Isabelle

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Les portes du bus numéro 85 s’ouvrirent dans une longue plainte pneumatique et laissèrent s’engouffrer dans l’habitacle l’odeur tenace du centre-ville que venait rehausser le froid humide de novembre ; savante fragrance où les relents d’égouts le disputaient à l’odeur de fonds de poubelles, le tout accompagné d’une note subtile de fumée de diesel.

Plus portée par les passagers agglutinés autour d’elle que par une propre action consciente, Isabelle se retrouva propulsée sur le trottoir et émergea un peu de son semi coma. Une demi-heure encore, et après un quatrième café accompagné d’une Camel, elle prendrait son service, baignée par la chaleur moite et grasse de la cantine du collège Jean Claude Izzo, à deux rues du port de commerce. Une journée de plus à touiller des épinards couleur de bouse dans des gamelles grandes comme des baignoires.

Ici c’est Marseille, la ville deux fois millénaire, la ville où la Méditerranée vient s’alanguir en reflets turquoises au fond des calanques, au pied des rochers de calcaire blanc écrasés de soleil.

Sous le ciel éternellement bleu, enivrés par le grésillement des cigales, Marius, Fanny et toute la clique pagnolesque ont folâtrés gaiement dans les senteurs de thym et de farigoule.

Putain de carte postale. Un vrai chapelet de foutaises pour nordistes en mal de vitamine D, de pastis frais et de bouillabaisse surgelée.

Sous les pas d’Isabelle, le trottoir était aussi gris, sale et usé que dans n’importe quelle ville du quart monde, abandonnée à la violence, à la lèpre de la pauvreté et aux rats de toutes sortes.

Le quotidien de cette ville, c’est une ligne de fracture qui la découpe soigneusement en deux. Au nord de la Canebière - les bourges du Roucas blanc l’oublieraient presque – la glorieuse cité phocéenne n’est autre qu’un amas sans logique d’usines vides, d’entrepôts miteux et de citées mal famées.

Les dernières maisonnettes des anciens quartiers ouvriers ont toutes presque fini de sombrer dans le béton et la tôle. Un dédale sans logique, suintant de désespoir, s’étend depuis cinquante ans dans la plus totale anarchie architecturale, au gré des vagues d’immigrations, du déclin économique et des délires électoralistes.

Isabelle longea les façades taguées des anciens docks. Immense paquebot de pierre déserté depuis le déclin du port. Plus rien de vivant là-dedans, excepté quelques pigeons abrutis agglutinés sur les rebords de fenêtres privées de la majorité de leurs vitres depuis des lustres par les gamins du quartier.

Le bâtiment à l’agonie semblait encore vouloir élancer ses murs sales vers les nuages, avec une fausse allure de cathédrale dévastée.

Une cathédrale érigée en l’honneur de Saint Prolo.

L’épaisse écharpe d’Isabelle et le col relevé de son manteau n’y pouvait rien : la froideur liquide s’instillait le long de son cou et lui glaçait les os. Elle marchait la tête rentrée dans les épaules. L’hiver était en avance.

Le ciel diffusait lentement une pluie fine et légère, comme suspendue dans les airs. Isabelle s’imaginait que le crachin sur les landes de Bretagne ressemblait à ça. Elle imaginait seulement, car elle n’y avait jamais foutu les pieds.

A un moment où à un autre, à chaque fois qu’elle effectuait ce trajet quotidien, la même question la tenaillait : qu’est ce qui avait merdé à ce point dans sa vie ? Quand ? Qu’est ce qui fait que l’on s’enfonce jours après jours dans ce simulacre de vie ? Les choix que l’on fait ? L’endroit où l’on nait ? Ce con de hasard qui vu d’en bas, semble toujours regarder vers les mêmes ?

Elle se souvenait pourtant d’avoir été heureuse, il y a longtemps. Elle en venait à se demander si ce n’était pas dans un rêve. Depuis des années, La même journée terne s’étirait éternellement.

Lorsqu’elle avait décidé brutalement d’arrêter l’école en première, ses parents avaient mollement protesté, puis ils avaient entériné sa décision comme s’ils l’avaient finalement toujours attendue. Comme un déterminisme de classe fiché dans leurs ADN, leur construction mentale les rendait incapables de se projeter au-delà du fatalisme ouvrier qui avait fini par les convaincre que leur fille n’aurait de toute façon jamais réussi à aller plus loin que cet horizon réservé aux petites gens. Le bac, les études, les belles histoires de réussite sociale, c’est comme le tiercé du dimanche. C’est toujours pour les autres.

