Chapitre 31

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 Camille avait fini de rassembler ses quelques affaires. Elle n’avait pas réussi à joindre sa mère pour la prévenir de son départ le lendemain. Elle décida de préparer à dîner pour tromper l’ennui et parce qu’elle commençait à avoir faim. Elle finissait par croire que personne ne mangeait dans cette famille. Pas étonnant qu’ils soient tous maigres à faire peur. De qui pouvait-elle avoir hérité, elle ? De mémé, bien entendu. Sa mère n’était pas naturellement mince, elle avait lutté pour le rester. Et puis, le travail de sape de son père avait fait son œuvre, elle avait fini par n’avoir que la peau sur les os.

Elle s’attela à la réalisation d’un crumble de légumes, sortit le beurre et la farine, lava et découpa des navets, des carottes et des pommes de terre. Elle se retourna pour mettre une émission depuis son téléphone lorsqu’elle aperçut sa sœur, dans l’encadrement de la porte.

– Tu m’as fait peur ! s’exclama-t-elle.

– Guillaume ne va pas rentrer pour le dîner.

– Ce n’est pas grave, je lui garderai une part. Dis, Clémence, j’ai réservé un covoiturage pour demain. Sauf si vous avez encore besoin d’aide ici, je vais rentrer, j’ai besoin de me retrouver chez moi.

– J’en étais sûre, répondit Clémence, qui sembla soudain en colère.

Camille fut surprise. Au lieu de se réfugier à nouveau dans son bureau, sa soeur resta dans la cuisine, se hissa sur un tabouret face à l’îlot central et se servit un verre d’eau. Camille tenta de s’expliquer.

– Maman a l’air d’aller mieux et elle semble soutenue par ses avocates et, j’ai l’impression, amies. Toi, tu as Guillaume et ton travail… je ne sers à rien ici, Clémence. J’ai besoin de me retrouver chez moi. J’ai besoin de partir d’ici.

Clémence se montra agressive.

– Vas-y, pars, que veux-tu que je te dise ?

– Pourquoi réagis-tu comme ça ? Clémence, on ne se parle pas, tu restes enfermée dans ton bureau, on ne se voit jamais. À quoi ça sert que je reste ici ?

– De toutes façons, c’est ton truc, de fuir. Tu vas repartir et maman va aller à La Saline, comme d’habitude.

Camille ne comprenait pas la réaction de sa sœur dont des larmes coulaient à présent sur le visage. « J’ai l’habitude de me retrouver seule, marmonna-t-elle. Depuis que j’ai dix ans, je suis seule. Maman est soit bourrée d'anxiolytiques, soit bourrée tout court. Toi, tu es partie. Qui s’est demandé ce que ça avait été de vivre seule avec papa ? » Elle fixa alors Camille.

– Tu t’es demandée, toi, ce que ça avait été pour moi, de me retrouver seule avec lui, quand tu es partie ? Tu t’es dit quoi ? Oh, il y a maman, elle va prendre soin d’elle ? Tu sais dans quel état elle était, maman ? Tu sais ce que ça a été de me retrouver au milieu d’eux ? Et quand maman partait à La Saline, plusieurs semaines ? Tu t’es demandée ce qu’il se passait ici ?

Camille ne se l’était effectivement pas demandé. Ou elle n’avait pas voulu se le demander. Elle se rendit compte qu’elle avait fait ce qu’elle reprochait à tout son entourage et à toutes les personnes qui auraient dû intervenir : elle avait fermé les yeux. Elle avait essayé de sauver sa peau et fermé les yeux. Clémence reprit.

– Qu’est-ce que tu t’es dit pour t’arranger avec ça ?

– Je ne me suis rien dit, Clémence, j’avais déjà du mal à survivre, moi-même.

– Non, non, non ! Tu t’es dit quelque chose, je le sais, je le vois à la manière dont tu me regardes. Tu m’évites, comme si j’étais dégueulasse, pas assez bien pour toi. Pourquoi ? Au début, j’ai cru que c’était à cause de mon travail, parce que je ne fais pas un boulot d’artiste, comme toi, que j’ai du fric, que je fais un boulot que tu méprises. Je me suis dit aussi que c’était parce que j’avais épousé Guillaume, mais finalement, je crois que tu l’aimes bien. Non, je sais maintenant pourquoi tu m’évites comme ça : tu trouves que je ressemble à papa. Oh, je te rassure, tu n’es pas la seule, maman aussi pense ça. Elle essaie de chasser cette idée en s’accrochant aux quelques bribes de maternité qui lui restent, mais il ne lui reste pas grand chose, de maternité comme du reste d’ailleurs. Tu ne sais rien de ce que j’ai vécu. Les violences, Camille, ça emporte tout, ça abîme tout, il n’y a pas de limites aux violences, ça dévore toutes les sphères, ça pénètre partout. Tu as vu l’état de maman ? Papa aussi croyait que j’étais comme lui. Il n’y a que Guillaume qui ne pense pas ça, mais il voit toujours le côté positif de tout, c’est quasi pathologique chez lui. Papa m’a souvent dit que je lui ressemblais, il adorait me le dire, me le répéter, inlassablement.

