Chapitre 7
Strathan, septembre 1729
Depuis mon premier séjour à Inverie, mon oncle Craig avait décidé de m'y renvoyer chaque année, à l'automne, pour procéder avec Alex Gordon à la collecte des fermages. Ainsi, pensait-il, j'apprendrais à connaître mes hommes, mais aussi à jouer mon futur rôle de laird des MacLeod d'Inverie. Même si je me plaisais à Dunvegan, je n'étais jamais mécontent de retourner à Inverie. Hugues m'accompagnait à chaque fois, en général avec deux ou trois hommes, rarement plus. Alex avait engagé quelques guerriers qui faisaient aussi office de protecteurs du domaine et d'escorte.
C'était donc la quatrième année que je partais ainsi et après avoir passé quelques journées au manoir, nous prîmes la route pour Finiskaig. Les terres de mon père s'étendaient tout autour du Loch Nevis et nous prenions toujours une sorte de bateau à fond plat pour le traverser avec les chevaux, cela nous faisait gagner un peu de temps.
En général, c'était aux fermiers et métayers de nos terres de venir à Inverie pour payer leur dû et prêter ainsi allégeance au laird, mais une partie d'entre eux ne pouvait pas toujours se déplacer, pour diverses raisons. Cette collecte était donc nécessaire, même si elle prenait plus ou moins de temps selon les années.
Si je quittai Dunvegan le cœur léger en cette fin d'été, j'ignorais encore que j'allais y revenir avec l'inquiétude au cœur. Ce quatrième voyage sur les terres d'Inverie n'allait pas se dérouler aussi sereinement que les précédents.
En premier lieu, l'été avait été maussade et les récoltes s'annonçaient maigres. En intendant prévoyant, Alex Gordon faisait toujours quelques réserves pour les fins d'hivers difficiles ou les années laborieuses. Ainsi, en cas de besoin, chacun était assuré de pouvoir au moins manger à sa faim. J'avais bien retenu la leçon, car c'était aussi ainsi que mon oncle Craig procédait sur Skye, car les terres y étaient moins généreuses.
Si le voyage jusqu'à Inverie se passa sans soucis, ce ne fut pas le cas dès que nous partîmes pour Mallaig. Nous quittâmes le château sous une petite pluie fine et à peine avions-nous pris place sur la barge que l'un des chevaux s'emballa et menaça de nous mettre tous à l'eau. La perspective d'un bain forcé dans les eaux froides du loch n'enchantait aucun d'entre nous, mais nous eûmes bien du mal à le calmer. Hugues n'était pas loin de penser qu'il allait falloir l'abattre pour éviter qu'il ne rende les autres nerveux.
Ensuite, la pluie nous accompagna durant les dix jours suivants, nous étions trempés jusqu'aux os, et même si nous nous arrêtions chaque soir dans des villages, les abris étaient souvent limités et il n'était pas rare que nous dormions dehors. Néanmoins, s'il n'y avait eu que la pluie, je ne crois pas que cela aurait fatigué les hommes à ce point. Mais certaines étapes étaient difficiles et je compris vite que nous n'allions pas collecter autant que prévu. Au bout d'une dizaine de jours, je vis le visage d'Alex Gordon se creuser et s'allonger.
- L'année sera maigre et il faudra puiser dans les réserves, me dit-il un soir.
- J'en conviens.
- L'orge a pourri sur pied et le bétail n'a pas toujours trouvé de la belle herbe grasse à manger. Vois l'état des pâturages autour de nous ! En cette saison, ils devraient être encore bien verts, ils sont déjà gris et boueux.
- Les bêtes auront faim avant les hommes, cet hiver, si cela continue.
- Je le crains, soupira Alex. Nous avons quelques provisions de fourrage à Inverie, mais pas de quoi fournir à tous. Il va falloir se montrer miséricordieux sur la collecte, en prenant garde cependant aux fripouilles qui pourraient tenter de tourner les choses trop à leur avantage.
Ce fut avec cela à l'esprit que nous poursuivîmes notre route jusqu'à Lochailort, puis Glenfinnan. Le Loch Ailort marquait les limites de nos terres, puis, dans l'intérieur, la frontière se dessinait plus ou moins précisément entre Glenfinnan et Strathan. Au-delà et jusqu'au Loch Linnhe, les terres appartenaient aux Campbell. Le chemin entre Glenfinnan et Strathan était tortueux à travers la montagne. Quand il faisait beau, la vue était magnifique depuis les sommets et portait jusqu'à Skye. Mais cette fois, je crus bien que nous ne pourrions pas voir l'île de toute notre traversée.
Peu après avoir passé le col et avoir entamé la descente vers Strathan et la vallée du Loch Arkaig, se produisit le deuxième incident grave de notre périple. Une roue se prit dans une mare de boue et le chariot versa sur le côté. Il fallut plusieurs heures pour le tirer de là, après avoir déchargé tout son contenu. Nous étions prêts à repartir à la nuit tombante, mais nous convînmes aisément qu'il était plus prudent de dormir dans la montagne plutôt que d'entamer une descente hasardeuse. Un campement fut donc dressé. Si, depuis le matin, nous avions avancé dans la bruine, il se mit alors à pleuvoir franchement et il fut impossible d'allumer des feux. Au petit matin, la pluie tombait toujours abondamment et il nous fallut la journée pour parvenir sans dommage à Strathan.
