3.I // Monarchie improvisée
Partie 3 : Conflits renaissants
« Mi-vert, mi-gris. »
Gaël, affalé sur son imposant fauteuil et perdu dans ses pensées, se frottait nerveusement le menton. Sa secrétaire se racla la gorge afin d’annoncer sa présence avant de prendre la parole.
— Monsieur le Président, nous…
— Mon Roi. Appelez-moi « mon Roi » ! Combien de fois vais-je devoir le répéter ? Dois-je vous chasser de mon domaine et vous faire remplacer ?
— Très bien, excusez-moi… mon Roi. Je venais vous informer que nous n’avons toujours trouvé personne pour remplacer l’équipe scientifique.
Celui qui se faisait désormais appeler « Gaël Ier » grommela en faisant la moue. Trois ans. Cela faisait bientôt trois ans que les warzeuls avaient attaqué Antelma et fait d’innombrables victimes. Quelques quatre-vingts pour cent de la population de la ville, si ce n’est plus, avaient péri en ce jour funeste. Puis les créatures avaient fini par cesser d’affluer et par se faire maîtriser. Antelma était passée de grande ville à simple bourgade, avec la particularité d’être encerclée de bâtiments à l’abandon. Si la majorité de la végétation de la planète continuait à mourir lentement mais sûrement, quelques mauvaises herbes résistaient tant bien que mal et avaient pris d’assaut ces vestiges architecturaux, les réclamant comme s’il s’agissait à nouveau d’espaces naturels.
Unelma et Vinelma étaient devenues des étendues sauvages et les centrales nucléaires avaient cessé de cracher leur fumée : elles étaient hors-service faute de personnel compétent pour les faire fonctionner et les entretenir. Leur arrêt s’était toutefois fait progressivement, la fission nucléaire ayant spontanément continué – lois de la physique obligent – pendant environ huit mois, ce qui avait permis à la société d’anticiper la fin de l’électricité.
Gaël, qui s’était approché de sa baie vitrée, observa les deux tours de refroidissement inactives de la centrale nucléaire d’Unelma, sur lesquelles grimpaient des lierres colossaux. Ils paraissaient empoigner la ruine du bâtiment avec une telle force, que le jeune Roi autoproclamé se demanda combien de temps cela leur prendrait pour étouffer et faire s’écrouler les colonnes de béton.
— Nos alchimistes ne peuvent-ils point reprendre le flambeau là où ces scientifiques l’ont abandonné ? demanda froidement Gaël.
— Nos alchimistes, monsieur ? répéta la secrétaire incrédule en fronçant les sourcils.
— Ceux-là même qui se sont vus confier la charge d’étudier les dépouilles des warzeuls en quête de quelque information permettant de mieux les combattre, ma chère.
— Ah, ces personnes-là. Je crains qu’elles ne soient guère qualifiées pour faire redémarrer des centrales nucléaires, monsieur… je veux dire, mon Roi.
— Soit. Nos cultures se portent-elles bien ?
— Très bien, mon Roi. Les machines sont hors d’usage, naturellement, alors les hommes sont retournés travailler dans les champs. Mais les récoltes sont toujours aussi bonnes et il y a de quoi nourrir tout le monde, surtout depuis que…
— Depuis que ? insista Gaël.
— Je ne voulais pas commettre de maladresse, mon Roi, mais je voulais dire : surtout depuis que nous avons quatre-vingt pour cent de bouches en moins à nourrir.
— Ah, très bien ! Vous avez raison. Toujours aucune nouvelle des vils félons qui ont réussi à s’enfuir de nos cachots ? demanda Gaël.
— Nous nous sommes longtemps demandé s’ils étaient encore en vie. De récents évènements laissent à penser que oui, et monsieur le général de la milice saura mieux vous expliquer la situation ; toujours est-il que nous n’avons pas encore été en mesure de les recapturer. La milice refuse de prendre des risques supplémentaires en arpentant la forêt depuis l’attaque des warzeuls, mon Roi.
— Mais qui sont donc ces paltoquets qui réfutent l’autorité de leur Roi !? Qu’on m’amène ce fichu général !
— Je… Très bien mon Roi, je le fais appeler.
Certains affirmaient que Gaël était devenu fou car traumatisé par les scènes d’horreur de l’attaque massive des warzeuls. D’autres préféraient dire qu’il l’avait toujours été et que sa mégalomanie compulsive combinée à son narcissisme débordant avaient fini par lui griller les neurones. Son entourage proche le défendait, affirmant qu’il ne faisait que se donner un style en accord avec sa passion pour le Moyen-Âge, mais qu’il n’avait pas perdu la moindre de ses extraordinaires facultés mentales.
L’intéressé, en tous cas, ne comptait pas baisser les bras. Les Terriens avaient su vivre sans électricité en des âges reculés de l’humanité, et les Sagittariens s’habituaient eux aussi plutôt bien à ces nouvelles contraintes. Toutes les matières premières étaient à portée de main : il avait suffi de récupérer la pierre, le métal et le bois dans les ruines alentours. Quant à la main d’œuvre, ce n’était ce qui manquait non plus : il y avait là une population entière et complètement désœuvrée, qui ne cherchait que le guide que Gaël pensait incarner parfaitement.