Clémence s’arrêta un instant, elle but une gorgée d’eau. Elle repose son verre et posa ses deux mains à plat devant elle. Elle les regarda un instant puis releva la tête vers sa sœur. « Si tu veux partir demain, alors je vais te raconter, je veux que tu saches. »

Camille sentit soudain son cœur s’emballer.

– Il n’y a pas de raison que je porte seule toute cette merde, comme d’habitude. Papa m’a appelée, quand les copines de maman sont passées lui dire qu’elles allaient déposer plusieurs plaintes contre lui. Il m’a appelée pour que je lui trouve des avocats. Il était hors de lui, évidemment. Il m’a parlé comme si je le comprenais, il m’a parlé de ces “petites putes” qui voulaient porter plainte ; à moi, il a dit tout ça, sans filtre, il a parlé comme si j’étais un de ses collègues dégueulasses avec qui on faisait de la voile. J’ai vu ce qu’il avait en tête, vraiment ; j’ai compris qu’il savait ce qu’il faisait, qu’il n’en avait absolument rien à foutre de l’humanité des femmes qu’il avait humiliées, agressées, violées. J’ai entendu ce qu’il pensait des autres en général et des femmes en particulier. Il n’était pas dans la dénégation de ses actes, non pas du tout, c’était plus simple encore : il ne voyait pas le problème, il ne voyait pas ce qu’on pouvait lui reprocher. Il m’a même dit qu’avec tous ses défauts, maman n’avait jamais fait sa mijaurée avec lui, que ces histoires de consentement, à l’américaine comme il disait, c’était juste un moyen qu’avaient trouvé les femmes pour faire tomber des hommes comme lui, juste au moment où il allait se présenter aux législatives. Il n’y avait que ça, pour lui. Maman n’avait jamais fait sa mijaurée, tu traduis ça en droit, c’est de viol conjugal dont il parle, Camille, un crime avec circonstance aggravante. Maman, ce calvaire c’est vingt ans de sa vie. Et moi j’ai vécu au milieu de ça. Il m’a parlé comme ça un long moment, en buvant son whisky, dans le bureau. Il fallait que je le sorte de là, que je trouve quelqu’un pour “éclater ces connasses”. J’étais assise, là, et je l’entendais comme jamais je ne l’avais entendu me parler de viols répétés. J’étais assise avec ma fille dans mon ventre, là, en tant que femme, et je l’écoutais me dire non pas qu’il n’avait pas compris que ces femmes ne voulaient pas, non pas qu’il aurait peut-être été parfois trop loin. Non, je l’entendais me dire qu’il estimait avoir eu le droit de faire ce qu’il avait fait. Il humiliait et harcelait pour se détendre, pour rire ; il agressait et violait parce qu’il estimait en avoir le droit, c’est tout. C’était simple et cru. Avec tout le mal qu’il se donnait pour l’hôpital public, pour la recherche, pour ses concitoyens, qu’on vienne encore le faire chier pour ces histoires, ça le dépassait. Il était irrattrapable, par n’importe quelle justice. Tu comprends ça ? Le simple fait que ce soit interdit, je crois qu’il ne le comprenait même pas, comme s’il contestait le caractère humain des femmes en face de lui. Je me suis demandée d’où c’était venu. Peut-être qu’il avait pris l’habitude de voir des femmes endormies sur sa table, des patientes qui sont soumises à son autorité, des infirmières, des internes dont il est le chef. Peut-être qu’il voyait des femmes comme des organes depuis trop longtemps ? Mais ça ne suffit pas comme explication, sinon tous les médecins spécialistes seraient des psychopathes.

Clémence éclata de rire, Camille s’assit à son tour.

