2.II // Bombes à retardement
Assise face à sa large table en verre et ayant délaissé son dîner, Cassandra se tenait la tête entre les mains tandis qu’Edwige ne réussissait pas à contenir ses larmes, aussi douée fût-elle pour se montrer indifférente sur un nombre incalculable de sujets. Elle aussi venait de perdre tout appétit.
— Et… ils vont te soigner hein ? hasarda la plus jeune.
— Me soigner, non, ils n’ont pas l’air de savoir soigner ce genre de chose, ce… « cancer ». Mais ils m’ont donné un traitement efficace et m’ont assurée que cela m’aiderait à résister plus longtemps, en ralentissant ou en résorbant les effets de la maladie.
— Ils t’ont dit à quoi c’était dû ?
— D’après eux, ce serait la radioactivité…
— Bon sang ! Je te l’avais dit. Tout est de la faute de Gaël. Je vais le tuer ! cria Edwige.
— Le tuer ? Ne sois pas idiote, tu ne pourras jamais l’approcher. Avec tous les détracteurs qu’il a aujourd’hui, il s’est fait entourer de gardes du corps.
— Ils ne se méfieront jamais d’une adolescente ! Je…
— Je t’ai dit : ne sois pas idiote, Edwige. Et puis est-il vraiment responsable ? S’il n’y avait pas eu les warzeuls, nous serions restés à la biosynthèse, et…
— Et si nous n’avions pas été là, il n’y aurait tout simplement pas eu de warzeuls, coupa Edwige.
« Le premier cancer à s’être déclaré sur Sagittari, c’est celui de la planète elle-même, et les responsables ne sont autres que nous, » songea-t-elle durant l’instant de silence qui suivit sa réplique.
Elle n’avait guère changé. Il faut dire qu’elle était déjà bien mature, cinq ans plus tôt. Et elle n’était pas plus heureuse aujourd’hui, loin s’en faut : cette transformation forcée de la société ne l’enthousiasmait pas le moins du monde. Toujours férue d’histoire de l’humanité, elle reconnaissait bien trop de traits de la crise terrienne du XXIe siècle dans la situation actuelle. Elle se rendait compte que tous ces siècles d’efforts, de transition écologique, de travail sur le respect des autres et de la vie en général, étaient en train d’être gâchés. L’Exode lui-même était en train d’être gâché ! Les progrès d’un millénaire entier avaient été jetés par la fenêtre sans véritable réflexion ni considération. Bienvenue sur Sagittari, reflet de la Terre du XXIe siècle. Bienvenue dans la dictature de Gaël, un parvenu qui se prenait pour le maître du monde.
— Je vais prendre l’air, m’man, reprit-elle plusieurs minutes plus tard en se relevant. Tu viens avec moi ?
— Non merci, Edwige. Je vais rester me reposer… sur conseil du médecin.
L’adolescente acquiesça sans un sourire, comme à son habitude. Les dernières années ne l’avaient pas rendue moins froide. Jamais vraiment épanouie, elle ne parvenait même pas à feindre un minimum de bien-être en se montrant avenante vis-à-vis de son entourage. Sa mère y était habituée et n’y prêtait plus vraiment attention, mais ses camarades et professeurs peinaient toujours autant à la cerner. Non que cela lui déplût, à vrai dire : sa façon d’être lui offrait même un excellent rempart contre les relations ennuyeuses.
Puisqu’elle avait l’habitude de rester en sous-vêtements tant qu’elle était chez elle, Edwige enfila rapidement un pantalon beige et un t-shirt bleu qu’elle observa avec une certaine forme de dégoût. Elle le recouvrit alors de sa veste à capuche rouge, qu’elle zippa intégralement pour masquer le vêtement, trop disgracieux à son goût.
Sa combinaison ? Elle ne la mettait plus. Beaucoup de Sagittariens avaient cessé de l’utiliser. Pourquoi aurait-on dû se limiter à un seul type de vêtement, après tout ? Certes, cela offrait une tenue décente aux plus démunis, mais quelle monotonie… Au moins, la société actuelle se voulait plus haute en couleurs, plus surprenante. Pas toujours en bien, ceci dit. Rarement en bien, même. Edwige grommela à nouveau sur cette pensée, avant de l’écarter de son esprit.
La soirée pré-estivale était douce, et l’Anari éclairait les façades des maisons d’une délicate teinte orangée. Le quartier d’Unelma n’avait guère changé, tant qu’on ne s’approchait pas trop de la centrale nucléaire. Quoique : il y avait maintenant des routes, qu’on avait goudronnées comme sur cette bonne vieille Terre, pour faire face à l’afflux des véhicules personnels. Edwige arrangea son parcours de façon à rester suffisamment loin de ces éléments disgracieux. Elle n’avait pas envie de laisser ce moment de répit être gâché par les immondes cheminées de la centrale, ni par les déprimantes étendues bitumées.
Elle marqua un long moment de pause face à l’orée de la forêt. Le secteur par où elle était entrée cinq ans plus tôt était resté verdoyant. Elle s’avança pour jeter un œil à l’intérieur et vérifier que ce n’était pas qu’une simple façade.
