2.IV // Incertitudes militaires
En voyant ses camarades approcher, la jeune milicienne s’empressa de terminer ses quelques gorgées de soda avant de serrer le poing autour de sa canette et de la jeter au sol. Elle se fit craquer le cou à deux reprises, puis salua ses collègues.
— Beau travail, les gars. Ça c’est de la grosse prise ! ricana-t-elle à l’attention de l’ex-Président certes un peu rondouillard.
Celui-ci resta mutique alors que la petite escouade le guidait vers la nacelle de l’ancienne mine.
— Ravie de constater que la prise de pouvoir s’est faite sans encombre, reprit la jeune soldate tandis que les cinq passagers de l’ascenseur de fortune entamaient leur descente dans les entrailles de la planète.
— Ouais, ça a été, Sybil, répondit l’un des miliciens à la carrure impressionnante. Mais pas b’soin d’en faire tout un foin non plus, reste tranquille.
— Je suis tranquille. Mais également satisfaite, insista Sybil en fixant son camarade.
Plusieurs minutes s'écoulèrent avec pour seul fond sonore l'écho de la nacelle grinçante plongeant dans l'ancienne mine d'uranium. Aussi endurcis fussent-ils, les membres de l'escouade émirent tous un soupir de soulagement en atteignant la grande cavité que les spots à capteurs de présence éclairaient toujours aussi bien.
— Allez, bouge grand-père, reprit l’unique soldat ayant quitté son mutisme à l’attention de l’ancien dirigeant d’Antelma.
Voyant son interlocuteur rester immobile, il ajouta un léger coup de coude à ce dernier, pour le forcer à avancer. L’ex-Président finit par se mettre en marche et suivit le reste du groupe qui avançait d’ores et déjà vers les petits préfabriqués.
— Allez, rentre là-dedans ! cria Sybil. Inutile de faire le dur, t’es pas en position de force ici.
— Je n’ai jamais imaginé que je l’étais, jeune femme, répondit l’homme las en la fixant du regard. Je n’ai jamais imaginé, non plus, que nous parlerions un jour de « position de force » sur Sagittari. Mais… j’ai bien peur que vous ne le soyez pas non plus, quand on observe les changements rapides de notre environnement.
— Foutaises ! cria la jeune soldate en poussant son interlocuteur dans le préfabriqué. Allez, profite bien de ton nouvel appartement.
— Tu as un frigo et de quoi tenir une semaine, vieillard, reprit d’un ton calme l’imposant soldat. Tu seras approvisionné tous les lundis, alors gère tes stocks en attendant, ajouta-t-il avant de verrouiller la porte à double tour.
Après avoir retraversé la cavité, l’escouade armée prit à nouveau place à bord de la nacelle, qui s’ébranla une nouvelle fois dans un raffut désagréable.
Sybil passa une main dans ses cheveux blancs coupés au carré. Elle n’était pas âgée, non, bien au contraire puisqu’elle avait seulement vingt-trois ans. Mais elle souffrait d’albinisme, bien que le terme « souffrir » fût inapproprié, tant cette anomalie génétique était bien prise en charge sur Sagittari. Elle était d’ailleurs en pleine forme, comme en témoignait son corps fin mais musclé, qu’on devinait fort bien malgré sa combinaison rouge et noire de milicienne. Elle fixa un moment son camarade de ses grands yeux rouges, le même camarade qui avait pris la parole quelques minutes auparavant. C’était un homme plus âgé, aux courts cheveux noirs bouclés et dont les yeux n’étaient pas moins sombres que ses cheveux. Il portait une barbe fournie, et la peau apparente de son visage était basanée et craquelée de partout, ce qui trahissait son habitude de s’exposer longuement à l’Anari. Présentement, il faisait une mine taciturne, le regard perdu dans le vague.
— Eh bien Léon. Qu’est-ce qui ne va pas ? lui demanda Sybil d’un ton plus calme qu’auparavant.
— C’est rien, t’inquiète.
— Ça s’est bien passé non ? insista la jeune femme. Je veux dire, tout le monde va bien, la mission est un succès… alors quoi ?
— Ouais, ouais… Mais il avait pas tort le vieux, en parlant de notre environnement. T’es sûre qu’on fait pas fausse route ? J’veux dire… C’qu’on fait, là, c’est vraiment bien ?
— Arrête ça, l’interrompit Sybil en désignant rapidement du regard les deux autres soldats restés silencieux. Laisse tes doutes de côté, ces histoires d’environnement, tu sais… À mon avis, c’est n’importe quoi. Ouais, les arbres meurent, d’accord, mais c’est pas ça qui va nous empêcher de vivre. Et cette histoire de monstre, là… On n’en a identifié qu’un seul, et c’était il y a cinq ans. Alors même s’ils existent vraiment, et je finis par en douter, on peut pas dire qu’ils constituent une sacrée menace, si ?
