Chapitre 34
Suzie
Comme tous les soirs qui ont succédé à notre dispute, elle me demande si j’étais encore avec Jean ce soir alors que je suis rentrée directement à la maison. Je lui confirme l’avoir croisé une nouvelle fois et lui parle de son invitation pour une soirée au théâtre rien que pour la voir enragée. J'adore les pièces de théâtre mais je n’ai pas envie d'y aller accompagnée de Jean mais je tairais ce passage à Annie.
Je déteste quand elle me materne de cette manière. Elle a toujours fait ça depuis que nous sommes petites filles et aussi loin que je puisse me souvenir.
Nos parents étaient des carriéristes aujourd'hui à la retraite. Ils voyagent souvent pour de longues périodes. Ils participent à des voyages organisés de plusieurs semaines autour du monde, au moins une, voire deux fois dans l'année. Ils ont une maison en Espagne ou ils y séjournent également au moins 3 à 4 mois par an. Nous y avons passé plusieurs étés avec Annie. La sensation de cette chaleur oppressante et de cette mer chaude me rappellent de merveilleux souvenirs car les moments de partage avec nos parents sont très rares. Nous retrouver tous les quatre en même temps dans un même lieu n’arrivait pas si souvent. Ce sont donc des moments que j’affectionne particulièrement. Ce sont des souvenirs d’enfants et de petite fille qui me sont chers.
Nous essayons de nous voir entre deux voyages quand ils nous avertissent de leur retour. Ils ne nous rendent pas visite, nous nous déplaçons quand ils nous invitent. Ils aiment leurs indépendances autant qu'ils nous aiment. Malgré leurs distances, ils tiennent à nous, on a manqué de rien et en cas de coup dur ils nous aident comme ils peuvent. Ils étaient très peu à la maison quand ils travaillaient et quand ils étaient présents, ils n'étaient pas très disponibles.
Mes parents ne sont pas des personnes très démonstratives, on ne peut pas dire que les câlins et les bisous étaient courants à la maison. Attention, ils n'ont jamais usé de violence sur nous, ils ne sont tout simplement pas ouverts au sentimentalisme. J'en ai souffert pendant mon enfance mais j'ai fait la paix avec eux depuis. Je les ai accepté comme ils sont et eux m'aiment comme je suis. Avec mon besoin de mettre des mots sur ce que l’on peut ressentir ou pas. Nous nous aimons mais chacun à sa manière.
Ma sœur a comblé ce manque, elle a toujours été là pour moi pour me faire un câlin quand j'avais besoin d'être consolé, un bisou pour m'encourager ou me féliciter. Mes parents m'ont souvent reproché mon émotivité mais Annie, elle, m'a aidé à surmonter le manque de confiance en moi.
Je n'ai pas réussi comme elle à me fabriquer une carapace impénétrable, la mienne a des fêlures, des bosses, des marques de coups. J'avance dans la vie avec les armes qui m'ont été données, ce n'est pas de ma faute s'ils ne sont pas très affûtés.
Annie me reproche d’avoir mis Aédan de côté trop rapidement et de me jeter à nouveau au cou de Jean. Je reste stupéfaite devant elle ! Les réprimandes d'Annie me touchent profondément. Je reprends mes esprits. Comment a-t-elle pu savoir pour Aédan et moi ? Maddie ? Aédan a pu se confier à elle. Qu’est ce qui lui a dit ? Plus important qu’est-ce que Maddie a dit à Annie au sujet d’Aédan ?
- Non, je ne me jette pas à son cou ! dis-je furieuse. Tu crois vraiment que je suis assez sotte pour que je remette le couvert avec ce pervers narcissique ?
- Tu ne vois pas qu’il essaie de t'embobiner une fois de plus, Suzie. Comme il est commode qu’Aédan se soit mis sur la touche, cela laisse le champ libre à Jean, râle- t-elle.
- Je sais très bien qu’il veut que je revienne mais moi je ne veux pas ! Mais tout d’abord Mademoiselle la Grande Inquisitrice, que sais-tu de ce qui a pu se passer entre Aédan et moi ?
- Pas grand chose. C’est Maddie qui m’a expliqué qu’Aédan était au plus mal depuis son retour d’Irlande. Je sais qu’il s’est passé quelque chose entre vous la-bas et que son ex-femme a encore fait des siennes. Mais il faut que tu saches qu’il tient beaucoup à toi, Suzie.
- Mais Annie, il est d’humeur si changeante. Tu sais que j’ai besoin d’être rassuré. Lui ne fait que m’aguicher et me repousser. En Irlande, il était fou de désir mais au retour en France, il a repris ces distances. Il souffle le chaud et le froid continuellement, je sais plus quoi penser … . Ok, j'avoue avoir pris un peu peur.
Il tient à moi ! C’est pour ça qu’il m’ignore tous les jours, qu’il évite de se retrouver dans la même pièce que moi. C'est une blague ! Je lui demande de ne plus aborder ce sujet car dans 8 semaines de toute façon, cette histoire se terminera. Je lui révèle que nous avons un accord avec Aédan.
