Chapitre 32

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 Vlad rêvait, le corps agité de soubresauts, il gémissait et agitait ses babines, ce qui faisait beaucoup rire Lucie. Allongée à une extrémité du canapé, elle lisait en compagnie de sa mère. Flore consulta son téléphone et dit à sa fille : « Nous dînerons sans abuelita, ce soir, elle est retenue au travail. »

Interrompue dans sa lecture, Flore se leva et s’attela à la préparation du repas. Dans son dos, elle entendit sa fille lui demander si elle pouvait regarder un dessin animé. Elle l’y autorisa, se servit un verre de vin blanc, alluma la radio et commença à préparer des brocolis. Elle les versa dans un cuit vapeur, attrapa son verre et ses cigarettes. En passant, elle jeta un œil à sa fille, qui regardait son dessin animé du moment, dont un cheval était le héros. L’ordinateur sur les genoux, Lucie reniflait son doudou. « Pas si près des yeux, l’écran », dit Flore avant d’attraper un gros châle. Vlad la précéda lorsqu’elle ouvrit la baie vitrée. Il se précipita dans le jardin et se mit à fureter dans tous les recoins, comme s’il était missionné par une hiérarchie canine imaginaire afin de sécuriser le site. Elle sourit. L’air avait cette odeur particulière de l’hiver qu’elle aimait tant. Elle observait la terrasse en bois, couverte d’une pergola agrémentée d’une glycine en sommeil, surplombant une table entourée de chaises de bistrot dépareillées. Elle se souvint de l’été où elle était venue avec Marc, alors qu’elle était juste enceinte de Lucie. Elle avait gardé une photo de lui, riant aux éclats, avec cet air épanoui qui l’avait tant séduite. Aujourd’hui encore, alors qu’elle avait pris la décision de le quitter, elle ressentait à son contact combien sa volonté restait fragile. La chaleur de son corps, même à plusieurs dizaines de centimètres, semblait l’irradier. Elle reculait, se raisonnait : il était impossible de sentir quoique ce soit à cette distance. Mais elle devait disposer de capteurs spécifiquement réceptifs au corps de Marc. Malgré la fadeur de sa vie depuis leur séparation, elle avait retrouvé un certain calme. Le tourbillon dans lequel il l’avait aspirée n’était pas tenable et contribuait, elle le savait, à son état actuel. Elle était arrivée à bout, avec l’impression d’être comme un vieil élastique craquelé qui aurait été trop tendu. Elle écrasa sa cigarette dans le cendrier marocain qu’elle avait toujours connu, appela Vlad et rentra.

La maison sentait le brocoli quand elle redescendit, après avoir couché Lucie. Elle devait appeler Marc, pour lui annoncer sa décision de rester chez sa mère jusqu’à la fin de l’année scolaire. Elle se servit un nouveau verre de vin blanc, prit son manteau, son courage et sortit. Elle inspira profondément en entendant la sonnerie du téléphone. Marc avait le don de lui emmêler le cerveau, elle redoutait toute conversation avec lui. Elle alluma sa cigarette lorsqu’elle entendit sa voix chaude.

– Bonsoir Flore, dit-il.

– Bonsoir, sourit Flore. Je ne te dérange pas ?

– Pas du tout, je rentre juste du boulot, je vais m’ouvrir une bière. Tu trinques avec moi ?

– Avec un verre de vin blanc.

– Comment va Lucie ? Ça lui a plu ses journées dans les bois ?

– Elle a adoré, oui. Elle ne peut plus faire un pas dehors sans tenter de classifier une espèce végétale.

– Elle marche sur les traces de son père… mais qu’elle n’essaie pas d’intégrer l’Office National des Forêts, ils l’auront totalement démantelé d’ici dix ans.

– Je vois que ça ne s’améliore pas.

– Pas vraiment. Ta mère va mieux ?

– Elle a recommencé le boulot. Je ne m’y attendais pas du tout, mais elle semble avoir repris du poil de la bête.

– Je suis content de l’entendre… ma plus grande fan va mieux !

Flore entendit Marc boire une gorgée de bière. Elle n’arrivait pas à trouver la manière de lui annoncer sa décision. Elle se lança.

– Marc, j’ai été mise en arrêt maladie. J’ai décidé de rester un peu ici avec Lucie, le temps de me remettre sur pieds.

