Chapitre 30

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 Après la conférence de presse, la quinzaine de femmes victimes du Professeur Mangin, avait souhaité se retrouver au calme dans un lieu réconfortant. Ancienne interne et victime du Professeur Mangin, Anna était désormais psychiatre. Les mois précédents, sa maison avait souvent servi de base arrière, comme elle disait. Anna aimait recevoir et bénéficiait d’un nombre de chambres conséquent ainsi que d’un salon d’une cinquantaine de mètres carrés, dotés de sofas moelleux, donnant sur un jardin luxuriant. Il fallait épouser un paysagiste, riait Anna lorsqu’on la complimentait sur son jardin. Eric, son mari, était un homme doux et jovial, dont les dons en cuisine égalaient ceux au jardin. Devançant l’arrivée du groupe de femmes, il avait pris le temps de cuisiner des feuilletés salés et sucrés qu’elles n’eurent qu’à mettre au four. Sur un petit post-it laissé sur la grande table de la cuisine, il avait écrit : « J’espère que cela vous réchauffera un peu le cœur. »

Comme sur l’île de Bart, où elles s’étaient rencontrées, la cohabitation s’organisa facilement : en quelques minutes, les manteaux furent rangés et les enfants qui n’avaient pas pu être gardés par des proches, installés devant des caisses de jeux dans la chambre du petit Maxime. Les cafés, bières et jus de fruits furent déposés au centre de la grande table basse.

Le service des boissons se fit alors que Rokhaya résumait les possibilités qu’il leur restait. Pour certaines, elle proposait une action contre le CHU et la faculté de médecine, les faits de harcèlement et les propos sexistes n’étant pas uniquement imputables au Professeur Mangin. Pour d’autres, la mort du Professeur signifiait simplement la fin de tout recours devant la justice.

Anna revint avec la première fournée de feuilletés, disposée dans un plat. Elle invita ses convives à se servir avant que cela ne refroidisse.

– Je sais que pour certaines c’est une catastrophe, dit-elle. Mais pour moi, c’est un soulagement.

Aurélie, une petite blonde, avala une gorgée de bière avant de réagir.

– Peut-être parce qu’à toi, il te reste la possibilité de te retourner contre le CHU et la fac.

– Je ne sais pas encore si je vais le faire. Non, ce que je voulais dire, c’est que je suis soulagée de ne pas me retrouver à devoir déballer tout ça, encore et encore. Ça a déjà été suffisamment difficile pour nous et nos familles, alors que ça n’avait même pas encore réellement commencé ! Je sais que ma famille me soutenait, mais je suis quand même soulagée. Frustrée aussi, évidemment, mais soulagée. Et je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il a eu ce qu’il méritait.

Autour de la table, on entendit tout à la fois des rires et de la désapprobation. L’une tenait son café entre ses deux mains, le nez dedans, comme pour se réchauffer ; une autre semblait sonnée, regardant vers le jardin ; certaines n’étaient assises que sur le bout du canapé, penchées vers l’avant, désireuses d’échanger leurs impressions. Aurélie, qui était secrétaire de mairie à Saint-Léonin, avait reposé sa bière et s’était tournée vers Anna.

– Je serais peut-être soulagée si l’ambiance à la mairie n’était pas aussi horrible. Tout le monde me regarde comme si j’avais le sang du maire sur les mains. A-t-on fait tout cela pour finalement avoir l’air coupable ?

Émilie, une femme minuscule au profil coupant, opina.

– J’ai l’impression que le monde s’écroule une seconde fois. J’ai fait tellement d’efforts, je me suis fait tellement violence pour parler, me décider à porter plainte… et puis d’un coup, c’est comme si on tirait le tapis sous mes pieds. Alors quoi ? Il nous reste quoi ? Le psy, une fois par semaine ? On sera qui ? Celles qui auraient voulu porter plainte contre Mangin ? Celles à qui il serait arrivé des choses ? Celles qui auraient provoqué sa mort ? Vous avez lu les journaux ? Non, c’est terrible. Moi je le voulais dans un tribunal, je voulais qu’il entende ce qu’il a fait, qu’il entende que c’est interdit, qu’il entende qu’on le condamne pour ça ; que ce ne soit pas uniquement nous qui le condamnions, mais l’État, le Droit, tout le pays.

– Tout le pays ne le condamne pas, reprit Anna. Nous sommes passées de transparentes à coupables. Aucune question n’est posée sur le véritable système de violences qu’il avait mis en place. Combien de Mangin ont construit le même système ? Combien continuent ? Combien de connards agressent, violent, humilient en ce moment même et depuis des décennies, accrochés à leur aura, leur pouvoir et grâce au silence des autres ? Alors ça, ils ne sont pas nombreux à se le demander.

On toqua à la porte, Anna se leva pour aller ouvrir. Mylène Delannoy sourit faiblement, l’air intimidé. Elle remercia Anna de son invitation et pénétra dans la pièce.

– Bonjour à toutes, Mylène, je vous remercie de m’accueillir.

Toutes la saluèrent et l’invitèrent à s’asseoir. Anna fit les présentations.

– Mylène, je te présente Johanna, qui est ergothérapeute, Émilie, Salima et Garance, médecins généralistes ; Aurélie, secrétaire de mairie ; Manu et Sonia, elles sont infirmières ; Pauline, urgentiste, Emma, interne en médecine générale, dernière année. Moi je suis psy. Et voici Élisabeth Mangin.

