Chapitre 11
Château de Lures, 6 mai 1734
"Oh, mon Dieu, qu'il est beau !"
Ce furent les premiers mots qui me vinrent à l'esprit lorsque François me présenta Kyrian. Devant moi se tenait un jeune homme, légèrement plus grand que mon frère, bien bâti, aux cheveux roux et bouclés, au visage bien dessiné, même s'il était un peu osseux. Il avait surtout des yeux magnifiques, comme je n'en avais encore jamais vus, qui me fixaient avec une douceur inattendue. J'étais tellement sous le choc, subjuguée, que je faillis en perdre ma politesse.
Pour échapper une seconde à l'emprise de ce regard, je baissai la tête pour une courte révérence avant de me redresser et de lui tendre la main :
- Merci, Monsieur, pour mon frère. Je vous dois tant…
- Je n'ai fait que mon devoir, Mademoiselle, me répondit-il de cette voix chaude et profonde qui me fit frissonner jusqu'au plus profond de moi-même, à un endroit dont je ne soupçonnais même pas l'existence.
Et il prit ma main et y déposa un léger baiser avant d'ajouter :
- Je suis enchanté de faire votre connaissance. Votre frère m'a beaucoup parlé de vous au cours de notre voyage…
- Alors il lui restera à me parler de vous, pour que nous soyons à égalité, répondis-je en souriant et en regardant François avec un rien de malice.
Ce dernier rit légèrement et Kyrian me lâcha la main ce qui provoqua en moi un serrement douloureux, comme la perte de quelque chose de précieux.
A cet instant, nous entendîmes des pas et des voix derrière nous : je me retournai et vis nos parents arriver.
François s'empressa de les saluer et ma mère se montra pour une fois un peu plus démonstrative qu'à son habitude : je savais bien qu'elle s'était fait du souci pour mon frère et le revoir en bonne santé était un soulagement pour nous tous. Elle lui prit les mains et les serra fort entre les siennes, le visage tendu vers lui.
- Mon fils ! Enfin...
Puis mon père fit de même, avec un peu plus de chaleur encore dans la voix. Après ces premiers mots, François leur présenta Kyrian à leur tour. Mon père lui donna une chaleureuse poignée de main en le remerciant encore pour ce qu'il avait fait. Puis il nous invita tous à rentrer dans la maison.
**
Assise devant ma coiffeuse, je laissais Clarisse me coiffer. J'étais déjà en tenue de nuit et, d'ici quelques instants, je serais enfin seule dans ma chambre. Pour une fois, ces derniers préparatifs pour la nuit se faisaient dans le silence, alors que nous avions l'habitude elle et moi de parler un peu, voire de plaisanter. Elle avait à peine un an de moins que moi et était à mon service depuis deux ans maintenant. Nous nous entendions bien, du moins comme peuvent bien s'entendre une domestique et sa maîtresse.
Finalement, elle me laissa et sortit en me souhaitant une bonne nuit. Je la saluai de même et ne retins pas le soupir de soulagement lorsque la porte se referma enfin. Je fermai un moment les yeux pour tenter de calmer le tourbillon qui s'était emparé de moi au cours des dernières heures et qui ne s'était point calmé, depuis que Kyrian MacLeod avait franchi la grille de notre propriété.
Tout ce que je ressentais était tellement inattendu, soudain et puissant, que je ne savais comment remettre de l'ordre dans mes pensées et dans mes émotions. Je me sentais à la fois énervée, excitée, tremblante, follement heureuse, d'une joie primitive et émerveillée. Quand je rouvris les yeux, le reflet que me renvoya le miroir ne me dit pourtant rien de tout cela : à peine peut-être pouvait-on voir ma poitrine se soulever un peu plus rapidement que d'habitude ou discerner que mes yeux étaient plus brillants. Je n'étais pas différente de la jeune fille qui s'était fait coiffer ici-même, ce matin.
Et pourtant, si.
Je n'étais déjà plus la même, j'étais déjà autre. Mais sans savoir encore vraiment qui j'étais devenue, et ce que je serais, ce que je deviendrais.
