2.X // Une traversée agitée
— Sybil, attends, murmura Edwige.
La jeune femme albinos fronçait les sourcils, comme pour mieux distinguer les petites lueurs vertes. De ses mains pâles, elle serrait de plus en plus fort son fusil d’assaut.
— Ce ne sont pas de simples lumières, reprit l’adolescente. Ce sont des êtres vivants, des sortes d’esprits de la forêt.
— On doit se méfier ? chuchota Sybil en retour.
La jeune femme n’était pas plus surprise que ça à propos de ces « esprits ». L’existence des warzeuls lui avait apporté l’humilité de reconnaître qu’elle ne connaissait pas tout de cette planète.
— Oui et non. Oui, parce qu’ils n’ont pas envie de nous voir traverser leur territoire. Non, parce que… ils savent sans doute déjà que nous sommes là.
— Alors avançons. On l’a dit : pas de retour en arrière possible. Nous verrons bien.
Le jour se levait petit à petit, mais la lumière n’était pas encore suffisante pour que le petit groupe se repère efficacement parmi les énormes arbres de la forêt. Edwige, Sybil et leurs compagnons avançaient avec précaution, traversant des bosquets florissants et magnifiques pour certains, effrayants et morts pour d’autres. Les finils ne semblaient pas enclins à entrer en contact avec eux, du moins c’était ce que constatait Edwige qui surveillait sans cesse les lueurs vertes du coin de l’œil. Celles-ci étaient tantôt derrière, tantôt devant, tantôt à gauche ou à droite, et disparaissaient sans cesse pour réapparaître plus loin. Elles ne semblaient pas non plus chercher à les guider, comme elles l’avaient fait pour Edwige lors de sa première escapade sylvestre. En fait, les finils avaient plutôt l’air de surveiller la progression du groupe de fugitifs, sans interférer outre mesure.
Sans échanger un mot ou presque, la petite équipe marcha plusieurs heures sous un Anari de plus en plus généreux. Ce ne fut que lorsque Cassandra s’effondra qu’ils s’arrêtèrent.
— Maman ! Est-ce que ça va ? s’inquiéta Edwige en courant vers sa mère allongée au sol.
— Je… Oui, ça va. Je ne me suis pas blessée. Mais je n’arrive plus à marcher, je suis fourbue.
Cassandra était encore plus pâle que d’ordinaire. Elle avait bien trop forcé sur son corps devenu fragile et était exténuée. Elle ne pourrait pas continuer à arpenter ces lieux jusqu’à trouver quelque part où dresser le camp. Cette forêt semblait infinie. Existait-il au moins des clairières, comme l’avait espéré Sybil ?
— Je m’en occupe, dit Léon en jetant un regard rassurant à Edwige.
L’ancien milicien se baissa et passa délicatement chacun de ses bras sous le corps de Cassandra qui était restée sur le dos, à défaut de parvenir à se relever. Il la souleva alors sans peine et reprit d’un ton calme :
— Continuons. Mieux vaut pas traîner ici.
Il n'avait pas tort : s’éterniser dans l’oppressante forêt sagittarienne n’était sans doute pas la meilleure chose à faire. Mais avaient-ils bien le choix ? Ils ne faisaient que chercher un endroit où s’installer. Encore fallait-il le trouver.
De nouvelles minutes s’écoulèrent dans un silence aussi épais que la végétation luxuriante qui entourait les compagnons épuisés. Edwige cherchait les finils du regard, mais ne parvenait plus à repérer le moindre d’entre eux. Continuaient-ils à les surveiller ? Ou alors, était-ce la lumière intense de l’Anari au zénith, qui l’empêchait de percevoir les faibles lueurs des esprits de la forêt ?
C’était sans doute l’Anari. Car en poussant une fougère pour libérer un passage, Edwige sursauta en découvrant un finil juste derrière celle-ci. Elle fit même plusieurs pas en arrière, intimidée par la créature pourtant de fort petite taille.
— Ainsi, tu as transgressé notre contrat, humaine, l’accusa la créature. Tu as même ramené nombre des tiens. Que faites-vous dans ces bois ?
Parlait-il seulement dans l’esprit d’Edwige ? Sans doute pas. À voir les échanges de regards interloqués qui se dessinaient entre les membres du groupe, tout le monde entendait le finil.
— Écoutez, dit-elle enfin… Nous avons quitté les autres humains. Nous nous en sommes séparés car justement, nous n’approuvons pas leur irrespect pour cette planète.
Elle espérait jouer sur la corde sensible des finils pour les convaincre de les laisser passer sans heurt.
— Une bien noble décision, humaine. Cela vous offre d’ailleurs un court sursis.
— Que voulez-vous dire ?
— La planète a d’ores et déjà commencé à se venger des exactions de vos semblables.
Edwige avait peur de comprendre. Elle marqua un temps de pause et fronça les sourcils.
— Nos frères malades déferlent en ce moment même sur votre cité de corruption et de décadence. Ils ne s’arrêteront pas tant qu’ils n’auront pas annihilé toute vie là-bas.