Aurait-il pu faire mieux ? Peut-être, mais rien n’était moins sûr. Cela faisait trois ans que la totalité de son équipe scientifique s’était fait massacrer : des warzeuls avaient fait irruption dans le laboratoire lors de l’attaque et n’avaient pas laissé le moindre survivant. Les écoles étaient à l’abandon pour des raisons similaires : s’il y avait encore quelques professeurs, ils étaient bien plus préoccupés par leur propre survie que par l’éducation des autres, qui se perdait de jour en jour. La fin de l’ère de l’électricité avait forcé tout le monde à s’adapter et à revenir à un mode de vie digne du Moyen-Âge terrien. Au moins, plus personne ne se préoccupait des arbres qu’il était nécessaire d’abattre pour du bois, devenu indispensable pour s’éclairer et se chauffer. De toute façon, toute cette végétation semblait promise à une mort certaine, alors pourquoi se serait-on privé de l’utiliser ? Les rescapés d’Antelma n’avaient gardé qu’une unique motivation depuis l’attaque : celle de rester en vie le plus longtemps possible.
Auraient-ils pu faire mieux ? Peut-être, mais rien n’était moins sûr. Les warzeuls n’avaient pas seulement laissé des rues jonchées de cadavres à Antelma ; ils avaient surtout laissé un chaos indescriptible qui n’avait jamais quitté les restes de la ville, et qui allait peut-être finir le travail de ces monstres en tuant la population à petit feu.
À moins que Gaël ne parvînt à reconstruire quelque chose de solide sur ces fondations en ruine. Telle était sa volonté, en tous cas.
— Mon Roi ? Le général de la milice est là.
— Bien. Faites-le entrer.
Le petit homme à l’embonpoint marqué s’avança et se plaça à côté de la jeune secrétaire, laquelle quitta la pièce après avoir hoché poliment la tête.
— Général, j’ai ouï dire que les fugitifs étaient encore en vie, mais qu’aucun de nos miliciens n’acceptait d’aller les traquer dans la forêt. Est-ce là la vérité ?
— Je… Oui, mon Roi. Sagittari n’est pas toute petite, vous savez. Trouver onze fugitifs sur une planète, c’est un peu chercher une aiguille dans une botte de foin. Et malgré les arbres morts, la forêt est loin d’être aisée à traverser, sans oublier que nous ne savons même pas dans quelle direction ces misérables sont partis. Cependant…
Gaël, qui s’était rassis, se pencha en avant sur son bureau, intrigué par les paroles du général de la milice.
— Cependant, reprit-il, il se pourrait que nous ayons une piste. Ces dernières semaines, des miliciens ont entendu certains citoyens évoquer « un refuge dans la forêt ». Il se pourrait que nos évadés soient à l’origine de ce refuge et essayent de renforcer leurs rangs en piochant dans les nôtres. Nous ignorons par quel biais, mais compte tenu du fait que les télécommunications sont hors-service, nous supposons qu’ils viennent parfois à Antelma pour s’adresser aux habitants.
— Maudits soient ces traîtres ! cria Gaël en se relevant brusquement et en renversant son fauteuil dans le processus. Si ces moins-que-rien parviennent à entrer en contact avec le peuple, tâchez de remonter à la source de l’information. Traquez-les, trouvez-les, et incendiez ce « refuge » ! Telle est ma royale volonté !
— Tout sera fait selon vos désirs, mon Roi.
— Où en est le ré-armement de la milice, général ?
— Comme nous l’avons observé, les armes à feu ont été des plus inefficaces contre les warzeuls. Nos forgerons ont travaillé dur afin de produire des épées et des boucliers, malgré leur manque évident d’expérience au départ. Fort heureusement, nous avions – et avons toujours – de larges stocks de pièces métalliques prêtes à être recyclées dans les ruines, la matière première n’est donc pas un problème.
— Bien, fort bien. L’efficacité de la milice reste notre priorité numéro un, général.
— Pour mon plus grand plaisir, Votre Majesté ! lança le général en prenant une posture militaire.
— « Votre Majesté » ? Pas mal, murmura Gaël. Vous pouvez prendre congé.
Le général fit volte-face et quitta lentement la pièce. Tandis qu’il descendait les marches d’escalier du siège du gouvernement resté intact, il se demandait pourquoi Gaël tenait à ce point à traquer ces fugitifs. N’y avait-il pas mieux à faire ? La reconstruction d’Antelma aurait dû être sa priorité : des citoyens vivaient dans la misère la plus totale, l’économie ayant été grandement perturbée par les changements radicaux imposés à la société. Chacun mangeait à sa faim grâce aux cultures préservées ainsi qu’à un peu de cueillette en bord de forêt, et tout le monde avait encore un toit sous lequel dormir, mais les rues empestaient le désespoir : tant de familles avaient été brisées par les warzeuls, tant de personnes n’avaient plus la force de se battre pour simplement survivre… Il aurait mieux valu laisser ces prisonniers de côté et concentrer davantage d’efforts sur Antelma, au moins dans un premier temps, afin que chacun retrouve une réelle raison de vivre, et la cité sa splendeur. Le général en était convaincu, en tous cas. Mais convaincre Gaël de quoi que ce fût… C’était peine perdue. Et lui faire faux bond ? Finalement, pourquoi est-ce que tout le monde s’entêtait à suivre ce fou ? Était-ce son charisme ? Ou bien était-ce… parce qu’il était le seul assez entreprenant pour guider le peuple quelque part, même si c’était dans une mauvaise direction ? Les autres feraient-ils mieux à sa place ?
Le général s’arrêta un instant pour regarder les citoyens affairés à on ne savait quelle activité sur la devanture du siège du gouvernement. Chacun allait et venait, et tout le monde semblait presser le pas à la vue de l’Anari qui se couchait derrière les arbres. Les dalles de pierre blanche de la grande place avaient bien perdu leur splendeur passée : crasseuses, couvertes çà et là de sang séché, on pouvait même douter qu’elles eussent un jour été blanches.
Le petit homme prit une longue inspiration en essayant de dénombrer au loin les arbres encore verts parmi ceux gris et morts. Il soupira longuement. Peu importait : il était temps pour lui aussi de rentrer.
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