Chapitre 8
Quelque part, au milieu de la Manche, décembre 1729
Penché par-dessus le bastingage, les yeux fermés, j'en étais à vomir mes dernières tripes lorsque je sentis une main compatissante se poser sur mon épaule. Une voix grave et harmonieuse se fit entendre à mes oreilles :
- Pardonnez, Monsieur, mais vous me semblez en difficulté...
- Ah... A peine, je vous prie... Je me demandais seulement quand ce maudit bateau allait être englouti et, ma foi, je ne suis pas loin de prier Dieu que cela ne tarde pas afin de mettre un terme à mes tourments.
Un éclat de rire joyeux me répondit :
- Je pense que ce bateau nous mènera à bon port sans souci ! Il est solide et tient bien la mer...
- Vous trouvez ? demandai-je en ouvrant un œil que je refermai aussitôt en voyant une vague monstrueuse venir cogner contre la coque.
- Bien sûr. C'est la première fois que vous prenez la mer ?
- Oui. Mais hélas, pas la dernière, car il me faudra bien rentrer chez moi un jour...
- C'est vrai. Mais venez donc. Ne restez pas là. Dans moins d'un quart d'heure, le soir va tomber et il fera très froid sur le pont. Or le mal de mer est encore plus insupportable quand il fait froid. Et si vous avez l'intention de survivre à cette journée, je vous conseille d'avaler quelque chose.
- Manger ?
Je me redressai brusquement ce qui me fit me pencher à nouveau aussitôt et cracher quelques pauvres relents de bile dans les eaux sombres et bouillonnantes.
- Oui, manger, reprit mon interlocuteur que mon interruption ne semblait pas avoir perturbé. Je vous assure : c'est plus agréable d'avoir quelque chose dans le ventre et, en plus, cela va nous faire passer le temps. Vous verrez qu'en parlant et en faisant plus ample connaissance, vous en oublierez vos tourments.
- Ma foi, dis-je en étant plus prudent cette fois pour tenter de me remettre correctement debout, je suis prêt à vous croire. Après tout... C'est en buvant qu'on soigne une gueule de bois, manger pour guérir d'un mal de mer ne me semble pas incongru...
Et je le suivis d'un pas chancelant sur le pont humide et glissant, alors que lui-même semblait y marcher avec une aisance qui piqua ma jalousie.
Nous trouvâmes refuge dans un coin abrité de la salle. Là, je me calai le mieux possible sur un banc de bois et fermai les yeux pour calmer les spasmes qui secouaient toujours mon estomac.
Il revint en portant deux grands bols remplis d'une soupe bien chaude, les déposa devant moi et repartit aussitôt récupérer quatre larges tartines de pain. J'eus un nouveau haut-le-cœur en regardant les petits morceaux de légumes s'agiter dans ma soupe, mais parvins à me retenir de fuir à toutes jambes ce lieu de perdition.
L'homme s'assit face à moi et je fixai vraiment pour la première fois mon sauveur providentiel. Il était aussi grand que moi, et je fus surpris de constater qu'il ne devait pas être beaucoup plus âgé. Il avait une large carrure, de solides épaules sur lesquelles tombaient des cheveux fins d'un blond teinté de roux. Il portait la barbe et la moustache, et ses yeux étaient d'un bleu perçant. S'y lisait une lueur d'intelligence qui me plut aussitôt, car elle me rappelait celle qui brillait dans les yeux de mon cousin Manfred.
Il tendit vers moi une large paume et dit :
- Kyle Mackintosh, d'Inverness.
- Kyrian MacLeod, d'Inverie, répondis-je.
- Mangeons, ajouta-t-il d'un ton sans réplique. Nous causerons mieux après.
Je doutais de pouvoir avaler plus d'une cuillerée, mais finalement, je me surpris à trouver quelque réconfort dans ce bol de soupe chaude et le pain me parut aussi bon que celui qui cuisait dans le grand four de Dunvegan.
- Alors, Kyrian, quel bon vent t'amène sur ce bateau ? demanda-t-il en reposant sa cuillère dans son bol.
- Un bon vent n'est peut-être pas le terme le plus approprié. Mais je vais en France pour rejoindre l'armée et me battre quelques temps. Mon oncle pense que cela me fera le plus grand bien.
- Hé, moi, c'est mon père qui m'envoie car il trouve que je suis toujours dans ses jambes et que je ne le laisse pas mener ses petites affaires comme il l'entend.