Mylène hocha la tête en souriant faiblement puis ne bougea plus. Soudain, elle fondit en larmes, debout, les bras ballants. Certaines se levèrent pour la réconforter, par la parole ou en lui tendant les bras. D’autres baissèrent des yeux emplis de larmes.

– Je suis désolée de pleurer comme une madeleine, reprit Mylène, fidèle à son habitude de s’excuser. C’est de vous voir, toutes ici. J’aurais aimé vous rencontrer avant. Ça fait tellement chaud au cœur et en même temps, c’est terrible.

Johanna, grande blonde athlétique moulée dans des vêtements de course à pied, se leva d’un bond, lui prit les mains et l’invita à s’asseoir sur un grand pouf carré. Elle s’agenouilla devant elle.

– Tu vois, tu n’es pas la seule. Regarde nous, nous sommes toutes différentes, et pourtant, nous avons toutes été agressées sexuellement par le même homme, nous nous sommes toutes senties responsables, sales, honteuses, coupables. Toutes. Mais nous n’y sommes pour rien, nous avons simplement croisé sa route, c’est tout.

Emma qui n’avait pas encore dit un mot, se sentit agacée par ce discours d’association d’aide aux victimes. Elle détestait être une victime.

– Je m’en veux de pleurer comme ça, reprit Mylène dans un reniflement léger, je suis désolée. Je sais que certaines ont vécu des choses bien pires que moi.

– Oh, répondit Emma, ce n’est pas une compétition, ne t’inquiète pas.

Elle finissait de mâcher son feuilleté au chocolat et but une gorgée de café. Elle avait ôté ses chaussures et ramené ses jambes sur le canapé. Âgée de vingt-six ans, elle était la plus jeune du groupe. Son visage était animé de grands yeux gris qui se tintaient parfois d’un éclat inquiétant. Elle affichait une placidité étonnante, sous laquelle couvait une puissance qui restait latente, mais dont on ne pouvait ignorer l’existence sans la craindre. Sa placidité, par un étonnant paradoxe, semblait dessiner les contours d’une violence refoulée et agissait comme un avertissement. Elle s’exprimait peu, mais la moindre de ses interventions était écoutée. Lorsqu’elle suspendait son récit, le silence ne se défaisait pas immédiatement, chacune prenant le temps de réfléchir à ce qu’elle venait de dire.

– Nous étions en train de discuter de ce que nous avions ressenti à la mort de notre connard commun. Pour certaines, c’est un soulagement ; pour d’autres, c’est une injustice parce qu’il ne sera pas jugé.

Emma marqua un temps. Elle semblait réfléchir à son propre ressenti pour la première fois depuis la mort de François Mangin.

– Je crois que moi aussi, je suis soulagée, dit-elle finalement. J’en avais marre d’avoir peur de le croiser, au CHU, dans la rue, partout. J’avais une peur panique de le voir. Il gâchait tout, mon travail, ma vie, par la simple possibilité qu’il avait de se trouver là, devant moi. Le fait qu’il puisse se balader partout, ça je trouvais que c’était injuste. Il n’avait même pas besoin d’être présent pour me rendre malade, il suffisait de la possibilité qu’il le soit. Qui peut apparaître n’importe où, n’importe quand et vous terroriser, à part un monstre ? Finalement, j’aurais aimé le tuer de mes propres mains, c’est peut-être ma seule frustration.

Élisabeth, qui était restée discrète, avala sa salive. Elle se sentait encore coupable de ne pas avoir agi avant. Aurait-elle pu éviter qu’il agresse toutes ces jeunes femmes ? Elle aussi était soulagée. Son tyran n’était plus, elle envisageait enfin une existence sans menaces, sans humiliations, sans violences. Elle ne parvenait pas à imaginer que cela fût possible, mais elle avait le cœur léger en pensant à la vie qu’elle pourrait vivre avec ses filles, et bientôt sa petite-fille. À quoi ressemblerait une vie si douce ? Une vie de reconquête de ses filles et d’elle-même, une vie à La Saline, au milieu des vents et des oiseaux. Et pourtant, il lui était extrêmement difficile d’entendre Emma et Anna se sentir soulagées par la mort de François. La pieuvre qu’elle avait dans la tête n’était pas encore morte, peut-être qu’elle laisserait dans son crâne quelques bouts de tentacules, incrustées trop profondément pour pouvoir les déloger.

Elles eurent des difficultés à se séparer. Elles le savaient, certaines resteraient liées, d’autres retourneraient à leur vie. Au-delà de ce qui les réunissait, quelques-unes avaient tissé une amitié solide. Elles avaient appris qu’il ne suffisait pas d’être les victimes du même agresseur pour devenir amies, mais elles s’étaient découvert des points communs : une fragilité commune, remontant pour certaines à une précédente agression, ou des dévalorisations en cascade, dans l’enfance ou le couple. Elles demeuraient cependant des individues différentes, dont certaines étaient insupportables aux autres.

Les plus liées restèrent au-delà de la tombée de la nuit, alors que le groupe s’était défait. Elles troquèrent leur café contre un verre de vin et échangèrent longuement. Élisabeth, qui faisait partie de celles-là, promit un séjour sur l’île de Bart, au printemps. Lorsque Éric revint enfin, le dernier petit noyau finit par se dissoudre et chacune rentra vers un domicile vide ou rempli de ceux qui supportent, sans toutefois vraiment savoir.

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