4.IX // Au coin du feu
— C’est donc ta mère, que ton ami porte ? hasarda finalement Yohan pour engager la conversation.
Si elle avait accepté sans la moindre hésitation de partager son tour de garde avec le jeune capitaine de la milice, Edwige se contentait de regarder danser les flammes de leur feu de camp et n’avait pas débité le moindre mot de leurs premières heures passées en tête-à-tête. Non qu’elle eût peur de réveiller ceux qui semblaient dormir profondément sous les tentes, mais discuter avec un pion de Gaël ne l’intéressait pas plus que ça.
— Oui, c’est bien elle, finit-elle par répondre en murmurant.
— J’espère que nous parviendrons à trouver une façon de la soigner.
Edwige releva un sourcil. Comment pouvait-on être empathique tout en étant au service de l’être le plus infâme de Sagittari ?
— Je l’espère aussi, éluda-t-elle finalement.
— Mais heu… Pourquoi est-ce qu’on vous accompagne, au juste ? Tu le sais, toi ? demanda Yohan, embarrassé.
La jeune femme eut un instant d’hésitation, et arrangea nerveusement l’une de ses tresses qui s’était démêlée. Ses cheveux, blonds d’ordinaire, avaient viré au gris tant ils étaient sales et poussiéreux. À moins que ce ne fût la triste luminosité des lieux qui étouffait toute couleur ?
— Tu veux dire que tu ne sais pas ce que recherche ton… soi-disant Empereur, là-dessous ?
— Non, avoua le capitaine en secouant la tête.
Il n’avait pas relevé le « soi-disant », indice clair de sa fragile loyauté envers son souverain.
— Je n’étais pas dans les parages lorsque vous vous affrontiez, et j’ai préféré me tenir à l’écart… reprit-il alors. J’ai juste vu tout le monde baisser ses armes et discuter, alors j’ai compris que vous aviez trouvé un accord, mais pas lequel…
— Il cherche la vie éternelle. L’immortalité, si tu préfères. J’en suis persuadée.
Yohan faillit pouffer de rire, mais parvint à se retenir.
— Tu es sérieuse ? C’est n’importe quoi !
— Elle est sérieuse, répondit le finil qui était resté à l’écart. Il me l’a dit lui-même, lorsqu’il me retenait prisonnier… Souviens-toi, c’est toi qui m’a livré à lui !
— Oui… reconnut Yohan, l’air gêné. Je suis… navré. Je n’imaginais pas que… les retombées…
— Aucune importance, je suis libre maintenant. Sans doute encore plus qu’auparavant et qu’aucun de mes semblables.
— Oui, mais à cause de ça… à cause de moi, reprit Yohan, l’Empereur risque donc d’accéder à la vie éternelle.
— Et alors ? demanda froidement l’esprit dont l’aura lumineuse posait une délicate lumière verte sur les tentes et le sol autour d’eux. Même s’il y parvenait, qu’est-ce que ça changerait ? Si la planète est bel et bien condamnée, il n’aura fait que se punir lui-même : une éternité d’errance à fouler un désert vierge de toute humanité.
— Vu comme ça, c’est sûr. Mais si la planète peut être sauvée… une éternité de pouvoir, de despotisme, et de cruauté envers ses sujets.
— Tu as peut-être raison, humain. Ne nous affolons pas trop vite, cependant : il n’a pas encore atteint le Berceau, et rien ne garantit qu’il va y parvenir.
— Tu ne sais vraiment pas si nous autres humains serons capables de tirer parti de son pouvoir ? demanda Edwige, sortant de son mutisme.
— Je te l’ai déjà dit : je n’en sais rien. Peut-être que oui, peut-être que non. Nous verrons bien… si nous l’atteignons.
Edwige serra les poings. Si Gaël atteignait le Berceau, il lui faudrait arriver à le tuer avant qu’il n’accédât à l’immortalité.
— Le feu est en train de s’éteindre, je vais le raviver, annonça Yohan.
Il y jeta quelques branches de bois sec trouvées çà et là, sans doute des morceaux de racines mortes qui avaient fini par se détacher des parois, avant de reprendre :
— Ça veut aussi dire que notre tour de garde s’achève. Allons réveiller nos camarades.
Les deux se relevèrent et échangèrent un regard entendu. Tandis qu’Edwige s’approchait de la tente où Sybil et Léon prenaient quelques heures de repos bien méritées, elle entendit Yohan l’interpeller à mi-voix :
— Hé… J’espère refaire un tour de garde avec toi, à l’occasion.
Sans même y penser, elle lui adressa un sourire. Puis elle fit demi-tour et pénétra à pas feutrés dans l’habitation provisoire où ses deux amis dormaient à poings fermés. Sa mère aussi était là, mais pouvait-on vraiment parler de « dormir », la concernant ? Cela faisait plusieurs mois qu’elle végétait dans cet état de semi-conscience permanent, et on ne savait jamais trop si elle était éveillée ou non.
