Non.
– Avez-vous déjà été agressée par quelqu’un ?
– Je ne vois pas le rapport, s’agaça Léonie.
– C’est une simple question, Madame Hémont.
– J’ai été insultée, comme toutes les femmes ou presque. J’ai été tripotée en soirée, comme beaucoup de femmes. Mais non, je n’ai pas été agressée sexuellement.
– « Tripotée en soirée », comme vous le dites, c’est une agression sexuelle. Selon la loi, toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise est une agression sexuelle. Ça peut être, par exemple, des attouchements en soirée. Vous disposez de six ans après les faits pour porter plainte.
– Et alors ?
– Alors, souhaitez-vous porter plainte, Madame Hémont ?
Léonie fut surprise. Elle se tut, regarda Lise et se mit à pleurer. Lise se leva, lui tendit une boîte de mouchoirs puis lui proposa une boisson. Léonie accepta et se détendit.
– Ma collègue, la brigadière Nedellec, peut prendre votre plainte. Êtes-vous disposée à continuer avec nous, en attendant ?
– Oui, oui, affirma Léonie avant de se moucher bruyamment.
Hermann, qui était resté silencieux jusque-là, reprit la direction de l’audition.
– Vous vouliez donc, je vous cite, « balancer » le Professeur Mangin « sur les réseaux, faire des collages sur les murs du CHU et sur ceux de sa maison ». Avez-vous mis votre projet à exécution ?
– Non. Nous nous sommes dégonflées. Enfin… Nous sommes en train de monter une cellule de signalement des violences sexistes et sexuelles au sein de la fac de médecine et du CHU. J’ai pensé… nous avons pensé que cela nuirait à cette cellule. Que ça ne pouvait pas commencer comme ça, quoi… Et puis, il paraît que les mecs portent de plus en plus plainte pour diffamation. Je sais pas… On s’est dit qu’on le ferait, mais pas tout de suite, en tous cas, pas comme ça.
– Alors, demanda Lise, comment vouliez-vous agir ?
– On s’est dit qu’on pouvait peut-être attendre que les plaintes soient déposées pour en parler publiquement. Plutôt coller « Des plaintes déposées pour viol contre le Professeur Mangin » que « Mangin violeur ». Vous voyez ?
– Je vois. Étiez-vous toutes d’accord pour, disons, ce changement stratégique ?
Lise fixa Léonie Hémont. Elle connaissait la réponse.
– Non. Marie n’était pas d’accord. Elle ne voulait pas attendre, répondit la jeune femme.
– Par « Marie », vous désignez Marie Desla, interne en deuxième année de médecine générale au CHU de Marsiant ?
Léonie acquiesça.
– Vous confirmez ?
– Oui, je confirme, articula-t-elle péniblement.
– Nous ne parvenons pas à la localiser.
– Je sais où elle est.
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