Chapitre 28

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 Camille essayait de récupérer, allongée seule sur son lit. Elle ne voulait parler à personne et s’était assoupie quelques heures. À son réveil, elle se sentit nauséeuse et resta de longues minutes à fixer le plafond. Lorsqu’elle descendit, sa sœur et sa mère n’étaient plus là. Elle erra dans la maison puis sortit prendre l’air. Le jardin, comme l’intérieur de la maison, se voulait élégant mais semblait froid et sans âme. Face à la terrasse, un espace vraisemblablement japonisant avait été conçu. Des mousses vertes et des arbustes taillés jouxtaient des pierres sombres savamment disposées. Le tout s’étageait dans une perspective arrêtée par l’ondulation de bambous en arrière plan. Un frisson lui parcourut l’échine lorsqu’elle y vit un paysage de cimetière. Elle décida de rentrer et s’assit droite, au bout du canapé. La pièce la mettait mal à l’aise, elle se retournait régulièrement, se sentant observée. L’angoisse montait en elle, une angoisse d’enfant qui a peur du noir. Elle attendait que quelqu’un revienne. N’importe qui, même sa sœur ferait l’affaire.

 Elle regrettait soudain profondément sa maison. Elle pensa qu’elle avait laissé sa cuisine quasiment telle quelle et se demanda si elle avait vidé sa cafetière italienne ou sorti la poubelle. Elle envoya un message à Marcia, pour lui demander d’y jeter un œil quand elle irait nourrir Joplin et Mingus, ses deux chats. Elle les imagina dans le salon, Joplin en haut de la bibliothèque, comme à son habitude ; Mingus, avec son corps massif et ses longs poils, occupé à « empoiluter » le canapé, comme le disait Marcia. À moins que Joplin ne fût dans l’atelier qui donnait sur le verger. Depuis qu’elle avait trouvé cette maison, nichée à l’arrière du massif du Cormigné, sur la route du sud, elle peinait à la quitter. Même découcher une nuit lui était pénible, ce qui faisait râler Marcia, qui poussait pour qu’elles habitent enfin ensemble. Camille n’était pas prête du tout, malgré son amour pour Marcia et son merveilleux chien, Ulysse, que même les chats avaient adopté. Rien ne s’opposait à cette vie commune, hormis la difficulté de Camille à mettre en péril la fragile stabilité qu’elle avait réussi à construire. En arrivant dans le Cormigné, elle avait réussi à convaincre Paule, une vieille dame du village en contrebas de lui louer cette ancienne grange en se demandant comment elle allait parvenir à payer son maigre loyer. La maison était en travaux quand elle l’avait dénichée. Les enfants de Paule avaient souhaité la restaurer pour en faire un gîte. Les conflits entre eux les avaient conduits à abandonner le projet en cours. Quand elle était arrivée, il y avait des toilettes neuves, un ancien évier, constitué d’une immense vasque dans la pièce principale, mais tout restait à faire. Camille avait terminé les travaux, petit à petit, en échange d’une baisse de son loyer. Les premiers mois, lors de son installation, elle n’avait même rien payé. Paule, qui s’était débrouillée seule une bonne partie de sa vie après le décès prématuré de son mari, avait choisi de faire confiance à une femme seule comme Camille et elle n’avait pas été déçue. Régulièrement, elle passait voir l’état d’avancement des travaux et lui répétait qu’elle avait de l’or dans les mains. La maison s’était peu à peu transformée en habitation chaleureuse et confortable. Malgré les haussements de sourcils de Paule, Camille avait choisi des matériaux de la région et suivi des méthodes traditionnelles d’isolation.