BEP coiffure en poche, Isabelle avait trouvé un job dans près de place Castellane. Bonne ambiance, patron sympa. Son salaire lui avait permis de trouver de quoi se loger, à deux pas du salon. Pas Byzance, mais l’indépendance. C’était déjà ça. Sa chambre de bonne, son argent, son destin.

Elle rêvait de ne plus à avoir à expliquer à son père pourquoi elle rentrait tard, où elle était, et avec qui. Ce triptyque résumait à peu de chose près sa conception simple de l’émancipation : vivre libre et faire la fête.

Les premiers mois, elle enchaîna les sorties entre copines, et écuma consciencieusement les boites de nuit du centre-ville. Rapidement rattrapée par les limites de son smic horaire, elle se rabattit un temps sur les soirée « gratuite pour les filles ». En quelques mois, les effets cumulés des nuits blanches et des journées au salon se firent cruellement sentir. Les sorties s’espacèrent, et Isabelle commença à réaliser que sa liberté encore toute fraîche s’accommodait mal de son salariat non moins frais et du découvert autorisé de sa carte bleue. Enfin, ce furent les copines qui commencèrent à déserter un peu pour les mêmes raisons, ou parce qu’elles avaient trouvé un copain, voire pire, qu’elles s’étaient mariées…

Isabelle expérimenta alors un aspect jusqu’alors méconnu de sa nouvelle vie : le plat de coquillettes au beurre et fromage râpé, seule devant sa veille télé. Depuis l’enfance, elle détestait plus que tout la solitude. Elle se surprit prit à penser de plus en plus souvent aux repas du soir avec ses parents et son frère.

Vivre libre, ou déguster en famille une assiette pleine des fabuleuses paupiettes en sauce mitonnées par sa mère ?

Loup au ventre creux, ou chien rassasié au prix du collier qui lui pend au cou ?

Tant pis pour les paupiettes. Ne plus rendre de comptes. Jamais.

La faculté de médecine de Marseille était toute proche et le jeudi soir, les bars branchouilles du quartier s’animaient. Des bordées de carabins en goguette préparaient leurs gosiers pour des soirées étudiantes. Difficile pour Isabelle de ne pas croiser ces grappes d’étudiants hilares lorsqu’elle terminait tard au salon.

Ils avaient le même âge, mais leurs destins divergeaient déjà. Ils étaient à l’aube de carrières brillantes, elle sentait confusément qu’elle avait déjà scellé son avenir.

Un soir, vers la fin de l’automne, la solitude se fît si étouffante qu’Isabelle attrapa son manteau, descendit dans la rue et se dirigea vers l’un de ces bars avec la ferme intention de passer une bonne soirée.

Une partie d’elle était franchement rebutée par l’idée de pousser seule la porte d’un troquet, fût-il fréquenté en majorité par des étudiants de son âge. Elle s’imaginait le brouhaha s’arrêter net à son entrée, et une bonne centaine d’yeux la fixer et la juger.

Une partie d’elle seulement. Dans un autre recoin du cerveau d’Isabelle, une petite voix lui intimait de s’en foutre royalement. On pouvait bien s’éclater un peu, non ? Aussi loin que remontait sa mémoire, elle se souvenait que cette petite voix goguenarde s’adressait à chaque fois qu’un choix se posait à elle.

Pour Isabelle, la petite voix avait l’apparence du grillon dont Walt Disney avait cru bon d’affubler Pinocchio, et qui lui servait de « conscience ». Sauf que son Jiminy Cricket à elle était plutôt du genre à trainer en slip, à s’envoyer des chips vautré dans le canapé et à lui conseiller de choisir toujours ce qui était le plus facile, le moins fatiguant, et le plus marrant.

Elle sourit presque en pensant à sa « conscience » lorsqu’elle passa devant la vitrine ouvragée du pub. Les étudiants étaient en nombre, et les pintes de Guiness s’accumulait sur le comptoir. Elle remarqua également qu’il y avait quasiment autant de filles que de garçon à l’intérieur. Ce constat éteignit ses dernières craintes : Elle poussa les doubles portes, et l’odeur amère de la bière mêlée à celle du tabac lui emplit les narines.

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