3.VIII // Nouveaux horizons
D’une succession de bonds agiles, parfois amplifiés par un mouvement de ses courtes ailes, le finil passait de pierre en pierre avec une aisance déconcertante. À y penser, il aurait pu se téléporter jusque là, mais cela eut été bien moins ludique que d’utiliser ses fonctions motrices naturelles. Comme un humain aime parfois marcher plutôt qu’utiliser un véhicule, les finils appréciaient de se déplacer à l’aide de leurs pattes et de leurs ailes.
Installé sur le plus haut rocher du secteur, il toisa les alentours de ses yeux émeraude. Cette zone était toujours en parfaite santé. D’immenses arbres s’élevaient fièrement et les plus hauts disparaissaient dans un épais brouillard verdâtre. Mais tandis que la plupart montaient, d’autres descendaient du plafond imperceptible de la cavité, croisant les précédents et défiant les lois de la gravité. On aurait dit un réseau de stalactites et de stalagmites, mais végétales plutôt que minérales. Et démesurées, aussi.
Au milieu de tout cet enchevêtrement, des racines allaient et venaient, se perdant elles aussi dans l’espèce de brume verte. Pourtant, l’ambiance n’avait rien d’étouffante : les proportions étaient tellement immenses que le finil n’avait aucune peine à circuler entre tous ces éléments de végétation. Les troncs faisaient plusieurs centaines de mètres de haut, les racines plusieurs mètres de diamètre. Chaque feuille aurait pu servir de toit à une maison humaine, tant elles étaient imposantes, épaisses et solides.
Le finil arrêta son regard sur une imposante boule de lumière verte non loin de lui, ou plutôt un ensemble de filaments verdâtres immatériels qui effectuaient une sorte de danse éternelle, créant l’illusion d’une sphère. Déployant à nouveau ses ailes, il prit son envol, rebondissant parfois contre les troncs à l’aide de ses courtes pattes arrière, jusqu’à atteindre les environs de l’étrange formation lumineuse.
— Votre serviteur se tient devant vous, votre Grandeur, annonça-t-il.
— Gardien. L’âme de la planète est préoccupée. L’un d’entre vous s’est déconnecté du réseau, sans toutefois tomber malade. Impossible de dire de quelle manière il a réussi ce tour de force, mais cela pourrait être lié à une nouvelle action perverse des humains.
— Que devons-nous faire ?
— Il faut le reconnecter, ou l’éliminer. Vous autres finils avez bien trop de pouvoir pour le laisser en liberté, potentiellement sous contrôle de vils humains. Il pourrait guider ces derniers vers cet endroit, et nul ne sait ce dont ils seraient capables, le cas échéant.
— Où se trouve-t-il ?
— Nous ne pouvons pas en être certains. Sa déconnexion rend sa localisation impossible. Cherchez en plein cœur de leur société, dans l’odieuse cité qu’ils ont construite au-dessus de nous.
— Nous allons faire le nécessaire, votre Grandeur. D’autres consignes ?
— Que tous les finils, hormis ceux qui t’accompagneront pour reconnecter ou éliminer l’Égaré, reviennent protéger cet endroit.
— Mais, votre Grandeur… ? Nous pensions qu’il était plus simple de laisser les malades s’auto-détruire en leur permettant de consommer les racines du monde, jusqu’à ce qu’ils se privent eux-mêmes de ressources…
— Nous ne connaissons pas l’étendue de leurs pouvoirs, mais ils sont à la mort ce que vous êtes à la vie. S’ils s’attaquent à cet endroit, il se pourrait qu’ils nous consument de la même manière que vous nous protégez, et que nous ne puissions pas restaurer la planète. Peu importe qu’ils dévorent le reste des racines du monde, mais ces lieux doivent rester préservés de leur souillure, à n’importe quel prix.
— Il sera fait selon votre volonté, votre Grandeur.
***
— Ils sont de retour ! cria Sybil.
Edwige fronça les sourcils. Comment son amie faisait-elle pour les apercevoir d’aussi loin ? Elle, elle ne voyait rien du tout.
— On dirait qu’ils sont six. Cela voudrait dire qu’ils auraient convaincu deux autres personnes de se rallier à nous. Plutôt une bonne nouvelle, non ?
— Pas sûr, grommela Edwige. Je ne vois pas comment tu peux faire aveuglément confiance à des inconnus.
— Arrête avec ça, veux-tu ? On peut s’en remettre à Victor pour jauger la valeur des gens avant de les ramener par ici.
Le temps pour Edwige et Sybil de déblatérer et d’exprimer leur désaccord, le petit groupe avait quitté la forêt et atteint les abords du village. L’ancien majordome de Gaël, dont le visage portait de nombreuses cicatrices encore bien rouges, fut le premier à prendre la parole :
— Enfin de retour ! Ce n’était pas rien. Mais au moins, nous ne sommes pas rentrés bredouilles cette fois : je vous présente Arthur et Manon !
En ponctuant sa phrase, Victor avait désigné les deux nouvelles têtes qui se tenaient derrière lui sans dire un mot ni esquisser le moindre sourire. Pendant d’interminables secondes, personne ne prit la parole, attendant plutôt une réaction de la part des deux nouveaux.
— Enchantée, lança finalement Manon. Merci de nous accueillir parmi vous. Mon compagnon n’est pas très loquace, mais… Ne vous en faites pas, il n’a jamais mordu personne, plaisanta-t-elle en ajoutant enfin un sourire.
