— Edwige, ne le laisse pas t’influencer… murmura Sybil.

L’intéressée secoua la tête en retenant ses larmes, sans toutefois lâcher son épée.

— Désolée, mais s’il existe une chance, même infime, de la soigner, je refuse de passer à côté.

Gaël, qui s’était relevé, avait ordonné à ses soldats de se tenir à distance, préférant calmer le jeu plutôt que de déclencher un nouvel esclandre qui aurait pu lui coûter la vie. De plus, il était évident que le finil refuserait de coopérer et de le guider vers son objectif s’il faisait exécuter Edwige.

— Où est ce… Berceau ? demanda finalement cette dernière.

— Je ne sais pas exactement, avoua Gaël. Mais je crois que nous avons là le meilleur guide possible, ajouta-t-il en désignant le finil.

— Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé, toi ?

— Je… Il est vrai que le Berceau est la source de notre immortalité, qu’il est la plus intense et la plus pure forme d’existence qui soit sur Sagittari. Il est aussi à l’origine de toute autre vie : les finils, les plantes, les arbres… C’est l’âme de la planète, elle peut donner naissance à toutes ces choses, les restaurer, et c’est sur elle que comptent les miens pour remettre la planète en état lorsque nos frères malades seront morts de faim, faute de racines à dévorer. Seulement…

— Seulement ? demanda Edwige, déterminée.

— Seulement, vous autres humains n’êtes pas une forme de vie sagittarienne. Rien ne dit que le Berceau pourra vous faire bénéficier de son pouvoir.

— Emmène-moi là-bas quand même. Je refuse de laisser passer cette occasion sans avoir essayé.

— Je… Je n’ai pas le droit de t’y emmener, Edwige.

— Comment ça ? Et que fais-tu de ta liberté !? cria l’intéressée qui perdait le contrôle de ses émotions. Arrête avec cette histoire de « droit » ! Suis ta propre route, au lieu de celle que ton espèce t’impose ! Et emmène-moi là-bas, je t’en supplie ! Ne sommes-nous pas amis ? Ne t’ai-je pas sauvé la vie en te libérant, il y a un an ?

Si le finil avait pu verser une larme, nul doute que c’eût été le cas. En tous cas, son amie avait raison : il ne pouvait pas lui refuser cela, surtout pour la noble cause qui l’amenait à faire une telle demande.

— C’est d’accord, finit-il par dire. Je vais essayer de te guider là-bas.

— Et lui, on en fait quoi ? demanda Léon en désignant Gaël de la pointe de son épée. Cette enflure m’a fait enfermer et comptait me laisser pour mort, alors personnellement, je…

— Tu as raison, on n’a plus besoin de lui, lança Edwige en foudroyant le concerné du regard.

Les miliciens alentour s’empressèrent de pointer à nouveau leurs épées en direction d’Edwige et ses amis.

— Je… Quoi ? Attendez ! Bien sûr que vous avez besoin de moi ! se défendit le dirigeant d’Antelma. Les… Les tunnels sous nos pieds sont infestés de warzeuls ! Ce n’est pas à trois, ni même à quatre en comptant ton ami volatile, que vous allez réussir à atteindre le Berceau. Vous pouvez compter sur ma milice, je… Nous avons des vivres, aussi ! Comment imagines-tu atteindre ton objectif, sans ça ? Et aussi…

— Et quoi ? l’interrompit Edwige, suspicieuse.

— Et je viens moi aussi avec vous, puisque tu ne sembles pas prête à me laisser filer.

La jeune femme pesa un instant le pour et le contre. Elle pourrait toujours se débarrasser de Gaël plus tard, surtout s’il restait effectivement avec elle pour cette mission vers l’inconnu. Et renforts comme vivres ne seraient sans doute pas superflus : il n’avait pas tort sur ce point.

— C’est d’accord, finit-elle par affirmer en baissant son arme, à la grande surprise de ses compagnons et des miliciens alentour qui firent de même. Préparons-nous. Nous n’avons aucune raison de remettre cette expédition à demain.

Léon et Sybil échangèrent un regard mais ne trouvèrent rien à ajouter. Edwige était d’une résistance incroyable : eux auraient volontiers fait une pause après le combat qu’ils venaient de livrer. Cela dit, chaque heure qu’ils laissaient filer risquait d’être une occasion offerte à Gaël pour se carapater.

— Je te lâche pas d’une semelle, lança d’ailleurs Edwige à son intention. Au moindre faux mouvement de ta part, on parlera de toi au passé.

