Chapitre 9

8 minutes de lecture

Château de Lures, juin 1731

Depuis plusieurs jours, je devrais même dire depuis plusieurs semaines, notre château bruissait d'une agitation qu'il n'avait pas dû connaître depuis au moins une vingtaine d'années. En ce matin d'été, ma cousine Iphigénie allait prendre époux. J'étais bien contente, au fond de moi, d'être bientôt débarrassée d'elle. Son caractère ne s'était pas arrangé au cours des deux dernières années. J'avais surpris une fois ma mère dire à sa sœur que sa fille exagérait un peu. Cela n'avait pas plu à ma tante, mais cette dernière ne pouvait trop rétorquer : sans nous et sans l'asile que nous leur offrions, elles n'avaient pas grand-chose.

Ce fut pourquoi ma tante, lorsque Charles de Sinclair fit sa demande, ne mit pas des semaines à accepter le mariage. C'était un jeune homme un peu plus âgé que François, mais portant bien. Il était aussi de noble famille et ses revenus étaient largement suffisants. De plus, Iphigénie semblait avoir des sentiments pour lui. Au titre d'oncle et un peu de tuteur, mon père négocia donc le contrat de mariage et fournit une dot tout à fait honorable à ma cousine.

Ce mariage était le premier auquel j'assistais et j'étais aussi impressionnée que Sophie par le nombre d'invités, la beauté des robes et des costumes, la quantité de provisions qu'il avait fallu faire livrer. Sans oublier la profusion de fleurs qui décoraient la chapelle du château. Encore plus que pour les quelques bals auxquels nous avions assisté, l'excitation était à son comble.

La journée passa très vite, je dus faire bonne figure pour saluer nos invités. Ma mère voulait également profiter de l'occasion pour me présenter à bon nombre de personnes. Je pus mesurer alors que je représentais un certain intérêt aux yeux de plusieurs hommes présents, célibataires ou même veufs. Mais aucun n'attira particulièrement mon attention. Au contraire de ma cousine qui avait cherché à plaire et à susciter des compliments dès qu'elle avait pu le faire, je ne recherchais pas particulièrement cela. En outre, et même si la vie au château me paraissait bien souvent monotone, je ne me sentais aucune envie de me marier, si c'était pour mener le même genre de vie, mais dans un autre château. Ce destin qui s'annonçait pesait déjà sur moi, sans même que j'en aie vraiment conscience.

Si ma jambe boiteuse pouvait rebuter plus d'un prétendant, la dot que me préparait mon père allait aiguiser plus d'un appétit. Mais je savais que ma mère serait vigilante et ne me ferait pas épouser n'importe quel premier prétendant venu. Je lui faisais donc confiance, peut-être un peu naïvement, c'était vrai, pour évincer les importuns.

Lorsque sonna l'heure du bal, ce fut aussi pour moi le moment le plus difficile à vivre de la journée. Malgré des heures passées dans le salon à apprendre les pas, il m'était toujours difficile et douloureux de danser correctement. Je devais aussi veiller à ne pas gêner mon partenaire de danse et je ne parvenais pas à me concentrer sur tout ce qu'il fallait faire. Au bout de trois danses, j'étais déjà épuisée, mais il n'était pas forcément très convenable de refuser des invitations, ni même de passer la soirée assise quand on était une jeune fille bien portante et, qui plus est, quand on était une des demoiselles d'honneur de la mariée.

J'accordai la cinquième danse à un homme d'une trentaine d'années, veuf depuis peu et père d'un petit garçon de deux ans, Jean de Richemond. Et je faillis m'écrouler dans ses bras, tant ma jambe me lançait. Il se rendit vite compte que je n'allais pas bien et m'aida à gagner un fauteuil, dans un salon à côté de la grande salle de bal. Je pus alors laisser la douleur s'afficher sur mon visage et laisser tomber le masque que je tentais de porter depuis ma première danse. Sa sollicitude me toucha :

- Mademoiselle, vous m'inquiétez. Avez-vous besoin de quelque chose ?

- Je vous remercie, Monsieur, et je m'excuse d'avoir dû interrompre notre danse. Mais, vous le savez... Je boite et je souffre terriblement lorsqu'il me faut danser. Je ne pouvais plus tenir. Je suis vraiment désolée...

- Ne le soyez pas, ma chère. Je le comprends très bien. Vous pouviez refuser...

- Cela n'aurait pas été très bien vu, n'est-ce pas ?

- Hum, parfois, il faut savoir dire non pour s'éviter bien des désagréments ! Un petit désagrément vaut toujours mieux qu'un grand !

Sa remarque me parut pleine de bon sens et je le remerciai gentiment. Il se proposa alors pour aller me chercher un verre d'eau fraîche, ce que j'acceptai volontiers. Quand il revint, je pris mon temps pour l'observer un peu mieux. Il était assez grand, presque autant que François. Mais il était plus maigre que mon frère. Il ne portait pas encore de perruque blanche et ses cheveux étaient d'un brun foncé, et bouclés. Il avait un nez assez long et marqué, une petite bouche et des yeux gris. Il n'avait pas particulièrement de beaux traits et était bien loin de représenter le summum de la beauté masculine telle que je pouvais me la représenter à l'époque, à travers les lectures que j'avais pu faire, mais aussi avec le souvenir de mon frère. François restait pour moi une référence de la gent masculine, même si, bien entendu, les sentiments qui nous liaient ne dépassaient pas l'amour fraternel.

