Edwige, son ami à plumes dont l’aura verdâtre éclairait les parois rocheuses qui les entouraient, Yohan et l’un de ses hommes avançaient en tête. En queue de peloton, Léon tenait Cassandra sur son dos, couvert par Sybil et un autre milicien. Au milieu du groupe, Gaël n’avait plus rien d’un meneur de troupes : il tremblait, reflet d’une panique que son regard trahissait lui aussi à chaque instant. Ce n’était pas banal de sa part, ses yeux gris acier ayant plutôt tendance à déborder de confiance en temps normal. Autour de lui, les quatre hommes restants de l’escouade seraient bien incapables de le défendre rapidement en cas d’attaque, compte tenu des lourdes cargaisons de matériel et de vivres qu’ils transportaient. Au moins, chacun mangerait à sa faim et à la bonne grâce de l’Empereur, qui avait allègrement puisé dans les stocks en vue de cette expédition si importante à ses yeux. En effet, même s’il était terrorisé, Gaël se réjouissait d’avoir retrouvé « son » finil, sans qui il n’aurait jamais pu localiser le Berceau. Et quoi de plus jouissif, aussi, que d’utiliser ses propres ennemis comme boucliers humains à travers le réseau de grottes ? Décidément, il se trouvait particulièrement génial sur ce coup-là. Plus encore que d’ordinaire.

Afin d’évoluer en territoire déjà cartographié dans un premier temps, les membres de l’équipe s’étaient mis d’accord pour utiliser les galeries d’une ancienne mine de lithium d’Antelma. Le finil leur avait indiqué que leur objectif se trouvait presque à la verticale de ce point, mais qu’ils devraient sans doute faire de nombreux détours pour trouver des passages praticables. Yohan en avait profité pour demander à quelle profondeur le Berceau se trouvait, et notamment s’il était vraiment au centre de Sagittari, mais l’esprit de la forêt avait répondu par la négative : le noyau d’une planète n’était que roches en fusion et métaux liquides, tandis que le Berceau était un véritable havre de paix souterrain. Il mit toutefois les membres du groupe en garde – de la même manière qu’Edwige quelques heures plus tôt – quant aux multiples dangers auxquels ils s’exposaient. Peu importait : il fallait avancer. Ils verraient bien jusqu’où ils tiendraient et aviseraient en conséquence, en espérant tout de même atteindre leur objectif. Sybil, plus rationnelle, avait demandé au finil combien de kilomètres les séparaient de leur objectif, mais ce dernier n’eut aucune réponse à lui apporter : cette unité de mesure, résolument humaine, n’avait aucun sens à ses yeux d’esprit capable de se téléporter.

— Ça s’élargit juste devant ! cria Yohan en se retournant vers le groupe.

Sa voix, qui faisait écho entre les étroites parois rocheuses, semblait résonner à l’infini dans le réseau caverneux.

— Criez pas comme ça, capitaine ! J’veux dire… faudrait pas informer tous les warzeuls de la planète que nous sommes là.

— Ne t’en fais pas pour ça, humain. Les « warzeuls », comme tu les appelles, n’entendent rien. Ils ne voient rien non plus d’ailleurs.

— Ce n’est pas l’impression qu’ils ont donné à Antelma il y a quatre ans ! Ils n’ont pas vraiment eu de peine à repérer tous les citoyens qu’ils ont tué ce jour-là !

— Parce qu’ils sentaient leurs âmes. Leur esprit vibre de rage à l’approche de tout ce qui est vivant, qu’il s’agisse de racines, d’humains, ou bien de…

L’esprit s’interrompit sans finir sa phrase, chose rare de sa part. « Ou bien de finils ? » pensa-t-il alors pour lui même, sans être certain de la réponse.

— Ouais, ben… Criez quand même pas comme ça, capitaine, murmura le soldat qui ne parvenait pas à accepter que les warzeuls fussent aussi redoutables en étant sourds et aveugles.

Le groupe, en rejoignant le capitaine resté immobile, demeura sans voix pendant de longues secondes. Non seulement cela s’élargissait, mais l’ambiance était surréaliste. La cavité qu’ils venaient de découvrir faisait peut-être une centaine de mètres de haut, et on n’en distinguait pas le fond. Pourtant, ce n’était pas faute d’éclairage, au contraire : des myriades de stalactites et de stalagmites en cristal blanc émettaient chacune une lueur blafarde, suffisante pour irradier de lumière l’ensemble des lieux à elles toutes. Cette clarté jouait entre les formes irrégulières de l’anfractuosité, créant parfois d’effrayantes ombres qui se projetaient sur les parois. Ces fantômes de pierre restaient bien entendu parfaitement statiques, et ne risquaient donc pas de s’attaquer aux membres du groupe, pourtant inquiets. Heureusement que nul d’entre eux ne connaissait les légendes concernant les gargouilles, sans quoi cette immobilité minérale les aurait encore plus effrayés.