Je souris. Il poursuivit, sur un ton de confidence :
- Et puis, il faut bien l'avouer... J'espère aussi occire quelques Anglais, afin de me faire la main pour le jour où il faudra reprendre les armes pour l'Ecosse.
- Je reconnais qu'il ne me déplairait pas d'en pourfendre aussi quelques-uns, et un en particulier. Je pense que les guerres des Français peuvent être un bon terrain d'entraînement.
- Je suis bien de ton avis. Nous apprendrons aussi la tactique des troupes anglaises, ça peut être utile. Mais, dis-moi, je croyais que les MacLeod vivaient principalement sur Skye ?
- En effet, mais le clan possède des terres autour d'Inverie, dont mon père avait la charge.
Je poussai un long soupir, regardai Kyle légèrement par en-dessous et j'entamai alors le récit de ma modeste existence. Après tout, nous avions encore plusieurs heures de traversée devant nous... et si je voulais ne point songer à la mer agitée et aux vagues qui menaçaient à tout instant de nous engloutir, autant se raconter nos vies.
Ce fut au bout de cette longue nuit que Kyle n'eut plus beaucoup de secrets pour moi et réciproquement. Comme nous partions pour rejoindre le même régiment, nous en conclûmes que Dieu nous avait mis sur le même chemin et que c'était certainement pour tuer des Anglais et vider ensemble de nombreuses chopes de bière, voire culbuter quelques filles peu farouches.
**
Nous arrivâmes enfin en vue des côtes des Flandres et ce fut avec un soulagement certain que je retrouvai la terre ferme. J'ignorais cependant que j'allais encore souffrir de nausées durant deux jours, dues à ce que l'on appelait communément "le mal de terre". Je jurai les grands dieux que rien ne valait un bon cheval et que le pont d'un bateau était une passerelle pour l'enfer. Mais, bien vite, la bonne humeur de Kyle et la perspective d'éprouver un peu ma propre force me ragaillardirent.
Ce fut ainsi qu'après trois jours de chevauchée, nous rejoignîmes notre régiment et que nous fîmes la connaissance de notre premier officier, le capitaine François du Breuil.
Kyle et moi-même nous intégrâmes sans trop de difficulté parmi nos camarades. Nous dûmes cependant abandonner nos kilts et nos manteaux pour revêtir les couleurs de l'armée française. Et ce fut ce qui nous donna finalement le plus de mal. J'avais l'impression d'être engoncé dans ces vêtements et je mis quelques temps à retrouver toute mon aisance à l'épée. Kyle rencontrait les mêmes soucis. Par contre, j'eus un petit avantage sur lui, je parlais mieux français et je lui rendis quelques services lors de discussions avec nos camarades ou même de négociations avec notre capitaine. Entre nous, quand nous étions seuls, nous reparlions tout naturellement en gaëlique, ce qui nous empêchait aussi de trop souffrir du mal du pays. Car les Flandres offraient une terre morne et plane, sans reliefs, sans lacs. Et je me fis la réflexion que rien ne valait les soirs d'Ecosse quand le soleil perçait à travers les nuages et offrait un spectacle de toute beauté sur la nature endormie.
Le fait d'être deux Ecossais au sein de ce régiment présentait aussi un avantage : notre capitaine nous confia très vite certaines missions au cours desquelles nous pouvions user uniquement de notre langue, ce qui favorisait bien des secrets car nul autour de nous n'y entendait rien. Je ressentis très vite une grande admiration pour notre capitaine qui, malgré sa jeunesse - il avait à peine deux ans de plus que moi -, savait mener ses hommes. Bien entendu, il n'avait pas sous ses ordres de troupe très fournie, nous n'étions qu'une petite escouade et il devait rendre des comptes à plus gradé que lui. De même, nous devions nous intégrer à une troupe plus nombreuse pour les grandes manœuvres et les combats.
Notre première bataille fut très impressionnante à vivre. Je mesurai mieux alors la précision des armes ennemies, l'importance de la cavalerie ou des canons. Ce fut au cours de ces premiers mois de service que j'appris aussi à tirer correctement avec un pistolet grâce à de longues séances d’entraînement. Un jour, cependant, Kyle et moi-même fîmes une démonstration de lutte à mains nues qui impressionna nos camarades. Ils n'avaient jamais vu faire cela. Le capitaine lui-même assistait à cette démonstration et il en retint que, même désarmés, nous avions les moyens de faire face à l'ennemi, à condition que ce dernier ne possédât pas d'armes à feu.
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