Chapitre 34

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 Le bureau était enfin calme. Hermann gisait sur son fauteuil, la tête renversée, les bras en croix. Il leva une main pour gratter sa barbe noire, sans pour autant relever sa tête, massa sa mâchoire puis laissa retomber son bras. Lise observa sa carotide battre, sous la peau abîmée par le rasoir, et se perdit dans son battement hypnotique. Elle repensa à ce dessin animé que regardait Flore, petite, dans lequel Maestro nous conviait à un voyage à l'intérieur du corps humain, et où les cellules et les virus étaient personnifiés. Le générique lui revint en tête, elle se mit à le fredonner mentalement, la vie, la vie, la vie, la vie. Puis elle se redressa, et la tête dans ses mains, appuyée sur son bureau, elle chantonna. Voici la vie, la vie, la vie, la belle vie… le monde nous convie, et voici la vie… Elle entendit le fauteuil d’Hermann grincer sous son poids puis sa voix grave reprendre Voici la vie, la belle vie qui coule dans nos veines, laissons là nos soucis. Elle releva la tête en souriant, Hermann lui jeta un regard amusé.

– Je regardais ça, petit. Ce dessin animé faisait partie des rares autorisés par ma mère…

– Parle-moi un peu de ta mère, s’il-te-plaît, osa Lise

– Oh, quand tu connais Clara, tu connais ma mère. C’est son double.

Hermann se déplia, se leva et s’étira, puis se dirigea vers la cafetière posée entre deux piles de dossiers et continua, de dos.

– Ma mère avait toujours le nez dans un livre… elle écoutait énormément de musique classique, un peu comme toi. Mais des trucs barrés, enfin, des trucs trop barrés pour moi, de la musique plus contemporaine que celle que tu écoutes. J’ai toujours eu du mal à ouvrir mon oreille à ça. Le seul compositeur que nous pouvions écouter ensemble, c’était Satie. J’ai mis longtemps à pouvoir en écouter à nouveau, sans elle. Clara en joue très bien, au piano. C’est fou ce que Clara ressemble à maman.

La cafetière vibra un instant. Hermann se tourna vers Lise et déposa face à elle une petite tasse avant de se faire un café pour lui. Toujours de dos, il reprit.

– Elle me manque. Surtout à la fin d’une enquête comme aujourd’hui, quand tout retombe. Pendant des années, j’ai eu le réflexe de vouloir l’appeler à la fin d’une grosse affaire. Tu sais, ces quelques millisecondes durant lesquelles tu as oublié que la personne est morte ? Cet élan étrange qui te fait vouloir lui parler, dans un réflexe indifférent au temps ou à la mort ?

La cafetière vrombit à nouveau. Hermann marqua un temps. Son café dans les mains, il se tourna vers Lise et vint s’asseoir en face d’elle.

– Aujourd’hui, je n’ai pas eu ce réflexe. Je suppose qu’elle est morte depuis trop longtemps maintenant.

– Ça fait combien d’années qu’elle est décédée ?

– Ça a fait quinze ans en novembre dernier.

– Et depuis quand n’as-tu pas revu ton père ?

Hermann n’avait évoqué son père devant elle qu’une seule fois, en réponse à une question sur ses origines allemandes. Elle avait rapidement compris que sa mère avait fui un mari violent, mais n’avait jamais osé le questionner plus.

– Été 1995, l’été de mes 15 ans. J’étais chez lui, avec Clara, à Hambourg. J’avais passé tout l’été là-bas, ça ne s’est pas très bien fini, je n’ai plus voulu y mettre les pieds. Il m’envoie toujours une carte ou un message pour mon anniversaire et celui de Clara. Il a voulu venir pour l’enterrement de ma mère. J’ai refusé. Clara a plus de liens avec lui. Elle l’a même revu plusieurs fois.

– Tu avais quel âge lorsque tes parents se sont séparés ?

– Treize ans, je crois. Attends, ma dernière année en Allemagne, j’étais en classe de septième… ça correspond à la cinquième en France. Ensuite on est revenus en France, avec ma mère et Clara.

Lise avait attendu que son café refroidisse un peu avant de porter la tasse à ses lèvres.

– Ton père a été violent avec ta mère ?

