Chapitre 33
Lise s’éveilla avec la sensation de couver quelque chose. Ses articulations étaient douloureuses et elle se sentait fébrile. Elle regarda l’heure, jeta un châle sur ses épaules et descendit se faire un café. Elle récupéra son téléphone, qui était en charge sur la table du salon et le consulta alors que le café coulait. Un œil sur ses messages, elle mit deux tranches de pain à griller et sortit la confiture de clémentines de Corse. Elle faillit lâcher le beurre en lisant le message envoyé par Hermann : « Clémence Mangin est chez nous, elle vient d’avouer le meurtre de son père. » Elle se sentit soudain très abattue. Clémence avait l’âge d’être sa fille. Elle était enceinte et allait être incarcérée, accoucher en détention et être privée de son bébé. Le gâchis était énorme. Lise s’en voulait. Elle avait accueilli Camille Mangin chez elle, elles étaient même parties en week-end avec Flore, au printemps de leur année de première. Elle avait trouvé la gamine introvertie, malheureuse, écorchée. Pourquoi avait-elle bêtement mis cela sur le compte de l’adolescence ? Quel aveuglement ! Pourtant, il aurait été facile de demander à Camille comment cela se passait à la maison. Elle savait que Mangin était un homme dur. Voilà ce qu’on disait en euphémisant : c’était un homme dur. Foutaises. Tout le monde savait, au fond, qu’il était violent. Mais au fond de quoi ? Au fond de la maison Mangin, au fond du cerveau des gens, dont elle, derrière la porte bien fermée de l’hypocrisie, de la flemme, du regard que l’on détourne. Et voilà, parce que personne n’avait demandé, tendu la main, deux femmes allaient être incarcérées, dont une n’était pas encore née. Évidemment, Clémence devait payer pour ce geste. Devait-elle ? Était-ce si évident ? Lise n’en savait plus rien. Clémence n’avait-elle déjà pas suffisamment payé ? À quoi ressemblait une enfance passée auprès d’un homme violent ? Et qu’avait-il fait aux filles ?
Elle fut interrompue par le bruit des pas de Lucie. Debout au pied de l’escalier, sa petite-fille attendait, le visage à demi masqué par son doudou.
– Tu es déjà réveillée ? demanda Lise.
– Maman ronfle, maugréa Lucie en s’installant sur une chaise de la cuisine.
Son pantalon de pyjama bleu, parsemé de koalas, était remonté sur un mollet. Lise le descendit, enfila des chaussons à Lucie et repoussa sa chaise face à la table.
– Je te fais un chocolat chaud et ensuite tu te mets dans le canapé avec un livre en attendant que maman se réveille. Je vais devoir aller au travail, ma chérie.
– Mais on est dimanche, abuelita !
– Eh bien, je raterai la messe ! Remonte tes manches pour ne pas t’en mettre partout.
Lise observa attentivement Lucie qui croquait dans ses tartines et buvait son lait chocolaté. Elle regarda ses petits yeux rieurs, son visage doux, et lui répondit distraitement tandis qu’elle essayait de mesurer la fragilité d’une enfant au milieu d’un univers familial violent. Elle imagina Lucie dans la famille Mangin et son ventre se retourna instantanément. Elle sortit de la cuisine et attrapa le téléphone de sa fille, avec lequel elle composa le numéro de Sophie Lenoir. Autant ne pas l’appeler avec mon propre téléphone. Maître Lenoir cacha mal sa surprise mais accepta immédiatement un rendez-vous dans un café aux limites de la ville.
Après s’être rapidement préparée sans bruit, Lise descendit l’escalier en évitant la marche qui grince et se dirigea vers Lucie.
– Maman dort encore. Laisse-là dormir. Prends un livre et mets-toi au chaud. Tu as tes feutres et tes Playmobils, mais pas d’écran le matin, tu connais la règle. Si tu as le moindre souci, évidemment, tu réveilles maman. Et avant de sortir de la cuisine, essuie-toi bien le museau, D’Artagnan, tu as de trop grandes moustaches !
Lucie rit tandis que sa grand-mère déposait un tendre baiser sur le haut de son crâne, tout en humant l’odeur de ses cheveux.
Après avoir démarré la voiture, elle prit quelques secondes pour respirer profondément. Elle se donnait trente minutes avant de rejoindre Hermann.
Sophie Lenoir l’attendait assise à l’écart, au fond du café, elle consultait son téléphone, deux grands gobelets disposés devant elle.
– Je vous ai pris un allongé. Il y a du sucre et du lait sur le comptoir, là-bas.