Elle est horrifiée parce que je lui apprends. Elle me dit que je devrais me battre pour lui, ne pas le laisser me glisser entre les doigts. Mais elle a perdu la raison ! Elle est sourde ! Il ne veut pas de moi, il m'a repoussé et je n'ai pas l'intention d'être la secrétaire transi d'amour face à son patron. Il n’est pas question que je m’humilie, que je sois réduite à une mendiante pour espérer avoir un baiser de temps en temps et être culbuter sur le coin du bureau en fonction de ses désirs.
Je ne veux plus de ça !
La soirée est tendue, le repas rapide. Je pars me coucher la tête remplie de questions et de doutes.
Le lendemain, Jean m’attend sur le trottoir au pied de l’immeuble duquel je travaille.
- J’ai un rendez-vous dans le coin, on mange ensemble ce midi, je te récupère à midi au pied de ton immeuble.
- Je ne sais pas, Jean … J’ai beaucoup de travail et je ne pense pas avoir le temps de faire une pause ce midi.
- Il faut bien que tu manges ! Si ton boss te séquestre ce midi, je viendrais tel un chevalier avec mon armure te délivrer, se moque-t-il.
Une fois de plus, il me force la main. Je déteste ce qu’il fait, je ne sais pas comment il arrive à être sur mon passage, là où je l’attends le moins.
Je lui soumet l'idée d'aller manger au food truck au coin de la rue. Je ne souhaite pas m’isoler et rester le plus proche possible de ma tanière. Il doit arrêter de me relancer. Je dois encore travailler sur mes réponses qui n’ont pas eu l’air de fonctionner car ce midi je vais devoir manger avec lui alors que j’en ai aucune envie. Encore une fois, ce sont ces envies qui prime et encore une fois je me fais avoir. L'angoisse monte dans mes tripes rien qu’à l’idée que je puisse le contrarier.
Nous nous retrouvons sur place et il insiste pour m’offrir le repas. La galanterie est de retour, elle n'est pas désuète et j'apprécie bien qu’elle vienne de sa part. Sachant que chaque geste prévenant, je devrais le payer au centuple après.
Je choisis de savourer un énorme burger gourmet. On avait l'habitude avec Maddie, d'en manger un par semaine. Mon préféré est celui où le pain est remplacé par un pain brioché avec une tranche de bacon, une sauce moutardé et un steak saignant et de la roquette, le tout servi avec une belle portion de frites maison. J'ai un métabolisme qui me permet de manger sans faire trop attention et j'en profite.
Jean récupère la commande et on s’installe à une table. Habituellement, la pause du déjeuner est un moment de détente qui est agréable. Un instant où j’apprécie de pouvoir souffler car je trouve l’atmosphère au bureau pesante avec cette histoire de trahison. Cette suspicion qui nous assaille tous, les regards en coin et les messes basses sont lourdes de conséquences sur la productivité et par conséquent sur l’humeur désagréable du boss. Etant en première ligne, je suis confrontée à ses sautes d’humeur plus fréquentes qu’avant qui me font tressauter sur mon siège dès que son numéro de téléphone s’affiche.
Jean me lance des œillades, je lui souris bêtement comme une collégienne ne sachant pas quoi lui répondre. Qu’est-ce que je peux être idiote ! Il prend mon sourire comme un encouragement et il tente une nouvelle approche.
- Tu crois que tu me laisseras t’embrasser pour te dire au revoir ?
- Tu vas un peu vite, Jean ! Et je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée.
- Tu as raison “ poussin “. Pardon Suzie. Je me précipite un peu, excuse moi. Et un baiser chaste, sur la joue ?
- Tu ne devrais pas espérer quelque chose qui ne se produira pas entre nous, Jean.
Les moments partagés avec Jean sont agréables à cet instant mais je n'ai plus l'étincelle pour lui comme avant. Je dois mettre un terme à ces chimères. Je comprends ce midi qu'il va m'être difficile de lui dire ce que j’ai répété toute la matinée. Je me suis fait et refait cette conversation toute la matinée pour me préparer à ce qui va venir. Je dois briser les ailes de ses illusions avant qu'elles ne s'envolent trop loin.
Il est contrarié et essaye de garder bonne figure. Je reconnais ce visage fermé, quand nous étions en couple, il contenait sa colère pour mieux me le faire payer plus tard une fois chez nous quand plus personne ne pouvait voir ou entendre ces réprimandes. Cette fois-ci je ne serais pas là quand il aura fini de ruminer et il ne me fera pas de mal avec ces mots acérés. Cela m’aide à prendre confiance en moi et à lui dire ce que j’ai sur le cœur.
Enfin, je me lance. A peine ai-je terminé notre déjeuner et finis de lui déballer mes non-sentiments que je le quitte d’un pas mal assuré pour me presser vers mon bureau. Un lieu où je me sens en sécurité loin de lui et de sa verve acérée.
Alors que je ne suis pas encore remise de ce qui vient de se passer avec Jean, Aédan pénètre dans mon bureau. Je reste abasourdi quand il me demande si mon déjeuner avec mon amoureux a été agréable.
- Quel amoureux ? Jean !