— Les warzeuls, hein ? Il faut arrêter ces monstres !
— Les arrêter, dis-tu ? Tu ne comprends donc pas. Les warzeuls, comme tu les appelles, ne sont pas des « méchants ». Ils ne sont qu’une réaction de Sagittari face à votre souillure.
— Je vois, se désola Edwige. Mais ce n’est pas pour autant que je les laisserai tuer mes amis, sanglota-t-elle en serrant les poings.
— Quoi que tu fasses, ils vont éteindre toute vie sur cette planète. Ils ne s’arrêteront pas tant qu’un seul humain respirera, ni tant qu’un seul arbre aura encore ses feuilles.
— Et vous n’allez pas les arrêter !? Protéger votre forêt ? s’agaça Edwige.
— Nous avons essayé de les contenir, mais ne sommes pas de taille. Et puis, pourquoi le ferions-nous ? Les finils sont l’âme immortelle de Sagittari, nous ne nous éteindrons jamais. Nous nous contenterons de restaurer les racines du monde lorsque nos frères malades auront purgé ces terres, et un nouveau cycle recommencera.
L’adolescente secoua la tête de désespoir.
— Je suppose que nous ne sommes pas faits pour nous comprendre, reprit-elle alors d’un ton ferme. Inutile de discuter davantage.
— En effet, humaine. Nous allons toutefois vous laisser passer. Le sort de la planète est déjà scellé et votre présence ici n’y changera plus rien. Puisse votre quête vous offrir le temps de répit que vous recherchez.
Sans un mouvement, le finil disparut sous les yeux écarquillés des membres du petit groupe. Ils débattirent un long moment entre eux sur cette rencontre inattendue, ainsi que sur les propos du finil. Certains envisagèrent un instant de retourner à Antelma pour sauver leurs familles des griffes des warzeuls, mais ils s’accordèrent finalement à dire que c’était bien trop dangereux, et sans doute trop tard. Alors, malgré les sombres nouvelles qu’avait livrées l’esprit de la forêt, tous se remirent en route en accord avec les propos de ce dernier : « Puisse votre quête vous offrir le temps de répit que vous recherchez, » répétèrent-ils chacun dans leur tête.
Il leur fallut à nouveau des heures pour apercevoir une lumière bien plus franche entre quelques arbres alignés au loin. Tout le monde pressa le pas pour confirmer ce que chacun espérait en silence. Y avait-il enfin une clairière où ils pourraient dresser le camp ? Le terrain était petit à petit devenu vallonné et rocailleux, et ces montées et descentes permanentes avaient accéléré la fatigue déjà extrême de chacun. Les roches qui jouxtaient la base des arbres étaient d’imposants blocs de pierre blanche, la même que celle utilisée pour la construction de bâtiments à Antelma. Certains de ces blocs avaient en outre des reflets rougeâtres, ce qui trahissait la présence de fer. Une information que Léon ne manqua pas de stocker dans un coin de sa tête : il était fort possible qu’ils eussent besoin de pierre ou de métal tôt ou tard.
Au terme de leur dernier combat pour se frayer un passage parmi la végétation et les ronces, les membres du petit groupe restèrent bouche bée, émerveillés par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux. Il n’y avait pas seulement une clairière, mais une vaste plaine d’un vert tendre, presque fluorescent, qui s’étendait sur plusieurs kilomètres. Non loin d’eux, un lac miroitait sous les rayons de l’Anari comme si sa surface était une feuille de saphir. Ils venaient de trouver bien plus qu’un petit havre de paix : c’était un véritable coin de paradis qui s’étendait face à eux. Edwige eut soudain la gorge nouée à l’idée que les warzeuls pussent transformer ce merveilleux spectacle en désolation noire et poussiéreuse. Elle ne les laisserait pas faire. Jamais elle n’adopterait l’attitude défaitiste des finils ! Quel genre de « gardiens » de cette planète étaient-ils, pour reprendre les termes selon lesquels ils s’étaient présentés lors de leur première rencontre ? Leur passivité était désolante.
— On va s’installer ici, à mi-chemin entre le lac et la forêt, déclara Sybil, faisant voler en éclats les pensées d’Edwige.
L’adolescente la fixa sans un mot, mais avec un sourire admiratif. Sa nature entreprenante de meneuse de troupes était tout ce dont ils avaient besoin pour l’instant. Le reste suivrait tout seul.
Après une pause bien méritée, chacun s’affaira à satisfaire les premières nécessités du groupe. Les bras les plus fragiles se mirent en quête de fruits à cueillir aux abords de la forêt, tandis que Sybil et Léon taillaient quelques branches d’arbres morts avec leurs couteaux de combat. La première nuit se ferait à la belle étoile, mais tout le monde serait ravi de se rassembler autour d’un bon feu pour lutter contre le froid des ténèbres nocturnes. Ce serait enfin l’occasion pour Sybil de faire connaissance avec tous ces ex-prisonniers de Gaël. Elle avait hâte de savoir pour quels motifs obscurs le jeune dictateur les avait fait enfermer.
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