– Je vous remercie, c’est parfait comme ça. Merci d’être venue.
– Je ne vous cache pas que je suis assez étonnée…
– J’imagine. Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi. Clémence Mangin vient d’avouer le meurtre de son père.
– Sa mère m’a prévenue. Que voulez-vous ?
Lise marqua un temps. Que voulait-elle ? Elle ne le savait pas elle-même. Elle se sentait simplement très coupable. Coupable de n’avoir rien voulu voir, coupable de n’avoir pas aidé les filles Mangin, coupable d’être celle qui allait participer à la chute de Clémence. Elle essaya de s’expliquer, le plus sincèrement possible.
– Honnêtement, je ne le sais pas vraiment. Je vous ai appelée sur un coup de tête, pour m’assurer que quelqu’un qui connaît très bien les cas de violences intrafamiliales défende Clémence Mangin. Je trouve la situation profondément injuste.
– Je ne comprends pas quels sont les ressorts de son geste. D’autant que nous étions sur le point de déposer les plaintes. Ce sont des mois, des années de travail qui s’écroulent. Et surtout, pour les femmes que j’ai aidées, c’est une véritable catastrophe. Je ne comprends pas. Pourquoi maintenant ? Pourquoi comme cela ?
Sophie Lenoir resta silencieuse un moment. Elle regarda Lise, puis ses yeux se perdirent sur le parking de la zone commerciale, au dehors. Elle reprit.
– Vous savez, la réputation de Clémence Mangin est terrible dans notre profession. Je m’étais imaginée qu’elle était l’équivalent de son père. Beaucoup de mes collègues femmes la détestent.
Lise grimaça légèrement avant de répondre.
– J’ai croisé la route de beaucoup de femmes victimes de violences, je me suis formée, petit à petit. J’ai rencontré des femmes adorables, mais aussi des femmes très nerveuses, étrangement froides, perpétuellement en retard aux convocations, des enfants agressifs, des adolescents eux-mêmes violents, des gamins mutiques. Ce matin, j’ai pensé à la petite fille qu’elle a dû être, grandissant dans cette atmosphère violente.
Lise tripotait une serviette en papier, la tordant pour former des sortes de flammèches aux quatre coins, avant de les défaire, d’aplatir la serviette et de la lisser du plat de la main. Sophie Lenoir l’observait, sans mot dire.
– Que savons-nous de ce qu’elle a vécu ? demanda Lise, en recommençant ses torsions. Qu’a-t-elle vu ? Dans quelle ambiance oppressante a-t-elle évolué ? A-t-elle été victime d’agressions sexuelles, elle-même ? Comment s’est-elle construite ? Pourquoi personne n’a été en mesure d’arrêter cela ?
Sophie Lenoir posa ses mains sur celles de Lise, contractées autour de sa serviette, à présent en charpie.
– Vous connaissiez la plus âgée des filles, n’est-ce pas ?
– Nous n’avons pas été en mesure d’arrêter quoique ce soit. Rien. Personne n’a tendu une oreille, une main. Pas même moi. Quel regard voulez-vous que je porte sur cette femme, à présent ? Quel ordre suis-je supposée incarner maintenant, face à elle ? Dites-moi ! Mais dans quelle brume vivons-nous ? Quelle puissance alimente notre volonté de ne pas voir, de ne pas savoir ? Car il nous en a fallu de la volonté pour rester sourdes et aveugles aux souffrances de ces trois femmes, pour masquer ce que nous savions en le recouvrant d’un voile de mensonges.
– Vous savez très bien que les hommes comme François Mangin sont les cas les plus difficiles. Ils ont les moyens de se cacher dans leurs grandes maisons, leurs grands réseaux. Ce n’est pas chez eux que débarquent les services sociaux. Peu de gens osent attaquer la citadelle de ces hommes ou ne savent pas par quel côté l’attaquer, ni même qu’il est possible, voire pensable de le faire.
Lise le savait, évidemment, mais cela ne l’aidait en rien pour ce qu’elle s’apprêtait à voir en allant à la brigade. Elle soupira, consulta sa montre et se leva.
– Écoutez Maître, je ne sais pas ce que je suis venue chercher auprès de vous, mais j’aimerais que cette entrevue reste entre nous. Merci de m’avoir écoutée et merci pour le café.
Sophie Lenoir opina et se recula dans sa chaise. Lise attrapa son manteau.
– Lise, faites ce que vous devez faire. Nous avons chacune notre place. N’en sortons pas.
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