2.III // Restructuration politique
— 0347M11, avancez s’il vous plaît.
— Cessez avec cet odieux matricule. Appelez-moi « monsieur le directeur », je vous prie.
— Navré monsieur, mais je me contente de suivre la procédure.
— Navré « monsieur le directeur », insista l’intéressé, d’un ton chargé d’ironie.
Le responsable des entretiens d’épanouissement détourna le regard, incapable de soutenir celui de Gaël. Lui fixait sans sourciller son interlocuteur de ses yeux gris acier. Les deux finirent par s’asseoir de part et d’autre du bureau en verre sur lequel traînaient, éparpillés, d’épais formulaires en tous genres.
— Très bien, il ne s’agit là que d’une routine à laquelle vous êtes déjà fort habitué, aussi allons-nous faire vite, reprit l’homme. Puis-je demander à votre garde du corps de quitter la pièce ?
— Non, répliqua sèchement Gaël. Estimez-vous heureux, le reste de mes hommes patiente à l’extérieur.
— Je… D’accord. Bon, eh bien… Commençons, si vous le voulez bien.
— Je préférerais qu’on en finisse, pour être honnête, répondit le trentenaire d’un ton agacé.
— Situation professionnelle : toujours directeur des centrales ?
— Entre autres. Mais je n’ai pas envie de passer mon temps à vous faire la liste.
— Il le faut, monsieur… le directeur, hésita l’employé.
— Ce ne sera pas utile, je crois. D’ailleurs, cet entretien est terminé, grogna Gaël en jetant un rapide regard à sa montre. J’ai à faire.
Il se releva brusquement et prit son interlocuteur par le col avant de reprendre, menaçant :
— Et rappelle-toi d’éviter de me donner des consignes si nos routes se croisent à nouveau, blanc-bec.
— Mais qu’est-ce que vous faites !? Sécurité ! cria l’employé désemparé.
La double porte située à l’opposé de la pièce s’ouvrit presque instantanément avec fracas, et deux hommes armés de fusils d’assaut foncèrent à l’intérieur. Ils s’arrêtèrent une paire de mètres derrière le jeune directeur et son garde du corps, lequel se retourna vers eux.
— Puisqu’on parle sécurité… Les issues sont-elles bien sécurisées ? demanda calmement Gaël.
— Oui, monsieur. Tous les accès sont sous contrôle de la milice. Nous sommes prêts à progresser vers l’étage supérieur.
— Bien, très bien, répondit-il en relâchant le col du malheureux employé. On y va.
Gaël fit volte-face et, talonné par ses hommes de main, marcha hâtivement en direction de la cage d’escalier du siège du gouvernement, dont il gravit les marches deux à deux. Sur le palier de l’étage supérieur, quelques personnes s’écartèrent face au peloton déterminé, tandis que d’autres envisagèrent d’essayer de les arrêter, avant de se raviser en réalisant qu’ils étaient armés. Non que les armes à feu fussent communes sur Sagittari, bien au contraire : seules les personnes avec un minimum de connaissance d’histoire terrienne pouvaient reconnaître ces engins de mort. Bien entendu, c’était Gaël qui avait récemment relancé leur production dans l’une de ses nombreuses usines, déclarant dans un communiqué officiel qu’il en équipait sa milice « dans l’unique but de protéger les Sagittariens des warzeuls ».
Leur pouvoir d’intimidation largement accru par leur équipement militaire, les trois miliciens accompagnant le jeune homme d’affaires peu vertueux repoussèrent sans peine les employés trop insistants puis s’agenouillèrent sur la moquette bleu nuit, braquant leurs armes sur la double porte dont la pancarte aux reliefs dorés indiquait « Monsieur le Président ».
Gaël enfonça ladite porte d’un vif coup de pied. Le Président, dont le front chauve dégoulinait de sueur, se tenait derrière son long bureau en verre. Il savait très bien ce qui était en train de se passer, mais n’avait pas cherché à fuir, persuadé que toutes les issues étaient bouclées. Et c’était bel et bien le cas, Gaël ne tenant pas à voir s’échapper sa cible.
— Eh bien, monsieur le Président, ricana le jeune directeur, à qui ses hommes avaient emboîté le pas. Je suis ravi de vous revoir ! Vous n’imaginez pas à quel point j’étais fâché que vous m’interdisiez l’accès à votre somptueux domaine ! Heureusement qu’il y avait cet… entretien d’épanouissement, aujourd’hui. Je tiens à vous le dire, monsieur, je me sens parfaitement épanoui à l’idée de présider Antelma et de profiter de vos locaux à leur juste valeur.
— Vous n’avez pas le droit, répondit le Président en s’essuyant le front d’un revers de la main, la voix empreinte de terreur.
— Appelez-moi « monsieur… le Président », insista Gaël en foudroyant son interlocuteur du regard. Et maintenant, je veux que vous annonciez au peuple que vous me confiez les rênes, et que vous le faites dans un souci d’efficacité et de centralisation des pouvoirs. Après tout, ne suis-je pas l’homme le plus influent de cette société ?