Je relâchai un nouveau soupir, tentant de détendre les muscles de mon ventre, puis me levai et me dirigeai vers la fenêtre. Une belle lune presque ronde inondait de ses doux rayons le parc qui s'étendait devant mes yeux. Je pouvais très nettement distinguer les ombres des arbres, à peine balayés par un vent léger, et les dessins du jardin au-delà de la cour. Dans le ciel, les étoiles dispensaient leur douce clarté. Mais je ne voyais rien de tout cela. Je ne voyais encore et encore qu'un regard vert magnifique et un sourire envoûtant. Mes jambes tremblèrent alors que je me remémorai ce premier vrai sourire, quand j'avais vu se dessiner une fossette au coin de sa bouche. Je me demandais encore comment j'avais bien pu ne pas fondre sur place.
Je me tournai enfin vers mon lit, sans avoir aucune envie de m'y étendre. Pour tout dire, j'aurais aimé encore être près de lui, l'écouter parler encore et encore de son pays, de sa famille. Car, pour une fois, le repas du soir avait été très animé. J'avais l'impression que la vie était entrée dans la maison, et pas seulement grâce au retour de François.
Je me sentais déjà impatiente d'être au lendemain, de revoir ce jeune homme dont le récit m'avait emportée si loin, dont le regard me sondait avec un mélange d'étonnement et de douceur. Mon Dieu, quels yeux… Je soupirai à nouveau et me résolus à me coucher. Mais une fois dans mon lit, je mis des heures à trouver le sommeil, toujours poursuivie par ce regard qui ne me lâchait pas et, je l'ignorais encore, ne me lâcherait plus.
Alors, pour batailler contre cette insomnie, je me repassais les images de la soirée, je revivais ses mots, ses impressions sur notre pays, son plaisir à le découvrir, alors même qu'il le connaissait fort peu, ayant surtout servi au-delà de nos frontières.
Je me souvenais aussi très bien du moment où ma mère lui avait demandé de quel endroit il était originaire. Il avait alors très justement répondu :
- Si je vous dis simplement des Highlands, Madame, je crains que cela ne vous avance guère plus que de juste vous dire que je viens d'Ecosse. Mon clan est originaire de l'île de Skye, mais il possède aussi des terres en-dehors, terres dont j'aurai bientôt la charge. Le château de mon père s'appelle le château d'Inverie.
J'avais alors osé demander, alors même que ma mère s'apprêtait à lui poser une autre question :
- Décrivez-nous cet endroit, Monsieur, s'il vous plaît…
- Et bien, Mademoiselle...
Ses sourcils s'étaient alors légèrement levés sur son front, comme s'il avait été un peu perplexe ou hésitant face à ma question, son regard s'était fait rêveur et j'imaginai à juste titre qu'il était, par la pensée, reparti vers ses terres. Il poursuivit cependant et ce qu'il dit me ravit :
- C'est fort différent d'ici. Le château de mon père est plus petit, de pierres grises et non blanches. Quand on se tient devant et que l'on regarde vers le sud, ce n'est pas un jardin riant que l'on voit, mais le loch. Le Loch Nevis, précisa-t-il.
Rien que ce nom résonnait déjà agréablement à mes oreilles.
- Le soir, vers la droite, on peut voir le soleil se coucher derrière la presqu'île qui le ferme en partie. Les couleurs du soir sont alors magnifiques, un mélange d'ocres et de roses, de mauves et de bleus, de parmes, de pourpres et d'or. Les sommets d'en face peuvent se découper longtemps sur le ciel clair. Et quand on regarde vers le nord, au-delà du château, c'est la montagne que l'on voit. En hiver, son sommet se couvre de neige et jusqu'aux premiers jours du printemps. Elle est un rempart face aux frimas de cette saison et une protection pour nous tous. Le village et son petit port ne sont pas loin, on les aperçoit d'ailleurs du château.
- Vous avez vécu longtemps là-bas ? demanda mon père.
A cet instant, je vis un léger sourire se dessiner sur le visage de mon frère et je compris que Kyrian lui avait déjà raconté beaucoup de choses, que nos questions n'apportaient en réponse aucune surprise, aucune nouveauté pour lui.
- J'y ai passé ma petite enfance, avant d'être accueilli par mon oncle, laird du clan des MacLeod, à Dunvegan, en son château. C'est là alors que j'ai vécu, avec ma sœur, Jennie, jusqu'à ce que je parte pour la France.
Il tut là bien des circonstances et souvenirs pénibles, n'expliquant nullement pourquoi il avait été obligé de quitter Inverie enfant et pourquoi il avait dû faire de même il y a quelques années pour Dunvegan.
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