Dès que je me sentis un peu reposée, Jean de Richemond me ramena dans la salle de bal. Ma mère me cherchait des yeux et vint aussitôt vers moi. Je lui expliquai en quelques mots ce qui m'était arrivé et elle remercia Jean pour son empathie et sa gentillesse. Il se montra très poli, sans être obséquieux et lui fit bonne impression. Malgré d'autres propositions, je refusai de danser à nouveau et restai assise le plus possible.

**

Iphigénie avait donc quitté le château pour s'en aller vivre avec son époux et nous nous retrouvâmes alors Sophie et moi pour un nouvel été. Je pensais déjà à quelques buts de promenade, à passer d'agréables moments à l'ombre des grands arbres du parc, à lire ou à broder.

J'allais bien vite oublier l'incident du bal de mariage et ma propre faiblesse, et je fus surprise de voir, par un bel après-midi de juillet, une voiture s'engager dans l'allée, avec Jean de Richemond à son bord. Il venait me saluer et s'enquérir de moi, ce qui me toucha. Ma mère fut aussi agréablement surprise par cette visite et se mit à s'intéresser à lui. Elle pensait déjà qu'il ne fallait négliger aucune proposition et accepta que je fasse une courte promenade, seule, en la compagnie de Jean.

Je ne savais trop que dire alors que nous nous engagions dans les allées du jardin. Il ne sembla pas s'en émouvoir et se montra galant tout en parlant de choses et d'autres. Ce fut une conversation légère, dont l'intérêt me sembla vite limité. A notre retour, il prit congé et remercia ma mère pour son accueil.

Le soir-même, elle engageait une conversation sérieuse avec mon père, hors de ma présence. Mais Sophie, que la chaleur n'aidait pas à s'endormir, s'était relevée et elle en entendit une partie en passant près du salon où ils s'entretenaient. Dès le lendemain, alors que nous étions seules dans le parc, elle me fit part de ce qu'elle avait surpris.

- Je crois, Héloïse, que Jean de Richemond a plu à ta mère.

- Comment cela ?

- Hier soir, quand je suis passée près du salon après avoir été prendre un verre d'eau fraîche à la cuisine, je l'ai entendue dire à ton père qu'il ferait un bon parti pour toi.

J'ouvris de grands yeux. Voilà que l'on songeait déjà à me marier !

- Mais quelle idée !

- Il va bien falloir commencer à nous préoccuper de trouver un époux, non ? demanda-t-elle d'un air un peu rêveur.

- Sophie ! Je n'épouserai pas Jean de Richemond !

- C'est un bon parti, non ?

- Comment le sais-tu ?

- C'est ce que ta mère disait...

- Qu'as-tu entendu d'autre ? demandai-je soudainement, vraiment curieuse.

- Rien de plus... Je ne voulais pas me faire remarquer.

Je soupirai : je reconnaissais bien là le peu d'intrépidité de ma cousine.

- Nous devons nous fier au bon avis de nos parents... Regarde ma sœur ! Elle est très heureuse...

- Oui, j'en conviens. Mais...

- Mais quoi ?

- Sophie... La vie que je mènerais auprès de Jean ou de quiconque du même genre serait profondément ennuyeuse !

Ce fut au tour de Sophie d'ouvrir de grands yeux :

- Mais quelle autre vie voudrais-tu mener ?

- Je voudrais voyager... Aller à Paris, par exemple, pour m'en faire une idée, ou bien découvrir les Flandres comme François, visiter les châteaux espagnols ou les bords du Rhin. Et puis... voir la mer.

Mon regard se fit rêveur. J'avais lu tant d'histoires où il était question de la beauté de l'océan, sans avoir jamais pu le voir encore de mes propres yeux. J'espérais ardemment pouvoir réaliser ce rêve au cours de ma vie.

Sophie me dévisageait avec étonnement.

- Mais... Nous devons espérer vivre une vie paisible... Elever nos enfants... Seconder notre mari...

- Oui, oui, bien entendu...

Je fis un simple geste de la main, comme pour balayer ses arguments. Je compris bien vite qu'il ne servait à rien d'essayer d'expliquer mes aspirations profondes à Sophie : elle ne me comprenait tout simplement pas, et si elle m'avait suivie dans quelques escapades, elle ne pouvait envisager plus aventureux que de se rendre au village voisin sans l'autorisation de nos parents. Alors, vouloir voyager et voir la mer... Cela lui paraissait totalement irréaliste, voire inconvenant.

**

Mon père eut à son tour l'occasion de rencontrer Jean de Richemond et se rendit même chez lui, à son invitation. Ils parlèrent longuement de moi et mon père accepta qu'il me fît la cour. Oh, une cour discrète encore et je devais bien reconnaître que Jean savait se montrer agréable sans être envahissant. Mais je m'ennuyais vite en sa compagnie, car même s'il était d'un naturel gentil, il n'avait guère de conversation. En outre et sans doute cela était-il dû au fait que je me sentais encore bien jeune, je ne me voyais pas m'occuper déjà d'un petit enfant.

Voyant mon peu d'enthousiasme, mes parents tentèrent de me raisonner et de me faire admettre que, certes, ils pouvaient accepter que je ne veuille pas encore me fiancer, mais je devais cependant comprendre qu'il était temps pour moi de songer au mariage. Ce à quoi je répondis que je refuserais de me marier tant que mon frère ne serait pas de retour. Je voulais que François soit le témoin de mon mariage. Et, secrètement, je voulais aussi avoir son avis concernant les différents prétendants qui pourraient se présenter.

L'année se termina par le départ de ma tante et de ma cousine, appelées auprès d'Iphigénie qui attendait son premier enfant. Une fois de plus, je me retrouvai seule au château, avec mes parents, les domestiques, quelques chats et un chien. Mais aussi un cheval avec lequel j'aimais toujours autant me promener dans et au-delà du domaine.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0