— C’est hors de question ! cria le Président en fixant son interlocuteur.
— Je me chargerai de cette allocution alors, répondit calmement Gaël. J’en profiterai pour évoquer votre décès accidentel et vous rendre un dernier hommage, dit-il enfin après avoir tiré de sa veste de costume une arme de poing, qu’il braqua en direction du Président.
— Vous n’allez tout de même pas…
— À moins que vous ne fassiez ce que je vous ai demandé.
Le Président posa ses coudes sur son bureau et prit sa tête entre ses mains. Il n’y avait jamais eu besoin d’une sécurité sérieuse au siège du gouvernement, seulement une poignée de vigiles sans armes à feu pour calmer des entretiens d’épanouissement un brin musclés. Et pour cause, tout le monde se respectait et vivait en harmonie à peine cinq ans plus tôt. Les choses avaient dégénéré si vite qu’il n’avait pas pris le temps de remettre en question l’absence de protection autour de sa personne. Il était resté dans l’idée qu’il n’en avait pas besoin, et maintenant c’était trop tard pour y penser.
— C’est d’accord, je vais parler aux Sagittariens, finit par concéder le Président, vaincu.
***
— M’man ! Regarde, la télévision !
Cassandra, surprise par le comportement inhabituellement agité de sa fille, se tourna vers le large écran intégré dans le mur de pierre blanche.
— Hé, mais c’est… bafouilla-t-elle en reconnaissant le Président.
— … et c’est pour cette raison, mesdames et messieurs, que j’ai choisi de me retirer du gouvernement et de transmettre le pouvoir à celui que vous connaissez aujourd’hui comme le directeur de nos centrales électriques, un homme qui a déjà su témoigner son amour envers Sagittari à travers de nombreuses actions en faveur du bien-être de nos concitoyens. Aujourd’hui, je tiens à remercier tous ceux m’ayant soutenu jusqu’ici et leur assure un avenir serein, car j’ai pleinement confiance en…
— Je crois que je vais vomir, coupa Edwige. Comment peut-il le soutenir à ce point ? Ça m’écœure !
Cette fois-ci, l’heure était grave. Encore plus grave qu’auparavant. Gaël avait pris les commandes de Sagittari, et ce n’était certainement pas une nouvelle dont il fallait se réjouir. Avec les pleins pouvoirs, il était capable de tout, en particulier d’actions qui allaient encore plus meurtrir la planète.
Et ce Président ! S’il avait su remettre Gaël en place dès le départ et le rappeler à l’ordre sur chacun de ses écarts à la loi, la situation n’aurait peut-être pas dégénéré à ce point.
Edwige ne décolérait pas. Elle avait soudain envie de s’enfuir. De quitter Antelma, de partir loin, mais… pour aller où ? Il n’y avait aucune autre ville sur la planète. Sans compter les finils qui risquaient fort de lui barrer la route si elle s’avisait de poser à nouveau un pied dans la forêt. Il fallait se rendre à l’évidence : elle était coincée ici avec sa mère, toutes deux prisonnières de la folie de Gaël, à l’instar de tout le reste des Sagittariens. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’il ne prenne pas de décisions encore plus inconsidérées qu’auparavant, mais il y avait de quoi en douter, compte tenu de sa mégalomanie.
***
— Magnifique, monsieur l’ex-Président. Ma-gni-fique ! s’exclama Gaël en riant aux éclats. Je pourrais presque vous engager comme porte-parole : vous mentez si bien !
Le dirigeant déchu ne répondit rien et esquiva son interlocuteur du regard. Il avait l’impression d’avoir vieilli de dix ans en l’espace de quelques minutes, ce qui alourdissait encore ses épaules de sexagénaire. Il était vaincu, dans tous les sens du terme.
— Et maintenant, au cachot ! renchérit Gaël. Non, je plaisante, rassurez-vous : nous n’avons pas de cachots à Antelma, j’ai simplement toujours rêvé de dire ça… En revanche, les anciens préfabriqués de la mine d’uranium n’attendent que vous, monsieur. Emmenez-le ! ordonna-t-il alors à ses trois miliciens en se tournant vers eux. Et en passant, signalez aussi au responsable des entretiens d’épanouissement qu’il est licencié avec prise d’effet immédiate. Je n’ai plus besoin de ses services.
L’un des hommes de main s’approcha de l’ancien dirigeant et verrouilla une paire de menottes autour de ses poignets, en évitant de croiser son regard. Il se tourna alors vers ses deux camarades et hocha la tête sans ajouter le moindre mot. Les trois quittèrent ensuite la pièce, escortant leur captif lui aussi resté mutique dans la cage d’escalier, tandis que Gaël restait seul dans ses nouveaux quartiers.
« À moi les pleins pouvoirs, » songea-t-il alors en regardant par la baie vitrée semi-circulaire qui offrait un panorama à nul autre pareil sur Antelma. « À moi l’armée, aussi ! Ces warzeuls, s’ils existent encore, ont tout intérêt à rester cachés sous terre. Sinon, nous les accueillerons comme il se doit. »
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