5.VI // Crépuscule abyssal
Par quelques sauts légers, le finil s’approcha du tourbillon lumineux flanqué de ses quatre colonnes de pierre blanche. Il posa un moment ses yeux sur Hugo, assis là le regard vide, puis faute de trouver quoi lui dire, se tourna à nouveau vers le Berceau.
— Votre Grandeur… Ils sont entrés en mouvement.
— Alors voici venu le jour où l’avenir de la planète va se jouer. Puissiez-vous protéger le monde de la terrifiante menace qui plane sur lui, gardiens.
— Nous ne les laisserons jamais profaner cet endroit, votre Grandeur.
Hugo releva la tête et fixa son regard sur la formation lumineuse qui ne cessait de s’agiter dans tous les sens. Ses mouvements trahissaient une forme de panique, si bien que l’entité abstraite paraissait soudain presque humaine. Il se sentit d’un coup hypnotisé par la danse des filaments verdâtres. Reportant finalement son attention sur le reste des lieux, il repensa un instant à quel point cet endroit était merveilleux. Il était hors de question de laisser ces créatures abjectes souiller un tel écrin de splendeur.
Après avoir hoché la tête, il dégaina son épée et laissa échapper un long soupir. Il était bien conscient d’être sans doute en train de vivre ses dernières heures. Malgré tout, il n’avait plus peur. Peut-être aurait-ce été le cas s’il y avait encore une vie valant la peine d’être vécue sur Sagittari, mais il savait très bien que non. Il n’y avait nulle part où échapper à cet inéluctable destin, nulle part où fuir et rester dans le déni de ce monde agonisant. Le Berceau était le seul endroit où il y avait encore peut-être quelque chose à faire.
Une fois le sommet du talus rejoint, il scruta les environs. L’épaisse brume vert pâle baignait toujours la forêt souterraine de son ambiance mystique. Partout autour, des finils volaient à toute vitesse, et se rassemblaient en petits groupes. La tension était palpable, et pour cause : bien vite, le brouillard face à lui se mit à prendre une teinte plus sombre, sorte de vert foncé aux notes empoisonnées et miasmatiques. Les destructeurs du monde approchaient ; les warzeuls étaient là.
Combien étaient-ils ? Et combien étaient les finils ? Si on lui avait demandé d’estimer les chances de victoire, Hugo n’aurait su quoi répondre. Il n’avait même pas idée des forces en présence. Il n’avait aucunement conscience des pouvoirs des finils, ou de l’appétit des warzeuls. Il se souvint d’un coup de ce qui se répétait à leur sujet, au sein de la milice. On disait que ces créatures étaient vides. En fait, elles étaient plutôt le vide, une incarnation de celui-ci. Leur seul objectif, probablement instinctif, était le néant : elles ne seraient repues que lorsque plus rien ne vivrait, peut-être pas même elles. Ces monstres ne se battaient pas pour régner en maîtres sur quoi que ce fût, ils se battaient uniquement pour que tout cesse d’exister.
Non loin, le brouillard vert sombre se mit à crépiter. On pouvait y distinguer de petits éclairs, comme dans un nuage d’orage chargé d’électricité. Hugo, peu superstitieux par nature, se demanda ce qui pouvait bien créer ce phénomène, puis chassa toutes ces considérations de son esprit en distinguant le premier warzeul : l’heure n’était pas à l’élaboration de théories scientifiques.
La créature en tête du sombre cortège, sitôt suivie par nombre de ses semblables, avançait d’un pas lent mais déterminé. Leur démarche était étonnamment calme, surtout quand on savait à quelle vitesse ces choses pouvaient se mouvoir. Était-ce une preuve de sérénité de leur part ? Les warzeuls étaient-ils si certains de leur victoire ? Aussi, ce silence… Hugo ne concevait pas une bataille autrement que dans un vacarme absolu : les armes à feu en train de mitrailler, à une époque, ou les épées frappant des boucliers en métal plus tard ; tout cela faisait un raffut incroyable. Or, ni les warzeuls ni les finils ne généraient le moindre son. Ce calme correspondait tellement peu à une scène de bataille qu’il mettait Hugo encore plus mal à l’aise.
Soudain, une lance de lumière blanche venue d’en haut transperça le corps de l’un des monstres, qui s’effondra au sol sans un bruit. Hugo releva la tête : la formation lumineuse avait été créée par un finil juste là, en suspension dans l’air. Était-ce… de la magie ? Le soldat se souvint immédiatement du pouvoir qu’avait déployé le finil d’Edwige lors de l’assaut sur le hameau des exilés. Ces petits êtres étaient donc réellement capables de manipuler des forces surnaturelles. Après tout, cela n’avait plus rien d’étonnant pour qui avait déjà vu de ses propres yeux les warzeuls, les finils et même le Berceau.
