1.VII // Un château de cartes

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Cassandra ne cessait de ruminer au sujet de son nouvel emploi depuis qu’Edwige lui avait fait réaliser les risques liés à celui-ci. Les Terriens surexposés à la radioactivité avaient vu leur espérance de vie diminuer franchement, la plupart mourant rapidement d’un cancer. Dans les centrales terrestres, les employés étaient équipés en conséquence pour se protéger des radiations, mais Gaël était-il conscient de ces risques et fournirait-il l’équipement nécessaire à ses équipes ? Rien n’était moins sûr de la part de quelqu’un qui n’avait que peu de considération pour toute autre personne que la sienne. De toute façon, Cassandra n’avait nulle part où s’enfuir, ni même où se cacher dans l’unique ville de Sagittari : ce sinistre individu avait suffisamment d’influence pour se débarrasser d’elle sans conséquence, ou la faire officiellement punir pour avoir saboté les centrales, bien que cela fût faux. Gaël pouvait tout se permettre sur cette planète, et c’était le seul homme capable de faire pression sur le gouvernement à ce point.

Bien des personnes regrettaient son père, à commencer par le Président, tant il avait montré une personnalité opposée à celle de son fils : un homme altruiste, soucieux du bien-être des Sagittariens et d’un développement écologique et responsable. Gaël, lui, ne pensait qu’à son propre intérêt, et s’il avait proposé les centrales nucléaires comme solution au gouvernement, ce n’était que pour garder le monopole de l’énergie, et les privilèges qui en découlent. Là encore, son père aurait sans doute pris le temps de développer une nouvelle technologie révolutionnaire, mais Gaël n’avait ni la patience, ni les connaissances pour cela.

Ce fut seulement la sonnerie de son téléphone qui extirpa Cassandra de ses pensées. Dès les premiers échanges de phrases avec son interlocuteur, elle posa son regard sur Edwige qui vaquait à ses occupations dans les parages. Celle-ci enfonça la tête entre ses épaules, comme si elle voulait se faire plus petite, et pour cause…

— Edwige ? lança Cassandra, brisant le silence. Tu étais où déjà, il y a deux jours ?

— Il y a deux jours ? Voyons… balbutia Edwige, qui savait très bien où sa mère voulait en venir.

— Ne fais pas l’idiote, tu es bien loin de l’être. Tu n’étais pas à l’école, hein ? Tu m’as dit que tu y avais déjeuné, pourtant !

— Non, c’est vrai, je n’étais pas à l’école, je…

— Où étais-tu alors ? demanda calmement Cassandra en s’asseyant, comme pour essayer de rassurer sa fille. Dis-moi la vérité.

— J’étais… dans la forêt. Je voulais voir si d’autres arbres étaient morts.

Cassandra, interloquée, ne sut que répondre. D’un côté, sa fille avait bravé les interdits tant vis-à-vis de l’école que du fait de pénétrer dans la forêt, et la société sagittarienne ne plaisantait pas avec ces choses-là. Mais d’un autre côté, cela signifiait qu’elle était finalement plutôt sensible à cette histoire d’arbres mourants, et ce qu’elle avait pu découvrir là-bas piquait la curiosité de sa mère.

— Comprends-moi, maman, relança la fille. C’était bien plus important, et… et passionnant que d’entendre encore et toujours des choses que je sais déjà à l’école !

— D’accord Edwige, très bien… D’accord, bafouilla Cassandra qui n’en revenait toujours pas. Et… qu’as-tu découvert ?

— Il y a des arbres morts dans la forêt, maman ! Comme dans les centrales.

— Ainsi, ce n’est pas lié au gluant, murmura la mère, songeuse. Mais… d’où vient cette maladie ? demanda-t-elle sans attendre de réponse de sa fille qui ne pouvait pas savoir.

— Ça, je n’en sais rien. Par contre, ça semble toucher des groupes d’arbres proches, et…

— Et quoi ?

— La forêt est terrifiante ! bredouilla Edwige les larmes aux yeux. J’ai failli m’y perdre et ce sont d’étranges lumières vertes éphémères qui m’ont guidée vers la sortie.

— Il n’y a pas d’animaux ni de monstres dans la forêt, Edwige, insista sa mère, pour la rassurer et lui rappeler que ces sortes de feux follets ne pouvaient pas être des formes de vie conscientes.

L’adolescente resta malgré tout dubitative. Un jour, elle retournerait là-bas et étudierait de plus près ces lueurs vertes. Elle y parviendrait, sans peur cette fois.