- Pourquoi tu en as d’autres que tu m’aurais caché ? dit-il d’un ton acéré.
Ces mots m’arrachent le cœur de la poitrine.
- Tu parles du déjeuner que j’ai eu avec Jean ce midi ? Mais Jean n’est pas mon amoureux et ça te regarde pas en plus avec qui je déjeune, répondé-je agacé.
- Comment ça, vous n’êtes plus ensemble ?
- Non ! dis-je horrifié qu’il puisse encore le croire. Ma relation de couple avec Jean est terminée depuis des mois, avant même mon premier jour ici. Il me relance depuis plusieurs jours et a fini par venir me chercher au pied du bâtiment ce midi. Je me suis senti obligé d’aller déjeuner avec lui et de lui mettre les points sur “i”.
Aedan s'est statufié devant moi. Il n'a pas l'air de comprendre de quoi je parle. La confusion entraîne une multitude de questions dans ma tête. Je ne comprends pas non plus son attitude si intrusive dans ma vie personnelle alors qu’il ne semblait plus s’intéresser à moi.
Comment a-t-il pu croire que Jean et moi … ? Beurk ….
Il m’ordonne de le suivre dans son bureau, je n’aime pas du tout son ton autoritaire et je compte bien le lui faire savoir. Il referme la porte derrière moi et me demande des explications claires sur ma relation avec Jean. Je lui réponds en demandant s'il n’a pas de problèmes d’oreilles, vu que je viens de lui dire que nous n’étions que des amis et en plus en quoi cela le regarde. Ami s’est bien vite dit !
On reste debout l'un en face de l'autre au milieu de la pièce quand il s'esclaffe en donnant un coup de poing sur son bureau :
- Quel con je suis ! Je vais lui faire bouffer toutes ces dents ! Depuis le temps que j’en crève d’envie !
Je fais un pas en arrière, prête à bondir sur la poignée de la porte pour m’enfuir à toutes jambes. Son ton colérique et la posture de son corps rageuse m’effraie. De mauvais souvenirs resurgissent, ma tête me crie de fuir et mes jambes restent collées au sol de son bureau. Je connais trop bien ce sentiment qu’il est en train de faire monter en moi. Pour la toute première fois que je connais Aédan, il me fait peur. Il s’agit d’une peur différente de celle que j’ai bien connue. Cette fois-ci, je n’ai pas peur pour moi. J’ai peur de ce qu’il va faire. A qui il va s'en prendre. Mais pourquoi ?
- Euh … Je … je ne comprends pas … Aédan. Qu’est-ce qui se passe ?
- Argn ….
Aédan s'assied rageusement dans un des fauteuils à côté de son bureau et se tient la tête entre les jambes boudeur. Je ne l'avais jamais vu dans un tel état de rage même lors des divulgations dans la presse.
Il m'avoue avoir croisé Jean lors d’un déplacement, il y a un peu plus d’une semaine. Ils se sont vu dans un restaurant lors d'un repas d'affaires. Aédan l'a ignoré tout le temps du repas mais quand celui-ci s'est terminé, Jean lui a demandé une entrevue qu'il a accepté à contre-cœur. Jean peut se montrer obstiné.
Au début, la bile lui montait dans la gorge et à mesure qu'il lui racontait son histoire, il me dit s'être senti coupable de s'immiscer dans un couple. Il savait pour le voyage en Irlande, il avait des détails sur notre relation naissante.
- J’ai cru que tu lui avais raconté notre escapade. Comme tu as voulu prendre de la distance entre nous, j’en ai déduis que tu souhaitais finalement reprendre avec lui ta vie de couple.
- Quoi ?!
- J’ai été stupide de le croire sur parole. Je m’en rends bien compte aujourd’hui. Il devait croire que nous n’aurions pas cette discussion si tu avais accepté ces avances. Il m’a dit que vous vouliez fonder une famille et je n’ai pas voulu briser un ménage. Tu sais que la famille est importante à mes yeux ?!
- Tu as cru cet être immonde, que je déteste plus que tout. Même après ce qu’il a fait lors de cette soirée de gala ? Tu ne pouvais pas me poser la question directement au lieu de faire l’autruche tout ce temps. Il m’a fait beaucoup de mal et j’essaie de le faire sortir de ma vie. Je suis furieuse contre lui mais encore plus déçu de toi. Vous n’êtes que des crétins ! Je ne suis pas aussi fragile que vous le pensez tous, fulminé-je en claquant la porte derrière moi.
Je le plante dans son bureau seul en pleine stupeur de m'avoir vu exploser de la sorte. Après Annie, voilà que Aédan lui aussi pense que je ne suis pas capable de voir le mal chez Jean. Je rumine ma colère tout le reste de la journée. Bien sûr que je vois le mal chez celui qui m’a rendu si malheureuse, celui qui m’a arraché toute la confiance en moi, celui qui m’a maltraité, trompé et mal aimé.
La fin de la journée est arrivée sans nous voir une seule fois, la rage de cette nouvelle ne m’a pas quitté. J’espère avoir égratigner un peu son égo de macho.
Je ne suis pas en sucre ! Bordel !
Annotations