– C’était un homme autoritaire, habitué à commander. Il ne supportait pas la liberté de ma mère. Il y a surtout eu des violences verbales, au début. Il criait, se fâchait. Ma mère avait une forte personnalité aussi. Je crois que nous nous disions tous qu’ils s’aimaient, mais que ça pétait de temps en temps. En réalité, il poussait ma mère à bout, par ses silences ou ses remarques humiliantes. Il la poussait à bout puis il la traitait de folle. Il y avait quelque chose de manipulatoire, de malsain. Il s’est mis à ergoter sur tout, la moindre dépense, le moindre choix de ma mère, sa joie aussi l’agaçait beaucoup. Quand elle chantait ou racontait des bêtises, faisait des jeux de mots… il s’agaçait, la rabrouait. Puis il y a eu les premières violences physiques. Je n’y ai pas assisté, c’est ma mère qui m’a raconté, des années après. Je pense quand même que j’ai dû entendre des choses. L’appartement n’était pas si grand. Mais je ne m’en souviens plus. Maman m’a dit qu’il s’est mis à l’attraper par les cheveux, lui serrer le bras, jeter des objets dans la pièce, ce genre de choses. Un jour, il a placé sa main autour de son cou et il a serré. Ma mère l’aimait, elle l’avait dans la peau… nous étions tous en admiration devant lui. Elle gueulait, elle parlait, elle pleurait, ils s’expliquaient, la vie reprenait. Tu connais l’histoire. Moi j’ai grandi au milieu de ces conflits, je suppose que je trouvais ça normal. Peut-être pas tant que ça… un jour, j’ai dit à mon père d’arrêter de lui parler comme ça. Le ton est monté entre lui et moi et il a explosé, il m’a frappé au visage. Ma mère s’est interposée, il lui a attrapé le bras, il l’a tordu, plié jusqu’à ce qu’elle tombe à genoux. Ma mère hurlait, Clara aussi. Je n’ai rien pu faire, il lui a cassé le bras. Ma mère a porté plainte et nous sommes rentrés en France.

Hermann haussa les sourcils en direction de Lise.

– Tu imagines la fureur qu’il faut pour casser le bras d’une femme adulte ? Je crois que ma mère s’en est voulu jusqu’à la fin de ne pas être partie avant ça. Quand tu es dedans, c’est terrible, tu baignes dans la violence, tu n’as pas de recul… c’est une fois en France qu’on a réalisé ce qu’était une vie normale, calme, sereine.

Le téléphone sonna sur le bureau d’Hermann. Après quelques secondes, il se tourna vers Lise.

– Attendez, Monsieur Weber, je préviens ma collègue et je vous mets sur haut parleur.

Hermann souffla alors à Lise, une main masquant le combiné : « C’est Henri Weber, l’urologue qui était chez Mangin le soir du meurtre. Son avion s’est posé il y a quelques heures à Paris. »

Lise se rapprocha tandis qu’Hermann proposait à Henri Weber de poursuivre.

– Je ne comprends pas ce qu’il s’est passé, j’étais avec François juste avant sa mort. Mais qui a fait ça ? Et quand ? Est-ce que l’assassin était présent, quand je suis parti ? A-t-il profité de mon départ pour entrer ? Je remue ça dans ma tête depuis que j’ai appris.

– Monsieur Weber, le coupa Hermann, contentez-vous, je vous en prie, de nous raconter votre soirée avec Monsieur Mangin.

– Bien sûr, bien sûr. Excusez-moi, l’atterrissage est difficile pour moi… dans les deux sens du terme. Eh bien, j’ai vu François samedi soir, je suis passé pour m’assurer que tout allait bien. Il était très remué quand il est venu chez moi samedi après-midi.

– Quand est-il venu exactement ?

– Oh, je ne sais plus exactement, en milieu d’après-midi. Il m’avait appelé la veille, pour que je réalise sur lui une vasectomie. J’étais allé chercher le nécessaire, ce n’est vraiment pas compliqué à faire… il tenait à ce que ça reste discret. Visiblement, il était sous pression à cause de certaines conquêtes, m’a-t-il dit. Il ne voulait pas prendre de risques. François était un homme à femmes, mais il était discret, par égard pour Élisabeth, évidemment. Tout cela reste entre nous, n’est-ce pas ?

– Que vous a-t-il dit, sur ces « conquêtes » ? enchaîna Hermann sans tenir compte de la question.