***

Gaël se pencha en avant et croisa ses mains sur le bureau de verre lisse. Face à lui, trois hommes en blouse blanche restaient muets. Ils semblaient particulièrement soucieux.

Autour d’eux, les laborantins vaquaient à leurs occupations. S’ils n’en avaient pas, ils en inventaient rapidement une, afin d’être certains que le redouté directeur ne les sollicite pas pour une raison ou pour une autre, fût-elle aussi banale que de servir un café à cet odieux personnage.

— Monsieur, votre projet est certes réalisable, mais… hasarda l’un des scientifiques.

— Mais quoi ? S’il est réalisable, on le réalise, quoi de plus simple ?

— Raser les centrales à biosynthèse et en construire de nouvelles ne pose pas de problème en soi, si la main d’œuvre disponible est importante. Mais c’est la manipulation des matières premières qui constitue un obstacle, reprit un autre dans une tentative de soutenir son collègue. Nous allons devoir fouiller dans les connaissances des Terriens au sujet de la radioactivité, nous ne sommes pas à jour là-dessus. Et cela va prendre du temps…

— Fouillez tout ce que vous voulez, mais oubliez cette histoire de « temps », messieurs, car nous ne l’avons pas. Vous m’avez dit que la radioactivité n’avait pas de conséquence à court terme, et nous allons mettre de côté le long terme pour l’instant. Je suppose que vous n’avez guère envie de vous retrouver à court d’énergie du jour au lendemain, n’est-ce pas ? Alors pour faire simple, de quoi avons-nous besoin pour démarrer ?

— De nouvelles centrales fonctionnelles et de mines d’uranium pour en extraire le combustible. Après on le met dans les réacteurs et c’est réglé, lança vigoureusement le troisième scientifique.

— Voilà quelque chose que j’apprécie d’entendre, asséna Gaël. Les résultats des scanners ont montré la présence d’uranium accessible depuis la surface, n’est-ce pas ?

— La structure de Sagittari n’a pas été scannée en profondeur, à peine un pour cent de la distance croûte-noyau a été étudiée, monsieur, mais cela suffit à établir la présence de dioxyde d’uranium dans les vingt premiers kilomètres de profondeur. Il y en aurait à proximité de l’actuelle centrale à biosynthèse d’Unelma.

— Eh bien voilà, ricana Gaël. Encore plus facile que le dioxyde de nihonium qu’il a fallu extraire des océans ! L’énergie à portée de main ! Que demande le peuple ?

— Le peuple demande des garanties sanitaires ! interrompit l’un des scientifiques en se levant. Nous ne sommes pas prêts à travailler avec ce type de radioactivité qui n’a pas servi depuis la Terre, et pour cause !

— J’ai une garantie pour vous et vous seul, dit calmement Gaël. Prenez une navette, mettez-vous en orbite, et foutez-nous la paix. Est-ce clair ?

Le jeune directeur des centrales se releva sur ces mots, ignorant du regard son interlocuteur désarmé.

— Je veux dans les trois prochains jours deux équipes pour la construction des centrales, et une pour l’extraction du minerai. J’ai déjà une employée volontaire pour aller dans les mines, ponctua-t-il.

***

Lorsque le téléphone retentit pour la seconde fois, Cassandra n’en revint pas. Elle n’avait guère l’habitude, dans son existence fort discrète, de recevoir plusieurs appels en une seule journée.

— Allô ? hasarda-t-elle timidement.

— Bonne nouvelle 0157F22, vous allez retrouver votre salaire encore plus vite que prévu ! J’ai besoin de vous dans trois jours sur le site de l’ancienne centrale d’Unelma. Rendez-vous à huit heures et demie, je compte sur vous.

— Heu, je… Bien monsieur, je serai là, répondit-elle avec hésitation, comme si elle avait voulu exprimer son refus sans oser le faire.

Mais cela n’avait guère d’importance, puisque Gaël avait raccroché dès sa convocation exprimée.

Edwige regardait sa mère, pensive. Cette fois, elle était convaincue que ses doutes étaient fondés, et que cette société trop parfaite ne saurait tenir éternellement. Elle avait l’impression que celle-ci était d’ores et déjà condamnée, comme l’embryon d’un œuf dont on percerait imperceptiblement la coquille. Elle n’aurait su exprimer clairement pourquoi à ce stade, mais peut-être parce que Gaël, à lui seul, semblait ramener le fragment d’humanité sagittarien vers l’état de la Terre du XXIe siècle : corruption, manipulation, profit, mise en péril de l’environnement… et tout cela à partir d’arbres qui mouraient, sans qu’on sache expliquer pour quelle raison.

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