Fatigués, éreintés, les hommes prirent d'assaut la seule auberge du village. Avec Alex, nous avions convenu d'organiser la collecte durant les deux prochains jours. Après avoir veillé à ce que les chevaux ne manquassent de rien, je rejoignis ma petite troupe à l'auberge. Tous s'y trouvaient déjà, sauf Hugues et Wallace, un grand gaillard qu'Alex avait embauché deux ans auparavant. Après les deux pénibles journées que nous avions passées, l'auberge me parut être d'un confort digne d'un grand château. Pourtant, elle était petite et sombre, la bière avait un goût douteux et le ragoût était maigre. Néanmoins, les hommes mettaient de l'ambiance, relâchant ainsi leurs nerfs mis à rude épreuve.
Cela devait faire une poignée d'heures que nous étions attablés, partageant le repas avec quelques habitants du coin venus boire un coup, quand la porte s'ouvrit et que cinq hommes du clan Campbell entrèrent.
- A boire, tavernier ! lança l'un d'entre eux d'une voix forte.
A leur allure, je compris qu'il s'agissait d'hommes d'un rang assez élevé, sans doute des proches du vieux Ronald Campbell, laird du clan et fieffé filou. Les Campbell avaient mauvaise réputation dans tous les Highlands pour leur caractère belliqueux et pour nombre de rapines et crimes en tout genre qu'ils avaient pu commettre au cours des siècles passés. Ne possédant que peu de terres, ils avaient tendance à vouloir s'emparer de celles de leurs voisins, des troupeaux, voire de certains villages. Je n'étais pas sans ignorer qu'il me faudrait toujours être très vigilant dans cette région, afin de ne pas être spolié ou que mes hommes ne soient pas inquiétés ou sujets à des attaques et des vols. Alex avait d'ailleurs plus d'une fois fait appel à la Garde pour assurer la sécurité par ici. Mais, pour l'heure, il n'y avait aucun soldat de la Garde dans les alentours et nous allions bien devoir nous résoudre à passer la soirée et la nuit avec eux.
La conversation s'engagea sur un ton pourtant badin et, finalement, je commençai à sentir le nœud qui me nouait le ventre depuis qu'ils étaient entrés se desserrer : peut-être que tout se passerait bien. Mais deux des miens engagèrent une partie de cartes avec deux hommes de Campbell et très vite, la querelle monta, les uns accusant les autres de tricher. Je ne pouvais donner raison à l'une ou l'autre des parties, les miens n'étant pas forcément blancs comme neige, seulement il fallait mettre fin à la dispute avant que cela ne tournât mal.
Malgré notre intervention rapide à Hugues et moi-même, la dispute s'envenima et nous nous trouvâmes tous pris à parti. Je vis plusieurs des villageois qui avaient partagé le début de soirée avec nous quitter les lieux prestement, signe qu'ils craignaient la bagarre. Pour ma part, je n'avais pas peur de jouer de mes poings, mais je trouvais cela stupide de le faire ici-même, pour des broutilles d'ivrognes.
J'ignorerais toujours d'où partit le premier coup, et bien vite, cela tourna à l'affrontement général. Les bagarres n'étaient jamais rares dans les Highlands, cela permettait aussi aux hommes de se défouler, et je pensai que même si nous avions maille à partir avec des Campbell, aucun ne serait assez stupide pour utiliser autre chose que ses poings. Le crissement d'une lame que l'on sort violemment de son fourreau me glaça le sang et je compris en un éclair que les choses risquaient de très mal tourner. Je grimpai alors prestement sur une table et lançai :
- Mes amis ! Du calme ! Si nous voulons nous battre, il est d'autres soldats à affronter que nos voisins !
- Espèce de lâche, MacLeod ! Vous n'êtes que des femmelettes dépourvues de cervelle !
- Tu vas voir ce qu'elle te dit, ma cervelle ! lança un des miens en réponse avant que je puisse dire le moindre mot.
- Jeune coq ! Puisque tu fais le fiérot sur cette table, viens donc tâter de mon épée !
La voix qui avait lancé ces mots émanait d'un homme un peu corpulent, entre deux âges. C'était Logan, l'un des fils de Ronald, et il ne valait pas mieux que son père.
Au grand dam d'Hugues, je relevai le défi sans me démonter. Moi aussi, j'avais les nerfs à vif et je ressentais le besoin de me défouler. En un clin d'œil, les tables furent poussées, les hommes se collèrent contre les murs et un espace suffisant fut dégagé pour que nous puissions combattre.
- Tu es fou, Kyrian ! me lança Hugues. Je ne suis pas loin de penser que cet imbécile a eu raison de te traiter de jeune coq !
- Il est temps de leur montrer que nous ne nous laisserons pas faire ! Ils réalisent bien trop d'intrusions sur nos terres, crachai-je, furieux.