– Oh, je ne sais pas et je ne voulais pas savoir. Mais quand il est venu à mon domicile, pour que je réalise le geste, il était très agité. Des femmes voulaient le piéger, disait-il. Je crois qu’il était sous pression à l’approche des candidatures pour les législatives. Vous savez peut-être qu’il était pressenti pour être le candidat de sa circonscription ? Il fallait éviter un scandale. Une fois élu, c’est autre chose, mais juste avant c’est plus délicat. Toujours est-il que je devais partir le lundi suivant. J’étais rentré quelques jours auparavant, mon cabinet est à Paris. Nous avions convenu de nous voir à nouveau le soir, il voulait me faire goûter sa recette de pouce-pieds.

Lise leva un sourcil, imaginant difficilement François Mangin en cuisine. Puis elle se rappela ce midi sur la côte où elle avait entendu un restaurateur lui assurer que ces crustacés se nommaient pas-e-bez en breton, ce qui signifiait littéralement, « le seuil de la tombe ». Elle se demanda si la traduction était exacte, revit son assiette de pouce-pieds et son verre de vin blanc, à la lumière du coucher de soleil, face au grand large. Ce restaurant était le lieu de bien des souvenirs importants de sa vie. Elle y revenait pour les grandes occasions, malgré les prix élevés et la hausse de la fréquentation. La salle y était petite, très lumineuse et sobre. Mais ce qu’elle préférait restait la terrasse en fin de journée. Le soleil se couchait dans une effusion de couleurs chaudes et dorées, sur une des plus belles partie de la côte sauvage. Elle revint au bureau gris en suivant la voix d’Hermann.

– De quoi avez-vous discuté, durant le repas ?

– Eh bien, principalement de voile et de politique. François a beaucoup bu durant l’apéritif puis le repas. Quand je l’ai quitté, il semblait bien plus détendu que dans l’après-midi.

– Saviez-vous que François Mangin était accusé par plusieurs femmes d’agressions sexuelles et de harcèlement ?

– Oh, vous savez, c’est le lot de bien des hommes de sa trempe.

– Êtes-vous un homme de sa trempe ? intervint Lise.

Il y eut un silence que rompit Hermann.

– Commandante Lise Le Mortellec, Monsieur Weber. Ma collègue.

– Ah, oui, répondit laconiquement Henri Weber.

– Alors Monsieur Weber, êtes-vous un homme de la trempe de Monsieur Mangin ? Êtes-vous également confronté aux mêmes soucis que lui ?

– Ne vous méprenez pas, je dis simplement que lorsqu’on est un homme aussi exposé que François Mangin, les ennuis avec les femmes, cela arrive malheureusement.

– Qu’entendez-vous par « ennuis », Monsieur Weber ?

– Eh bien, des femmes qui prétendent des choses… Écoutez, je ne sais rien de ce que faisait ou ne faisait pas François. Maintenant, si vous le permettez, je vais vous laisser.

Hermann reprit le combiné pour indiquer à Henri Weber comment procéder pour sa déposition. Lorsqu’il raccrocha, il regarda Lise, le front plissé. Elle murmura alors faiblement « désolée », avant de se rendre près de la seule fenêtre du bureau, qui donnait sur des immeubles en construction.

– Je ne suis pas sûre d’être prête à reprendre, j’ai encore des flashs. Il y a des jours où j’ai le sentiment que ça s’est passé hier.

Hermann, qui venait de porter à sa bouche une dernière gorgée de café tiède, n’osa pas déglutir immédiatement. Il attendit quelques secondes, comme si le moindre son risquait de casser le fil ténu de la parole de Lise. Lorsqu’elle reprit, il s’autorisa à avaler cette dernière gorgée, mais garda sa tasse en main, n’osant pas bouger.

– Ce sont surtout ses paroles qui reviennent. Je pense sincèrement que c’est ça qui m’a fait déjanter, Hermann. Sa voix, sa haine, ses mots.

Lise se tourna vers Hermann, qui posa sa tasse et lui fit face.

– Qu’est-ce qu’il a dit, Lise ?

– Que j’étais une pute, qu’on était toutes des putes et que c’était pas une grosse pute comme moi qui allait l’empêcher d’avancer. Bien sûr, il y avait la violence des coups. Mais c’est ce que j’ai vu dans ses yeux qui m’a terrorisée, c’est ça qui m’a arrêtée. Dans ses yeux et dans ceux de la gamine.