Les préparatifs durèrent un moment malgré tout. De son côté, Gaël avait rejoint Yohan pour lui demander de se joindre à lui, comptant sur son expérience du combat contre les warzeuls. Lui-même avait sélectionné ses meilleurs hommes, et ce furent non moins de six miliciens qui lui emboîtèrent le pas. Le reste des soldats d’Antelma fut divisé en deux : une partie, elle-même sous la surveillance de leur général, établirait un campement ici pour garder un œil sur le hameau des exilés. Les autres auraient le droit de retourner à la cité et de retrouver leur famille. En tout, quelques soixante-dix hommes furent choisis pour dresser de larges tentes de toile blanche à côté des maisons de bois des réfugiés.

Du côté de ces derniers, ils ne seraient que trois : Léon et Sybil ne comptaient pas laisser Edwige seule avec Gaël, fût-elle accompagnée du finil qui avait renversé le cours de la bataille, sans que personne eût encore vraiment compris comment. Edwige avait d’ailleurs bien l’intention de lui poser davantage de questions à ce sujet.

Lorsque tout le monde fut enfin prêt et rassemblé, il ne manquait plus qu’à amener Cassandra. Pour cela, Edwige savait qu’elle pouvait compter sur son ami, lequel l’avait déjà portée quand ils avaient traversé la forêt tous ensemble.

— Léon, je crois que tout est prêt… Veux-tu bien aller chercher ma mère ?

Son compagnon barbu hocha la tête en guise de consentement, et fit volte-face avant de presser le pas en direction du hameau.

Bien qu’elle ne s’y attendît pas, Edwige entendit la voix de son ami finil résonner dans son esprit :

— Tu sais dans quoi vous vous engagez, n’est-ce pas ? Le Berceau est loin sous la surface, il faudra plusieurs jours, si ce n’est plusieurs semaines pour y arriver. Je n’y suis jamais allé autrement qu’en m’y téléportant ; je n’ai donc pas la moindre idée du temps que cela prendra pour vous autres humains, à la seule force de vos jambes. Qui plus est, des malades risquent de se mettre en travers de notre route. Es-tu bien consciente de tous les risques ?

— Je ne sais pas… Je ne réalise peut-être pas encore tout, tu as raison. Mais de toute façon, on va tous mourir si on reste à la surface sans rien faire. Sans doute que prendre autant de risques pour essayer de soigner ma mère est stupide, mais mon âme sera au moins apaisée si je peux faire cela avant de me faire emporter par cette planète, comme tous les autres. Je sais que mes amis me comprennent : eux aussi n’ont rien à perdre dans cette expédition. Et puis, peut-être que le Berceau nous ouvrira de nouvelles perspectives, qui sait ?

— Qui sait, oui… N’oublie pas non plus que si nous l’atteignons, nous risquons de tomber sur mes semblables. J’imagine qu’ils sont de plus en plus nombreux à se rassembler autour du Berceau, puisque nous n’en voyons presque plus à la surface. Et tu connais leurs dispositions à mon égard, n’est-ce pas ?

— Je suis certaine que nous allons pouvoir nous entendre, répondit Edwige dans un élan d’optimisme inhabituel de sa part. N’oublions pas que nous avons tous le même ennemi : les warzeuls.

Le petit être acquiesça d’un mouvement de tête sans ajouter un mot. Il se sentait bien avec cette humaine. Sa détermination sans faille aurait été un exemple à suivre pour les finils, qui se contentaient bien trop souvent d’une passivité sans limite. La vie éternelle avait l’art de leur faire tout repousser au lendemain. Au moins, la peur de la mort forçait les humains à prendre constamment de nouvelles décisions, certes souvent pour un mal… mais parfois peut-être pour un bien ?

— Et si tu me parlais de la façon dont tu as renversé cette centaine de soldats en un clin d’œil ? reprit Edwige à l’attention de son compagnon perdu dans ses élucubrations.

— Ah… De la magie, simplement. Celle qui émane du Berceau, et que nous sommes supposés utiliser uniquement dans le but de défendre celui-ci. Je n’avais pas le droit de m’en servir pour interférer dans les conflits humains… J’ai outrepassé les règles.

— Et te sens-tu plus mal à cause de cela ?

— Je… Non, pas vraiment. Disons que j’ai suivi mon instinct, le mien, pas celui d’une conscience collective. Et il m’a dit d’agir ainsi.