Un court silence se fit, suivi d’un « merde ». Puis Marc s’enquit de la situation. Avec fluidité, les choses s’organisèrent, bien mieux que ce qu’elle n’avait imaginé. Il proposa de venir quelques jours, sous-entendant que ce mal-être qui couvait depuis de longs mois l’avait peut-être éloignée de lui.

– Maintenant que tu sais ce qui ne va pas, peut-être qu’on pourrait se revoir, proposa-t-il.

Flore comprit qu’il n’avait absolument pas conscience de la part qu’il avait pris dans sa descente aux enfers. Elle ne voulut pas se fâcher, trop contente qu’il fût compréhensif. Même si elle n’était pas encore prête à le dire tout haut, elle savait qu’elle ne resterait pas dans la région uniquement quelques mois. Sa mère aussi s’en doutait. Une cassure avait eu lieu et elle ne s’imaginait pas revenir dans son petit appartement de banlieue parisienne.

Alors qu’ils continuaient d’échanger, elle entendit la voiture de sa mère arriver et mit fin à la conversation.

Dans la cuisine, Flore déboucha une bière pour sa mère, fit réchauffer doucement la purée de brocolis et mit de l’huile à chauffer pour y faire dorer les falafels. Lise s’était assise dans son fauteuil et avait allongé ses jambes. Les pieds reposant sur un tabouret, elle porta la bouteille de bière à sa bouche, but deux grandes gorgées, puis la reposa, les yeux dans le vague. Flore déposa un petit bol d’olives près de sa mère sans que celle-ci ne réagisse. Elle but encore quelques gorgées puis se leva. Les rituels n’avaient pas changé d’un pouce, Flore le savait, sa mère allait à présent se démaquiller, se doucher et se laver les cheveux. Elle redescendrait, « lavée des horreurs de la journée », suivie d’une odeur de karité et d’amande.

Lorsque Lise revint dans la cuisine, les cheveux encore humides, elle était emmitouflée dans un sweat-shirt de yoga, un pantalon en polaire ample et portait deux grosses chaussettes aux pieds. Elle s’attabla devant le repas maintenu au chaud par sa fille et souffla un merci. Flore ne posa aucune question à sa mère, mais parla de sa propre journée. Elle évoqua ses lectures, son coup de fil à Marc, les activités de Lucie. Peu à peu, sa mère quitta son travail, son esprit revenant à sa vie de famille. À la fin du plat principal, elle semblait presque détendue.

– Comment te sens-tu, ma fille ? demanda-t-elle doucement.

– Je suis encore étrangement fatiguée. J’ai vu le médecin aujourd’hui, il dit que je ne suis pas passée très loin d’un gros effondrement. Il m’a rassurée sur les symptômes que je ressens encore, cette fatigue, ces maux de tête, ma mémoire qui a foutu le camp. J’ai du mal à croire que j’ai réellement fait un burn out. Ça me semble un terme très à la mode et je déteste ce qui est à la mode.

– Peu importe le nom, sourit Lise, tu étais à bout, plus loin que le bout même. Tu te perdais. Il faut que tu te reposes, que tu fasses ce qui te fait plaisir. Juste ce qui te fait plaisir. As-tu contacté la psy dont papa t’a donné le nom ?

– Maman… j’ai déjà une psy.

– Une psy à 4h30 d’ici, Flore. Une psy qui t’a laissée glisser vers l’épuisement.

Flore soupira. Elle savait que sa mère avait raison. Mais accepter de voir une psychologue dans la région signifiait faire un pas de plus vers la décision de s’installer ici. Elle n’avait rien contre, bien au contraire, mais elle était simplement incapable, voire paniquée, à l’idée de prendre la moindre décision. Elle soupira à nouveau.

– Appelle cette psy, Flore. Tu le sais très bien, le docteur t’a arrêtée un mois, mais il te l’a dit, il ne pense pas te faire reprendre avant septembre prochain. Profites-en pour voir quelqu’un, à quoi ça t’engage, puisque tu seras ici ?

– Tu as raison. Je l’appellerai mardi. Nouvelle année, nouvelle psy.

Lise se leva satisfaite et mit de l’eau à bouillir. Elle projetait de se mettre au lit avec son roman et une tisane menthe-réglisse. Flore l’envoya au lit avec la promesse de lui porter sa tasse. Elle rangea la cuisine, fit infuser la tisane et monta, la tasse fumante à la main. Lorsqu’elle poussa la porte de la chambre de sa mère, celle-ci dormait déjà.

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