– Oui, assieds toi, je veux que tu partes en sachant tout. J’ai réfléchi toute la nuit, après cette discussion. J’avais des phrases qui me revenaient en tête. J’avais des flashs aussi. Depuis que je suis enceinte, je repense à des choses que j’avais oubliées. Cette manière qu’il avait de me traiter comme si j’étais à la fois son double et sa petite femme, c’était insupportable, Camille, dès que j’ai été adolescente, ça a pris des proportions insupportables. Le pire c’était avec ses collègues, quand on allait faire de la voile. Il m’exhibait comme si j’étais sa petite femme. Et les commentaires sur mes seins qui poussaient, et cette manière de me regarder, de m’effleurer. Ces rires gras avec ses collègues, sur mon corps, sur les femmes en général. J’avais l’impression d’être un putain d’animal qui attendait d’être bouffé. Je me suis demandée quelle femme de son entourage il n’avait pas abîmée, tu vois ? Et il se trouvait que j’en avais une dans le ventre, qui allait sortir, qui allait grandir avec lui à ses côtés. Il allait la regarder, poser son regard sur elle. J’ai refusé ça. Ça m’a fait horreur, d’un coup.

Clémence baissa son regard sur son ventre, releva la tête et reprit.

– Dans son grand déballage de la veille, il m’a parlé d’une de ses internes, Amandine. Il la regrettait, elle, parce qu’elle avait toujours obéi à ses demandes. Moi je savais ce qu’elle était devenue, Amandine. Toi aussi, tu le sais, tu la connaissais.

Camille se souvint immédiatement d’elle. Elle était au lycée en même temps qu’elle. Amandine faisait de l’anorexie depuis la fin du collège. Au lycée, elle semblait s’en être sortie mais son état s’était aggravé subitement durant ses études de médecine.

– Tu sais ce qui lui est arrivé à Amandine ? Elle est passée par le service de papa, à la fin de son stage, son état s’est dégradé, elle ne mangeait plus du tout, elle a été hospitalisée. Tout le monde a dit qu’Amandine ne savait pas gérer la pression, évidemment. Papa disait qu’elle n’avait pas la carrure pour faire médecine et il faisait des blagues sur elle. Tu sais ce qu’il disait, pour rire ? Il disait que pour une anorexique, elle avalait bien.

Camille pâlit et cacha sa tête dans ses mains, comme une enfant devant un film d’horreur.

– Il faut que tu saches ça, pour bien comprendre. J’ai appelé Amandine, je l’ai rencontrée dès le lendemain. Elle m’a raconté, je voulais l’entendre. Elle se bat tous les jours pour ne pas crever de son anorexie. Elle doit faire 45 kg, ça tient tout juste. Elle m’a parlé, et moi j’ai reconnu beaucoup de comportements. Ces manières de te tourner autour, comme un vautour ; cette peur qu’il génère, avec ses cris, ses colères, ses grands gestes. Cette manière dégueulasse qu’il a de se servir, de prendre ce qu’il a à prendre comme si c’était son dû. J’étais décidée avant de l’entendre, mais ça m’a aidée. Le lendemain, sur le retour de mon dîner, je suis allée chez papa. C’était évident. Il le fallait. La justice, elle n’aurait servi à rien avec lui, tu parles. Pour Amandine, ça se serait terminé par un classement sans suite pour infraction insuffisamment caractérisée. Je vais te dire, je ne suis pas féministe, je ne l’ai jamais été, je ne comprends même pas ce que ça veut dire. Pour moi, il y a la loi, le droit. Mais comment tu veux faire si on n’a pas la possibilité d’appliquer la loi ? Nos lois, notre système est incapable de traiter ces questions pour le moment. Peut-être même qu’il ne le sera jamais. Pourtant, elles doivent l’être, il faut bien se débrouiller. Il y a un moment, Camille, il faut sortir les couteaux, c’est purement technique. Je laisserai la loi humaine me juger, je m’en fous, j’ai fait ce qui était juste. J’ai fait ce qu’il fallait pour ma fille.

Camille n’avait plus de salive et son cœur battait à tout rompre. Elle ignorait si elle voulait entendre la suite mais ne parvenait plus à bouger le moindre muscle. Elle avait la sensation paradoxale de ne plus avoir de corps et en même temps que ce dernier pesait une tonne. Comme si sa tête reposait sur un socle mort puissamment enfoncé dans le sol.

– Quand je suis arrivée, il était complètement ivre, il avait dû sacrément picoler. Je lui ai dit que j’avais des affaires de voile à récupérer, il n’a même pas trouvé ça étrange que je débarque à minuit, c’est te dire l’état dans lequel il était. Il a été se coucher tout seul. Il s’est mis à poil, c’est comme ça qu’il dormait. Tu ne te souviens pas, ces réveils le matin, quand il débarquait avec la gaule dans la cuisine ? Maman nous faisait sortir, tu t’en souviens ?