Lise s’était défendue, elle lui avait arraché une oreille pour faire cesser les coups. Il avait hurlé et s’était arrêté, l’avant bras appuyé sur le sternum de Lise, pour la bloquer ; il avait touché son oreille, puis regardé le sang sur sa main et alors sa haine avait explosé. Il lui avait parlé tout en l’étranglant. De temps à autre, il relâchait la pression, puis recommençait. Lise avait perdu la notion du temps. Le crâne en sang, elle revoyait les images de l’affaire qui l’avait fait dévisser progressivement. Elle voyait le visage de l’adolescente qui retournait, comme hypnotisée, auprès de celui qui la prostituait. Elle voyait sa silhouette de collégienne, sur la photo que ses parents avaient apportée. Une collégienne comme l’avait été Flore, avec ces joues rebondies et cet air étrange de ceux qui sont dans un état indéterminé, à la fois enfant et adulte, ni enfant, ni adulte. Puis, elle la revoyait dans son bureau, les pommettes à présent saillantes, les joues creusées, les ongles vernis ; son regard de défi, souligné de noir, et son sac à main de femme imitant une marque de luxe. Dans ce sac, il y avait son doudou en peluche. Lise ne comprenait pas, la mère de la petite non plus. Elle venait s’effondrer dans son bureau, tandis que Lise tentait de faire tomber le réseau.

C’est finalement quelques jours avant l’agression que Lise avait senti quelque chose se tordre étrangement en elle. C’était bizarre, inexplicable, comme si plus rien n’avait de sens.

– Tu te souviens, quand la môme est arrivée dans mon bureau avec tous ses discours sur sa liberté. Elle répétait qu’elle faisait ce qu’elle voulait de son corps. Tu te souviens, Hermann ?

Hermann acquiesça, Lise reprit.

– J’ai cru entendre « mon corps, mon choix », comme lorsqu’on défendait le droit à l’avortement. Je n’ai plus rien compris, à partir de là. À quel moment tout cela s’est-il retourné comme un gant ? Comment en est-on venu à invoquer la liberté de consentir à une oppression ? Cette logique était folle. Et là, Hermann, ça recommence, nous sommes à nouveau dans une logique folle. En tous cas une logique qui m’échappe, une situation pour laquelle je ne ressens que culpabilité et impuissance. Je prenais Clémence Mangin pour une victime qui n’avait pas trouvé d’autres moyens de survivre qu’en commettant ce geste. Mais finalement, est-ce qu’elle ne suit pas la même voie que son père ? Est-ce qu’elle ne s’est pas donné ce même droit de détruire, d’user de la violence ? Finalement, cette femme ne fait-elle simplement pas ce qu’elle a appris de son père, c’est-à dire nier toute possibilité de justice ? Décider seule de ce qui est juste ? S’arroger un droit, faire preuve de toute puissance ? En quoi est-elle différente de son père ?

– Je me demande si Clémence Mangin n’a pas plutôt protégé sa fille d’elle-même, si elle n’a pas éliminé deux monstres en commettant ce geste. Son père et elle ; son père, et le père qu’elle pensait inscrit en elle. Je lui ai trouvé une forme de soulagement, pas toi ? Ça allait au-delà du soulagement de l’aveu. Comme si elle avait trouvé une bonne solution pour tout le monde, à commencer par sa fille, et qu’elle pouvait à présent enfin se laisser aller.

Hermann marqua une pause. Lui-même avait réfléchi au père qu’il serait ; lui-même avait connu cette peur d’être débordé par une violence inscrite en lui. Il ne l’avait même jamais dépassée, s’était refusé à avoir des enfants et Maud était partie.

– Comment peux-tu faire ce boulot si tu ne comprends plus rien ? finit par demander Lise. Je ne sais plus rien, plus rien de rien.

Hermann s’approcha, lentement, et la prit dans les bras. Pendant presque un an, il avait cru qu’il lui fallait savoir exactement ce qu’il s’était passé durant cette agression pour comprendre sa collègue. Mais ce qui s’était cassé en elle ne s’expliquait pas par une agression physique ponctuelle, aussi sauvage soit-elle. Lise avait développé quelque chose de plus profond, qui avait commencé dans une forme de saut imperceptible, comme le ferait le bras d’une platine de disque, un petit saut qui l’avait propulsé sur un autre sillon. Ce léger décalage, elle l’avait confusément ressenti, mais Hermann n’avait rien vu.

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