Edwige réveilla Sybil d’une paire de tapes amicales sur l’épaule et hocha la tête lorsque son amie ouvrit les yeux. Avec le maximum de discrétion possible, les deux jeunes femmes s’échangèrent le couchage de fortune, et l’ex-milicienne s’extirpa de la tente sans un bruit. L’esprit encore embrumé, elle eut soudain peur de se retrouver en tête-à-tête avec Gaël pour son tour de garde, avant de se souvenir que celui-ci avait purement et simplement refusé de participer à la protection du camp. Il valait mieux : elle n’aurait pas supporté d’avoir à nouveau à le regarder dans les yeux après ce qu’il avait fait à son ami. Et au moins, son compagnon pour les heures à suivre serait forcément un vrai soldat, un combattant.
Le concerné s’avança vers elle. Elle le regarda un instant comme s’il était un miroir de ce qu’elle aurait pu devenir, si elle n’avait pas faussé compagnie à Gaël quatre ans plus tôt. Il avait presque fière allure, avec son armure d’acier qui reflétait les flammes du feu de camp. Malgré tout, quelque chose en lui ne correspondait pas à son statut de guerrier : sans doute la peur, qui dégoulinait de toute sa personne. Pour le « vrai soldat », elle repasserait.
— Salut, finit-elle par dire, peu inspirée, en s’agenouillant près du feu.
Le milicien hocha la tête en guise de réponse, sans toutefois ajouter le moindre mot. Tant pis, elle se contenterait de ce compagnon mutique, en espérant en changer la nuit suivante.
— T’entends ça !? demanda-t-il enfin, après de longues minutes à rester muet.
Sybil sursauta. Cet imbécile lui avait fichu une peur bleue, à s’exclamer de la sorte d’un seul coup.
— Écoute ! reprit-il. « Plic… Plic… » Y’a une sorte de bruit régulier, mais j’arrive pas à capter d’où ça vient avec tout cet écho. Putain, ça m’fait flipper, j’veux me barrer d’ici !
— Reste tranquille, soldat. Si tu paniques au moindre bruit, on va pas s’en sortir. Garde ton calme, et tout se passera bien.
— Tout se passera bien ? Tout se passera bien !? Mais comment tu peux affirmer ça ? On est sous terre, exactement là d’où les warzeuls sont sortis il y a quatre ans ! Comment tu peux dire que tout se passera bien ? Putain, je sais même pas ce que je fous là, moi… Je…
— Ferme-la ! s’agaça Sybil. Je vais aller voir d’où ça vient.
Le poltron marqua un temps de pause. C’était soit accompagner la jeune femme et risquer de tomber nez à nez avec la source, probablement terrifiante, de ce bruit, soit rester là, seul. Finalement, il pencha pour la seconde solution, un peu malgré lui : le temps de son hésitation, Sybil s’était éclipsée.
La jeune femme descendit du promontoire où le groupe avait installé les tentes, veillant à ne pas trébucher sur les rochers instables. Les cristaux éclairaient toujours les lieux, si bien qu’elle n’avait aucune peine à s’orienter. Pourquoi les précédents avaient-ils allumé un feu de bois, au juste ? Peut-être avaient-ils froid, ou alors ils s’étaient imaginé que les warzeuls auraient peur du feu, comme nombre de créatures hostiles dans les romans d’aventure. À bien y penser, tailler quelques morceaux de ces cristaux fournirait une excellente source d’éclairage – inépuisable, de surcroît – pour la suite de leur descente vers l’inconnu.
« Plic… Plic... » Il y avait bien du bruit par là. Sybil soupira en découvrant son origine. Il ne s’agissait bien évidemment que de gouttes d’eau qui tombaient à intervalles réguliers sur les dalles rocheuses de la grotte. Encore une ressource facile d’accès, cela dit : si l’eau pouvait être collectée à de tels endroits, ils auraient moins besoin d’en transporter. Pour peu, ils finiraient même par trouver quelques plantes encore en bonne santé sur lesquelles ils pourraient cueillir des baies ou des fruits à manger. Avec un peu de chance, ils auraient tout le nécessaire à portée de main.
Sybil dégaina son arme, et frappa la base d’un cristal assez fin et isolé. Celui-ci se détacha facilement de son socle de pierre, et la jeune femme se saisit de l’étonnant minéral lumineux. Ceci fait, elle rejoignit son camarade d’infortune auprès du feu.
— Tout va bien !? Je t’ai entendue te battre ! cria ce dernier à son approche.
Sybil soupira une nouvelle fois. Non seulement ce benêt avait tout faux, mais en plus il risquait de réveiller tout le monde à crier comme une vierge effarouchée.
— Tout va bien, finit-elle par répondre pour le calmer. Ton bruit, c’était de l’eau qui tombait sur la roche. Le coup d’épée, c’était pour récupérer ceci, ajouta-t-elle en montrant le cristal au milicien effrayé.
La terreur se dissipa de son regard à l’écoute de ces nouvelles rassurantes. Sybil sauta sur l’occasion pour changer de sujet :
— Moi c’est Sybil. Et toi ?
— Je… Je m’appelle Hugo. Désolé, je sais que je suis une poule mouillée, mais… Je sais même pas ce que je fais ici ! On m’a juste dit « Toi, tu viens dans les grottes, escorter ton Empereur ! » Et c’est tout ! Pourquoi est-ce qu’on est là, au juste ? Qu’est-ce qu’on cherche dans cet enfer ?
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