La stratégie des gardiens des lieux était claire : profiter de leur capacité à voler pour attaquer leurs ennemis à distance sans risquer de représailles. D’ailleurs, ils ne tardèrent pas à inonder la vague de warzeuls de lances de lumière du même type, pourfendant nombre de ces créatures et les laissant dans l’incapacité de riposter. On aurait dit une volée de flèches en train de clouer au sol une horde de barbares dépourvus d’armures.
Sans doute conscients de leurs lourdes pertes, les warzeuls se mirent à presser le pas, jusqu’à charger. Hugo regarda rapidement autour de lui. Aucun finil n’était resté à ses côtés. Il était seul face à cette horde, qui fonçait droit sur lui. Rester là était du suicide, tandis que chaque seconde gagnée permettrait aux finils d’éliminer quelques monstres de plus. Alors il fit volte-face et redescendit le talus au pas de course en direction du Berceau. De temps à autre, il se retournait pour suivre la progression de ses adversaires, qui couraient plus vite que lui. Fort heureusement, la façon dont ils se faisaient décimer par les finils les ralentissait beaucoup.
Lorsqu’Hugo atteignit finalement le tourbillon de filaments lumineux, il constata, non sans perplexité, que plusieurs finils étaient là, en train d’absorber de cette lumière verte qui pourtant ne semblait pas décliner dans le processus.
— Recharge d’énergie magique, expliqua l’un d’eux au soldat.
— Alors ma position est toute trouvée. Je vais rester là et vous couvrir, annonça-t-il en se retournant face aux warzeuls.
Les monstres avançaient droit sur le Berceau, comme des aimants attirés par un champ magnétique. Ils progressaient lentement mais sûrement : chacun de ceux qui tombaient était sitôt oublié et remplacé par un autre, tant ils étaient nombreux. Bien vite, ils ne furent plus qu’à quelques mètres d’Hugo qui tremblait en regardant leurs yeux blêmes et vides. Arme à la main, il finit par accepter que l’heure du combat fût venue.
Ignorant la pluie de lances lumineuses qui tombait sur le champ de bataille, le soldat fonça sur l’un des monstres et lui asséna une frappe puissante, le tranchant littéralement en deux d’une épaule à la hanche opposée. La créature n’avait même pas réagi : pas plus que face aux attaques magiques des finils. D’ailleurs, ses semblables passaient à côté d’Hugo sans relever sa présence. Était-il… invisible à leurs yeux ?
Non, bien sûr ! Le Berceau. Ces créatures avançaient droit sur le Berceau, ignorant tout le reste : leurs adversaires, leurs propres pertes… Le milicien avait beau passer au fil de l’épée autant de warzeuls que possible, et les finils avaient beau les éliminer en masse à l’aide de leur puissante magie ; le flot de ces créatures semblait intarissable, si bien que l’un d’entre eux finit par arriver au contact de la sphère lumineuse. Alors il écarta ses lourdes pattes griffues, ouvrit grand sa gueule et se mit à aspirer. Plusieurs filaments de lumière verte disparurent dans son corps abject. Lorsqu’il referma sa mâchoire difforme, son poil semblait chargé de cette électricité malsaine qui caractérisait ces monstres. Alors, en une fraction de seconde, il asséna un puissant coup de patte sur l’un des finils en train de se recharger en énergie qui se tenait là. C’en était fini de lui.
Les esprits gardiens restés en l’air concentrèrent leurs tirs sur le warzeul devenu agressif, et celui-ci tomba rapidement sous l’effet de leur puissante magie. Hélas, le temps d’éliminer celui-là, deux autres étaient au contact du Berceau et en aspiraient l’énergie. De la même façon que les finils, les warzeuls étaient en train de puiser dans l’âme de la planète pour se recharger, sauf que chacun d’entre eux consommait davantage de lumière qu’une centaine de finils. Bien vite, ils prendraient plus que le Berceau ne serait capable de produire, l’entraînant dans un inévitable déclin… Sagittari vivait son premier jour du dépassement (5), et en était déjà à son crépuscule.
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Jour du dépassement (5) : Date de l’année à partir de laquelle la population est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources que la planète est capable de régénérer en un an.
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