Les compagnons présents saluèrent à leur tour Manon et Arthur et se présentèrent un par un… à l’exception d’Edwige, qui s’était éloignée, feignant de vaquer à quelque occupation factice, uniquement dans le but d’éviter la conversation avec les deux inconnus.
— Dans le dos de cette fille, c’est… bredouilla Arthur dont le regard trahissait une intense terreur.
— Ah ouais ! le coupa Léon. Une peau d’warzeul. On n’a pas trouvé mieux pour s’préparer à l’hiver qui approche. Hé, ça tient chaud, j’vous assure, ajouta-t-il en montrant la sienne.
— Ça veut dire qu’ils sont déjà venus ici !? Je croyais que votre communauté était à l’abri de ces monstres ! cria Manon en se tournant vers Victor.
L’ancien majordome, qui n’était pas au courant de la récente irruption du warzeul dans le hameau, ne sut que répondre à la jeune femme qui le foudroyait du regard.
— On s’calme, les enfants, tempéra Léon. Ouais, y’a un warzeul qui s’est pointé hier, et on n’a pas la moindre idée d’où il est venu. Toujours est-il qu’on lui a pas laissé l’temps d’blesser qui qu’ce soit, et qu’on continuera à s’protéger les uns les autres si davantage de ces enflures débarquent. De toute façon, y’a pas un seul coin d’Sagittari qui soit à l’abri d’ces choses, alors ça sert à rien d’se bercer dans l’illusion qu’on ait construit une sorte de bulle hors de la triste réalité, d’accord ?
Les arguments de l’imposant forgeron avaient fait taire tout le monde, si bien qu’il ne put s’empêcher de reprendre, ce silence le perturbant lui-même encore plus que les autres :
— Hé, Victor, pourquoi t’es tout amoché, au fait ? Y’a eu des ennuis dans la forêt ?
— Non, c’est juste que… comme on y est allé de nuit, on a fini par s’égarer malgré les torches. Pas de beaucoup, mais on a quitté la trace habituelle, alors il a fallu tailler des ronces, et… elles se sont défendues, ricana-t-il. Rien de trop grave, ne t’en fais pas : aucun warzeul ne nous est tombé dessus !
— Tu m’étonnes, ils ont dû détaler en vous voyant arriver, féroces guerriers qu’vous êtes ! plaisanta Léon de tout cœur avec son camarade.
Edwige, de son côté, avait retraversé la place verdoyante du hameau autour de laquelle étaient construites les quelques maisons. À l’autre bout de celle-ci, Margaux toisait elle aussi les nouveaux arrivants de ses yeux presque noirs, mais elle les quitta du regard à l’approche de sa camarade.
— Edwige, Henri souhaite te parler.
— L’ancien Président ? se surprit la jeune femme. Qu’est-ce qu’il me veut ?
— Il semblerait que vous ayez des… intérêts communs, disons. Mais je le laisserai t’expliquer tout ça plus en détail. Tu viens ?
Après un hochement de tête silencieux, la jeune femme emboîta le pas à son interlocutrice. Les deux pénétrèrent dans l’une des maisons, Margaux ayant eu à se baisser comme à chaque fois pour éviter de se cogner la tête dans l’embrasure. Edwige n’avait pas ce genre de problème, faisant facilement deux têtes de moins que sa camarade. Si l’une était exceptionnellement grande, l’autre était restée plutôt petite, il fallait bien le reconnaître.
Les deux femmes, après être montées à l’étage supérieur, s’installèrent autour de la table, face à l’ex-dirigeant d’Antelma qui se racla la gorge avant d’engager la conversation.
— Edwige, pardonne-moi de t’avoir fait demander de cette manière, mais je tenais à ce que nous ayons une conversation seulement tous les trois, sans avoir à subir le regard ou le jugement des autres.
La concernée ne décrochant pas le moindre sourire ni le moindre mot, Henri poursuivit :
— Nous avons un ennemi commun. Rester ici et se défendre contre les warzeuls n’est pas une fin en soi. Nous risquons de finir submergés tôt ou tard, et tous nos efforts auront été vains. Non, nous devons retourner à Antelma et reprendre cette ville. Nous devons éliminer Gaël. Pour toi, pour ce qu’il a fait à ta mère, et…
— … et pour vous, pour retrouver votre statut qui vous est si cher, le coupa Edwige.
— Exactement, avoua l’ex-Président.
— Mais quelle est la valeur d’un tel statut dans un monde qui s’effondre, monsieur ?
— Ce n’est pas pour le statut lui-même, Edwige. C’est pour mon honneur, ma fierté. Des valeurs que nous partageons, il me semble. Quand on se fait jeter de son piédestal par un imposteur, n’est-il pas naturel d’avoir pour seule envie de le renverser à son tour et de reprendre la place ?
— En effet.
— Alors si nous avons les mêmes valeurs et le même ennemi, joins-toi à nous. Et renversons Gaël.
Edwige marqua un temps d’hésitation, sous les regards insistants d’Henri et de Margaux. Que penseraient les autres ? Que lui diraient Sybil et Léon ? Et même sa mère ? Peu importait : le goût d’une délicieuse vengeance, glaciale comme l’acier, la faisait saliver d’avance.
— C’est d’accord, finit-elle par déclarer. Mais avant de partir, je dois parler à ma mère.
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