— T’as p’t’être raison, Sybil. P’t’être que j’me fais du mouron pour rien. Allez, on va s’dire que l’boulot est terminé et qu’tout va bien, ajouta-t-il tandis que l’ascenseur s’arrêtait à la surface.
Les quatre militaires s’extirpèrent de la nacelle métallique et échangèrent des regards sévères sous leurs sourcils froncés.
— Personne ne reste là pour monter la garde ? demanda finalement Léon.
— Non. Ordre du patron : faire en sorte que rien n’éveille les soupçons autour de la mine, l’informa Sybil. De toute façon, personne n’est au courant, pour le… « prisonnier ». Je vois mal qui pourrait vouloir venir le secourir, surtout si ça implique de défier le Président.
Sur ces paroles, les deux soldats qui n’avaient pas dit le moindre mot s’éloignèrent ensemble en direction de la ville, tandis que Léon et Sybil restèrent là à regarder tout autour d’eux. Le vent soufflait fort ce jour-là, et quelques feuilles d’arbres bien vertes venaient parfois se poser sur la désolation aride et craquelée qui entourait la centrale nucléaire. Elles offraient aux deux soldats songeurs une étrange sensation de contraste, comme si la vie et la mort venaient brièvement s’étreindre.
— En réalité, je comprends pourquoi tu doutes, Léon, reprit calmement Sybil. Les choses ont bien changé en cinq ans. Mais est-ce que chaque changement rime avec effondrement ?
— Non, je ne dis pas ça, je dis juste que… je sais pas si je fais ce qu’il faut. J’veux dire… J’ai envie d’être un homme bien, et quand j’ai suivi l’patron, j’étais persuadé que c’était pour un monde meilleur, tu vois. J’aime bien son côté entrepreneur, il a des idées, des projets. C’est pas un gars qui s’cache dans l’immobilisme, comme l’ancien Président et sa politique de la monotonie. Tu vois c’que j’veux dire ? Mais maintenant… J’sais plus. J’sais plus parce que j’ai l’impression que l’patron, ben il prend un peu la grosse tête quand même.
— Tu parles sacrément bien, dis donc ! Mais oui, je vois ce que tu veux dire. Hé… Carpe diem, va. On verra bien de quoi demain sera fait, non ?
— Ouais… Mais si demain j’me rends compte que j’ai participé à foutre en l’air cette planète, j’aurai du mal à m’le pardonner, tu vois.
Sybil afficha un sourire à l’attention de son frère d’armes. Elle l’appréciait beaucoup et s’en remettait souvent à ses jugements. Sous ses airs de brute épaisse, c’était le seul milicien de sa connaissance qui fût aussi réfléchi, sensible, et avec qui elle pouvait discuter pendant des heures. Elle était plutôt confiante vis-à-vis de Gaël de son côté, mais si Léon venait à abandonner son poste, alors… peut-être qu’elle le suivrait. Elle espérait toutefois ne jamais avoir à faire un choix aussi compliqué. Et puis, quel châtiment le jeune Président accorderait-il aux déserteurs ? Il valait mieux ne pas y penser : il avait tout de même fait enfermer son ancien rival au fond d’une mine radioactive !
— Et si on allait se prendre un coup à boire, hein ? reprit la jeune femme.
Cinq ans en arrière, il n’y avait pas de bars ni de salons de thé à Antelma. Peut-être était-ce grâce à l’apparition des véhicules personnels, ou dans leur recherche d’épanouissement, que les Sagittariens s’étaient mis à recréer ces emblématiques lieux sociaux qui existaient autrefois sur Terre. À l’instar de la diversification vestimentaire et du retour des prénoms, c’était ce genre de choses que Sybil considérait comme de récents progrès de la société. Tout changement n’était pas mauvais à prendre d’après elle, et c’est pour cette raison qu’elle continuait à accorder sa confiance aux projets de Gaël.
— C’est d’accord, dit Léon en hochant la tête.
Ensemble, les deux miliciens marchèrent un bon moment sans échanger un mot. Ils traversèrent les paisibles rues d’Unelma jusqu’à atteindre un quartier plus populaire, où ils trouvèrent enfin une terrasse. Elle était loin des avenues goudronnées et bruyantes, installée sur une petite place pavée de pierre blanche au centre de laquelle un grand arbre encore vivace apportait une ombre agréable, surtout en cette chaude journée d’été. Sybil et Léon s’installèrent en échangeant un sourire. Non loin d’eux, par une fenêtre située peut-être à une dizaine de mètres de la terrasse, une adolescente ne les quittait pas du regard.
— Fichus soldats, grogna Edwige pour elle-même. Ils ont vraiment besoin de pavaner dans tous les coins de la ville avec leurs fusils à portée de main ? Qu’est-ce qu’ils préparent encore, ces deux-là ?
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