Et je me mis en garde.
Si j'avais pour moi fougue et souplesse, avantages de la jeunesse, le briscard en face connaissait son affaire. C'était un bon combattant et l'issue n'était pas aisée à deviner. Le but bien entendu n'était pas de tuer - aucun des hommes présents ne l'aurait voulu -, mais de faire mouche, voire de désarmer l'adversaire. Comme bien souvent, une fois que j'avais l'épée à la main, je me trouvais dans un tel état de concentration que je faisais abstraction de tout ce qui n'était pas le combat.
Les passes s'enchaînaient, dans un silence religieux, ponctué seulement par nos cris et ahanements. Nos pieds secouaient le sol avec vigueur, comme pour une danse endiablée. A un moment, mon adversaire prit un léger avantage et je dus reculer. Je sentis les hommes derrière moi se pousser pour ne pas me gêner. Reprenant appui contre une table, je repartis de plus belle, relançant feinte contre feinte, coup pour coup. Je cherchais l'ouverture et ne la trouvais guère. Nous étions aussi coriaces l'un que l'autre et une rage folle dansait dans nos yeux, allumant un incendie dans nos veines. Le combat commençait à prendre une tournure qui ne plaisait guère à Hugues, il me l'avouerait plus tard, mais il lui était impossible d'intervenir.
Logan Campbell tentait de me pousser à la faute et je finis par trébucher. Pour échapper à sa pique, je roulai sur le flanc, emportant avec moi deux chaises qui valsèrent un peu plus loin. La lutte devenait mortelle : sans ma rapidité, j'aurais fini avec sa lame plantée dans le cœur. Je compris alors ce qui se jouait là et je fus bien décidé à vendre chèrement ma peau.
Devant mes yeux, ce n'était plus désormais le visage de Logan Campbell que je voyais, mais celui du capitaine John Luxley.
La lame de mon épée fendit l'air plus vite encore que précédemment, entaillant profondément le bras de mon adversaire, puis glissant sur son flanc. Il poussa un grand cri, le sang jaillit. Il s'arrêta, incrédule, et je profitai de l'avantage pour lui porter un nouveau coup, cette fois à la jambe. L'énergie bouillonnante qui m'habitait aurait pu m'emporter très loin, Hugues le comprit aussitôt et retint mon bras alors que j'allais porter un troisième coup à Logan, déjà agenouillé devant moi.
- Il suffit ! dit-il de sa grosse voix bourrue. Cessons-là ce combat stupide et cette querelle qui l'était tout autant !
Les hommes de Logan l'entourèrent, l'un le soutenant déjà pour l'aider à se relever alors que ses blessures saignaient abondamment. Hugues poursuivit :
- On va dormir dehors. Allons !
Je voulus protester, mais son regard était si dur que je renvoyai dans ma gorge les quelques jurons que j'aurais voulu pousser.
**
Au matin, nous organisâmes la collecte sans que je revoie Logan Campbell. Hugues s'était arrangé pour cela avec Alex, pour aller à la rencontre des habitants des alentours et non qu'ils viennent jusqu'à Strathan, au moins pour cette première journée.
Quand nous revînmes le soir à Strathan, nous apprîmes alors que les Campbell étaient repartis dans la matinée, emportant leur chef blessé. Je vis le soulagement se dessiner sur les visages d'Hugues et d'Alex, et je devais bien avouer que je le ressentais aussi : la mort de Logan Campbell aurait pu avoir des conséquences désastreuses.
Cependant, l'affaire n'en resta pas là. Et alors que je poursuivais la collecte, un message fut envoyé à mon oncle qui apprit ainsi l'escarmouche. A mon retour à Dunvegan, il avait déjà pris sa décision concernant cette affaire et me fit convoquer bien vite.
Son visage était grave, mais seuls ses yeux laissaient voir sa colère.
- Jeune chien fou ! me lança-t-il à peine avais-je refermé la porte derrière moi. Tu voulais déclencher un conflit ouvert entre les Campbell et nous, ou quoi ? Ou avais-tu l'esprit ?
- Logan m'avait provoqué.
- Je ne veux pas l'entendre ! Ce n'est pas ainsi que l'on se comporte quand on a charge d'un clan ! Si tu réponds en sortant ton épée à la moindre provocation, je ne donne pas cher de ta peau et tu pourrais bien finir comme ton frère !
Evoquer Alec me fit l'effet d'une cinglante piqûre. Je redressai la tête, mais je n'étais pas fier de moi. Mon oncle avait raison : il me fallait encore apprendre à maîtriser mes nerfs.
- Je vais trouver un arrangement avec le vieux Ronald. Il va bien le falloir. Quant à toi, tu vas rejoindre l'armée française pour quelques temps ! Cela t'aidera à calmer ta fougue et tes humeurs belliqueuses.
J'ouvris grand la bouche de stupeur, mais le regard glacial et le visage fermé de mon oncle m'incitèrent à ne pas prononcer le moindre mot. Et ce fut ainsi que je me retrouvai, deux mois plus tard, à embarquer pour le continent.
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