Camille hocha péniblement la tête. Sa sœur continua.

– Bref, enceinte de cinq mois, je n’avais ni la force ni l’envie de me prendre des coups, j’avais prévu des benzos en masse. Sur le perron, derrière, j’ai mis une tenue de bloc, charlotte, sur-chaussures et tout. Visiblement ça a fonctionné, ils n’ont pas trouvé de traces dans la chambre. Ensuite, je suis montée. J’ai fait de bons nœuds marins, tu penses que je les maîtrisais bien, avec ce qu’il m’a emmerdé toute mon adolescence pour que je les fasse parfaitement. J’ai été très vite, il n’a pas eu le temps de comprendre. Combien de fois m’avait-il répété « un tour mort et deux demi-clés n’ont jamais lâché », hé bien il l’a eu son tour mort, il a été bien amarré au lit. Quand il a émergé, qu’il a vu les nœuds, il a commencé à comprendre que je n’étais pas là pour les affaires de voile. Je ne te raconte pas sa gueule et ses cris. Mais il pouvait hurler tout ce qu’il voulait, j’étais tranquille, personne n’a jamais entendu les cris de maman, cette maison, c’est un tombeau. J’ai parlé, mais ça n’a pas été très long, il n’y avait pas grand chose à dire, finalement. Rapidement, il a commencé à être odieux. J’avais récupéré des médocs de Guillaume, des benzos de maman aussi. J’avais préparé un bon cocktail. Je voulais que ça soit fait avec des digitaliques. Tu sais pourquoi ? Tu t’en souviens ?

Camille se souvenait de cet épisode, en forêt. À l’ombre du sous-bois, au milieu des fougères, leur père avait désigné quelques digitales et demandé à Clémence comment s’appelaient ces fleurs. Elle ne les avait pas reconnues, il l’avait attrapée par le bras, en lui disant qu’elle n’arriverait à rien si elle ne savait pas se concentrer. Digitalis purpurea, avait-il répété. Le soir, pendant le repas, il lui avait redemandé. Elle avait à nouveau oublié. Il lui avait alors faire croire qu’il lui en avait mis dans son repas, pour la punir. La petite Clémence avait oublié le nom de la plante mais se souvenait en revanche de ses propriétés extrêmement toxiques. Elle avait paniqué, pleuré et fini par vomir en croyant mourir, ce qui avait beaucoup fait rire leur père. C’était environ un an avant que Camille quitte la maison, Clémence devait avoir neuf ans. Où se trouvait leur mère à ce moment précis ? Peut-être déjà au lit, peut-être déjà ivre ? Certainement les deux.

– J’ai falsifié une ordonnance de papa, pour aller chercher des boîtes. C’est flippant à quel point c’est facile. Au bout d’un moment, plus vite que je ne le pensais, il s’est mis à convulser, comater, convulser. Alors je suis partie, ça devenait moche.

Contre toute attente, la sidération de Camille avait laissé la place à une montée d’adrénaline saisissante. Elle se leva rapidement pour se rapprocher de sa sœur. Dans son empressement, elle heurta le bocal de farine qui explosa sur le sol. Dans une nuée blanche, elle saisit sa sœur par le bras.

– Tu dois quitter la région, Clémence, déguerpir immédiatement. Ils vont te trouver et te mettre en taule.

– Ne sois pas ridicule.

– Comment peux-tu rester aussi impassible ?

– Ah non, ne me parle pas de ma supposée froideur. J’ai simplement fait un choix, pour ma fille. Il m’était impossible d’accoucher tant que lui était vivant. Hors de question qu’il la regarde ou qu’il pose ses mains sur elle. Il fallait mettre un terme à tout ça, on aurait dû le faire depuis longtemps. Il aurait mobilisé une armée d’avocats, humilié maman et les femmes qui voulaient porter plainte. Il y a des violeurs qui deviennent ministres, Camille. Lui, il aurait réussi à devenir député il aurait allongé son grand bras pour museler, écraser, réduire au silence toutes celles qu’il a abîmées. Mais surtout, il aurait été le grand-père de ma fille. Et ça, ça ne pouvait pas arriver.

Clémence s’arrêta. Elle caressa son ventre puis reprit, doucement.

– Je n’ai plus le choix, j’ai été filmée entrant chez papa ce soir là et j’y suis allée avec la petite voiture. Elle est au nom de Guillaume. On vient de me signaler son placement en garde à vue. Je ne peux pas rester là, sans bouger. Guillaume est irréprochable, il ne mérite pas de se retrouver dans cette situation.

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