« Et qu’aucun individu de ton espèce corrompue ne s’avise d’y reposer les pieds. » Ces paroles résonnèrent immédiatement dans sa tête tandis qu’elle franchissait les premières racines. Était-ce une pensée naturelle, ou un rappel que lui envoyaient les finils ? Étaient-ils encore dans les parages, ou en train d’affronter leurs frères corrompus loin dans les entrailles de la planète ?
Le message se répéta encore et encore, jusqu’à ce qu’elle consente à revenir sur ses pas et à retrouver la sécurité de la ville. Edwige poussa un soupir de soulagement lorsque la voix dans sa tête s’estompa. Ces esprits de la forêt n’étaient décidément pas prêts à s’allier aux humains. Et pourtant, s’il y avait là un début de solution à leur problème commun ? Comment pourrait-on les convaincre de travailler ensemble ?
Pour cela, encore aurait-il fallu que l’humanité mette de côté sa fierté et sa volonté de régner en maître sur son environnement. Ce n’était pas près d’arriver, surtout avec Gaël, dont l’influence ne cessait de grandir, au grand dam d’une large part des Sagittariens.
Edwige plongea ses deux mains dans les poches de sa veste et prit le chemin du retour, le regard vide et l’esprit ailleurs. Malgré sa petite marche apaisante, elle ne parvenait pas à digérer ce qui arrivait à sa mère. Il n’y avait plus qu’à espérer que son traitement lui permette de profiter de la vie encore de longues années. Déjà qu’elle n’avait pas de père… Allait-elle finir orpheline ? Oh, elle avait bien sollicité Cassandra à ce sujet le jour-même de ses seize ans, mais sa réponse ne la convainquait toujours pas :
— Au fait maman, tu m’avais dit que… quand j’aurais seize ans, tu… avait-elle timidement tenté.
— Oui. Pour ton père hein ? Oh, ce n’est rien d’extraordinaire, tu sais, mais je n’étais simplement pas certaine que tu comprennes bien, avant…
— Alors, dis-moi, avait insisté l’adolescente, d’un ton plus assuré.
— En fait, tu n’as tout simplement… jamais eu de père. Je sais que cela ne change pas grand-chose pour toi, mais… Au moins, tu n’auras plus à te poser de questions là-dessus, cette fois. Je voulais un enfant, mais je ne voulais pas de conjoint, alors j’ai recouru à une insémination artificielle, in vitro, si tu préfères.
« Jamais eu ? » Était-ce vraiment juste ça ? Pourquoi sa mère aurait-elle tant hésité à lui dire, en ce cas ? Ou alors avait-elle mis seize ans à mijoter une fausse excuse pour masquer une réalité bien plus tragique ?
Peut-être était-ce la stricte vérité, aussi. Qu’est-ce que cela changeait, au fond ? Elle n’avait jamais eu de père et n’en aurait jamais. Et si elle en avait eu un, irait-elle mieux ? Rien n’était moins sûr.
Elle s’arrêta un instant sur le trottoir en pierre blanche pour observer les voitures qui allaient et venaient. Ces horreurs avaient demandé bien des efforts : nouvelles mines, extraction massive de matières premières, chaînes de construction polluantes, goudronnage des voies de circulation… Edwige soupira de nouveau en dressant l’interminable liste dans sa tête.
En traversant la route, après avoir bien vérifié qu’aucun de ces maudits véhicules ne vînt la percuter, elle trébucha et s’effondra au sol. Ses mains brûlaient ; elle venait de se les écorcher à vif sur le goudron en retenant sa chute. Maudissant une nouvelle fois ces larges avenues bitumées, elle se releva péniblement et chercha du regard ce qui lui avait fait perdre l’équilibre. Ça ne pouvait pas être une racine, cette fois ! En effet, il n’y avait plus rien de tel au beau milieu de la route, puisque l’asphalte recouvrait la végétation autrefois spontanée des voies empruntées par les bus à oxygène sur leurs coussins d’air. Par contre, le bitume était fissuré sur plusieurs mètres, créant une longue irrégularité à la surface de la route. Edwige grommela encore une fois. C’était clairement une conséquence de la surutilisation des voies routières. Un détail aux yeux de certains, mais un signe évident du déclin de cette société aux siens.
De lointaines pensées lui revinrent d’un coup tandis qu’elle reprenait la direction de chez elle. « Parfois, j’aimerais que toute la société s’effondre, parce que… j’ai trop peur de m’effondrer toute seule, » se souvint-elle. Est-ce que tout ceci arrivait car elle l’avait souhaité dans un élan de désespoir ? Non, elle ne céderait pas à de telles superstitions. Mais ce souhait était-il encore d’actualité ? Elle n’en était pas certaine, compte tenu de la situation actuelle...
Elle observa un long moment la façade de sa maison avant d’y entrer. Les lierres continuaient à courir sur les parois de pierre blanche et à les magnifier de leur parure verte, tandis que les vitres en verre poli donnaient toujours cette impression de raffinement moderne. Au moins, tout n’était pas devenu gris et triste. « Pas encore, » pensa-t-elle, pessimiste, en poussant la porte vitrée.
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