Régulièrement, on la voyait descendre au village, dans sa salopette de chantier, s’installer au bar, commander une pression et acheter son pain, du fromage et des œufs. Quelques curieux étaient venus la voir, puis avaient fini par lui donner un coup de main. Elle avait demandé des conseils avec humilité, avait écouté, partagé. Ici, personne ne savait d’où elle venait exactement, mais on l’appelait la bretonne. Elle acquit une réputation de femme obstinée et courageuse. Devant la grange en travaux, le premier été, elle avait monté sa toile de tente et installé une chaise et une table pliante. L’automne arrivant, elle avait pu intégrer la maison. Paule lui avait donné un grand sommier ainsi qu’un matelas quasi neuf, en cadeau. « Je n’ai plus besoin d’avoir un hôtel à la maison », s’était-elle justifiée. C’est Pierre, l’électricien et voisin de Paule, qui avait livré le lit, grâce à son fourgon. Pendant plusieurs mois, Camille dormit dans son sac de couchage, posé sur le matelas, n’ayant ni l’argent, ni les moyens de locomotion pour aller s’acheter « une jolie parure de linge de lit en 160 », comme elle le lisait dans les publicités. Ses premières dépenses, qu’elle réalisa en se rendant en stop dans la ville la plus proche, furent pour ses chats et son matériel de peinture.

Pierre avait terminé l’installation électrique avec elle et l’avait aidée à installer un vieux poêle. L’hiver avait donc été confortable. Au printemps, elle avait eu Internet et ainsi pu trouver des solutions de covoiturage, découvrir les lieux culturels locaux et mettre en route un site internet pour y exposer ses toiles et ses dessins. C’est lors d’une exposition dans un ancien séchoir à noix qu’elle avait rencontré Marcia. Elle l’avait trouvée très intimidante, avec sa grande stature et son air d’être à l’aise partout. Marcia ne l’avait pas lâchée. Camille se demandait ce qu’une femme aussi majestueuse et spirituelle pouvait lui trouver. Mais Marcia l’avait raccompagnée chez elle, puis avait pris ses coordonnées. Le jour suivant, elle était passée prendre le café. Le jour d’après, elle était revenue avec une grande cafetière italienne.

Marcia était contrebassiste. De formation classique, elle enseignait la musique dans une petite ville voisine. Elle était passionnée de jazz et avait éclaté d’un rire joyeux lorsqu’elle avait entendu qu’un des chats de Camille s’appelait Mingus.

– Mingus, comme Charlie Mingus ? avait-elle demandé.

– Comme qui d’autre ? avait répondu Camille.

Elles avaient découvert leurs goûts communs, de la musique à la randonnée, en passant par le bon vin et la littérature. Camille s’était demandée avec angoisse comment les gens du village allaient réagir à son nouveau couple. Lorsqu’elle s’était installée seule pour rénover la maison, elle avait déjà senti une forte méfiance, qui peinait encore à se dissiper. Il y avait eu des regards en coin et des messes basses. Mais elle n’avait plus vingt ans, elle savait de quoi le monde était fait.

Depuis le salon, elle entendit son téléphone vibrer. Lorsqu’elle décrocha, elle fut soulagée d’entendre la voix énergique et chaleureuse de Marcia.

– Tu survis à ta famille ? demanda-t-elle sans préambule.

– Presque. Telle que tu m’entends, je suis déjà à moitié zombie.

– Garde-moi la bonne moitié. Quand rentres-tu ?

– Dans la minute, si je pouvais.

– Tu dois rester ? Tu peux peut-être faire une pause, revenir et repartir plus tard, s’ils ont besoin de toi. Je n’ai pas envie de passer mon réveillon de la Saint-Sylvestre sans toi. C’était déjà suffisamment lugubre à Noël.

– J’ai regardé, il y a un covoiturage demain. Je peux arriver en fin de journée.

– Oh Camille, ce serait merveilleux ! Je ferai des courses, je nous achèterai des huîtres, du bon vin. On mettra l’album Tijuana Moods et tu me raconteras tout. Je te mimerai mon oncle Jean-Michel quand il m’a demandé pour la cinquantième fois à Noël si je ne voulais vraiment pas avoir une famille normale.

Camille éclata de rire et se promit de confirmer sa réservation en covoiturage pour le lendemain. Lorsqu’elle raccrocha, l’angoisse avait laissé la place à un sentiment d’urgence. Il fallait qu’elle rentre chez elle.

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