— Il fait un peu plus frais ici, il y a un courant d’air. Peut-être pourrions-nous faire une halte ? hasarda Léon.

Il n’avait pas tort. Même sans Anari pour leur indiquer l’heure de la journée, il était de toute évidence très tard : le groupe ne s’était pas arrêté depuis qu’ils avaient traversé l’écorce de la planète, chose qu’ils avaient faite seulement après avoir livré bataille et marché jusqu’à Antelma. Tous étaient fourbus, mais se laissaient porter par le rythme de marche de leurs compagnons. Une pause leur ferait le plus grand bien.

Les membres de l’expédition s’attendaient à trouver tôt ou tard de tels espaces, peut-être moins immenses, mais suffisants pour installer les trois tentes qu’ils avaient emmenées. En revanche, il fallut un long moment aux hommes de Yohan pour trouver un emplacement convenable afin d’installer les abris provisoires, la majorité de la cavité n’étant que roches empilées de façon instable et dans lesquelles il était impossible de planter la moindre fixation. Et sans celles-ci, pas moyen d’étendre les vastes toiles de tissu blanc.

Tout le monde participa à l’installation du camp. Enfin, presque tout le monde : Gaël n’avait pas l’intention de se « rabaisser » à cela, selon ses propres termes. En lieu et place de l’aide qu’il aurait pu apporter, il se contenta de sermonner Yohan et ses hommes à propos de leur façon de procéder. Il se dispensa toutefois de faire de même auprès d’Edwige, de Sybil et de Léon.

Les membres du groupe, s’assirent alors en un large cercle entre les tentes. Certains discutaient de tout et de rien, dans une ambiance presque légère. Edwige, toutefois, ne disait rien et lançait régulièrement des regards noirs vers Gaël, ou inquiets vers Cassandra. Elle aurait tellement aimé prendre l’essence vitale de l’immonde Empereur pour la transmettre à sa mère. Pourquoi est-ce que les choses ne pouvaient pas être si simples ?

La jeune femme observa les alentours. Il n’y avait que de la roche, à perte de vue. Plus la moindre trace de végétation, ou du moins, pas vivace ; car quelques racines grisâtres couraient tout de même çà et là le long des parois. Cela la rassura, pour autant que ce fût possible lors d’une telle expédition : au moins, il n’y avait rien ici que les warzeuls pussent consommer, et cela limiterait naturellement leur attrait pour ce secteur.

Les mêmes questions ne cessaient de se répéter dans son esprit : « Est-ce que le Berceau nous apportera vraiment quelque chose ? L’atteindrons-nous, au moins ? Et si par le plus grand des hasards tout fonctionne comme prévu, à quoi bon puisque la planète semble condamnée ? » Elle écarta toutes ces interrogations et les remplaça par une seule, étonnamment optimiste de sa part : « Et si les finils s’étaient trompés, et qu’à l’aide du Berceau, nous pouvions encore faire quelque chose pour sauver Sagittari ? »

— À quoi penses-tu, Edwige ?

C’était Sybil. Tant mieux, cela lui éviterait de ressasser.

— Rien de bien précis, finit-elle par répondre. Je me demande juste ce que nous allons finir par trouver là-dessous.

— On le saura très vite, répondit la jeune femme de manière évasive. Par contre…

Elle approcha son visage de l’oreille de son amie et se mit à murmurer :

— N’oublie pas que nos alliés du moment sont nos ennemis, à la base. Reste sur tes gardes.

Edwige acquiesça d’un signe de tête. Rester vigilante, certes, mais ils avaient tous besoin les uns des autres, pour l’instant. L’atmosphère était tendue et chacun en faisait les frais, mais si cette expédition pouvait changer le destin de l’humanité, alors elle était prête à mettre sa rancune de côté… pour l’instant. Et non sans mal.

— On va mettre en place un tour de garde, annonça finalement Yohan une fois que tous se fussent sustentés. La surveillance devra se faire par binômes. Afin de rendre les choses plus transparentes, de mieux souder notre groupe plutôt… hétéroclite, et d’apaiser les éventuelles tensions, je propose que les binômes soient composés d’un membre de chaque « camp », vous êtes d’accord ?

Non sans grincer des dents pour certains, tout le monde valida cette proposition des plus honnêtes, même si les miliciens étaient plus nombreux que les exilés d’Antelma. Cette mesure permettrait au moins d’éviter d’éventuels coups bas pendant les tours de garde.

— Je prends le premier quart, reprit-il en posant sa main contre son torse. Qui sera avec moi ?

Edwige se releva et lui adressa un regard assuré.

— Moi. Mais lui reste à mes côtés quoi qu’il arrive, ajouta-t-elle alors en désignant son ami finil.