Chapitre 1 : Rêverie

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« Heureux celui qui lit et ceux qui entendent les paroles de cette prophétie, et qui gardent les choses qui y sont écrites, car le temps est proche ! »

(Apocalypse de Saint-Jean, 1, 3)

C'était un jour comme un autre, une journée banale – donc ennuyeuse – sur les bancs de l'école.

Alice ne voyait pas trop l'intérêt de tout ce qu'on cherchait à lui apprendre, à vrai dire. Le matin, en Histoire-Géographie, on parlait du Moyen-Âge, de la famine, du petit âge glaciaire qui ravageait les cultures, du bétail et des gens qui mouraient... L'après-midi, en SVT, on parlait du réchauffement climatique, des glaciers qui fondent à toute allure, de la pollution, des gens qui meurent... Et alors ? Depuis les fenêtres de son collège haut-savoyard, elle distinguait bien les plus hautes montagnes d'Europe et leurs glaciers d'un blanc immaculé, justement. C'était d'ailleurs très propice à la rêverie... si bien que ces histoires de gaz à effet de serre l'indifféraient au plus haut point, quand bien même elles affectaient de manière évidente ce panorama grandiose.

Parfois, lorsqu'elle somnolait à son bureau, ses traits fins perdus dans ses longs cheveux raides et châtains, elle avait l'impression que la montagne bougeait. À vrai dire, elle bougeait bel et bien : il y avait les avalanches, les chutes de pierre... Tout était perpétuellement en mouvement. Comme si... comme si ce titan de roche et de glace était vivant. Comme s'il était animé d'une force démesurée par rapport à laquelle l'humanité était insignifiante. Et puis, loin d'ici, il y avait les montagnes cracheuses de feu, les volcans ! Qu'est-ce qu'elle aimerait en voir, un jour. Quand elle était petite et qu'elle en voyait dans des documentaires, elle les appelait les « montagnes-dragons ».

Rêverie... Sonnerie ! Libération. Elle pouvait enfin plier bagage et rentrer chez elle. Entre-temps, les nuages s'étaient levés sur les sommets qu'elle ne pouvait donc plus admirer, d'autant plus que la nuit tombait tôt à l'automne. « Bonne nuit, les montagnes, » chuchota-t-elle en marchant vers chez elle d'un pas mélancolique... « Elles aussi ont le droit de se draper dans les brumes et d'avoir leur intimité, après tout, » pensa-t-elle.

Les parents d'Alice étaient des gens plutôt rationnels. Son père était chef d'une petite entreprise de design industriel et faisait beaucoup de sorties en montagne sur son temps libre. Pour lui, les montagnes étaient tout ce qu'il y a de plus concret : des gros tas de terre, de pierre et de glace. Certes, elles étaient en mouvement perpétuel, mais rien qui ne s'explique pas de manière scientifique. Sa mère, quant à elle, travaillait dans un petit cabinet de météorologie.

Autant dire qu'Alice ne partageait pas ses rêveries avec grand monde. Si son père souriait de l'entendre parler de « montagne-dragon » lorsqu'elle avait six ans, il avait plutôt tendance à la gronder et l'envoyer réviser sa géologie si elle s'avisait d'utiliser à nouveau cette dénomination fantaisiste...

Le soir, elle lisait. Elle aurait préféré jouer à l'ordinateur, parcourir à dos de griffon des univers dans lesquels des chevaliers en armure faisaient face à d'immenses démons avides de pouvoir, lancer des sorts sur les créatures infernales qui mettaient le royaume en péril mais non... Ce genre de loisir était bien trop ésotérique pour des parents aussi terre-à-terre. Alors elle lisait, en cachette, des livres que lui prêtaient ses copines ou qu'elle empruntait au CDI du collège, des livres dans lesquels des manticores combattaient des chimères et où les mages luttaient pour l'équilibre du monde face aux abominations tout droit sorties des abysses.

— Alice !

Elle s'empressa de cacher son livre sous son oreiller.

— Que fais-tu avec la lumière allumée ? Il est minuit passé ! Tu as cours demain !

— Oui papa... désolée. J'éteins, répondit-elle d'un ton morose.

— Tu as plutôt intérêt !

Alors, puisqu'elle ne pouvait plus lire ni regarder les montagnes, Alice se rabattit sur la seule activité que personne ne viendrait interrompre : rêver. Rêver aux dragons, qui un jour viendraient la chercher et l'emmèneraient dans leur palais céleste où ils lui apprendraient la magie.

Rêverie... Sonnerie. Calvaire ! C'était déjà l'heure de se préparer pour retourner écouter les banalités du programme de cinquième. Aujourd'hui, son père la déposerait au collège : il avait rendez-vous avec des amis pour une sortie d'alpinisme à huit heures et demie, alors il ferait un détour. Autant dire qu'elle avait plutôt intérêt à bien cacher le livre de la veille...

— Et sois concentrée en classe, cette fois ! On en a un peu assez de recevoir des messages de profs qui nous disent que tu planes pendant les cours !

— Je fais de mon mieux, papa...

Elle ferma avec douceur la porte de la voiture, d'un calme vite brisé par le démarrage en trombe de son père. Les élèves alentour se retournèrent et ricanèrent entre eux, tandis qu'Alice soupirait... Elle et son père n'étaient définitivement pas dans le même monde.

La journée s'annonçait aussi quelconque que toutes les précédentes, et pourtant... Avant la fin de celle-ci, la mère d'Alice se présenta au collège pour venir chercher sa fille, que les surveillants convoquèrent sans tarder.

— Mais qu'est-ce que tu fais là ? La journée n'est pas finie ! lui lança-t-elle d'un ton sec.

Elle se ravisa rapidement, voyant que sa mère avait les larmes aux yeux.

— Alice, il s'est passé quelque chose... Je... j'ai besoin de t'en parler, c'est important.

L'adolescente resta muette, attendant sagement la suite.

— Ton père. Il a eu un accident. Tombé dans une crevasse, il... Les secours n'ont pas encore réussi à le retrouver.

Alice persista dans son mutisme. Elle se demanda un instant si la montagne avait plus faim aujourd'hui que la veille, et si un tout petit humain serait vraiment suffisant pour la rassasier. Probablement pas. Ce n'était pas la meilleure chose à dire à sa mère, de toute façon. Et peu importait : celle-ci parlait plutôt bien toute seule.

— Chaque heure qui passe réduit les chances de le retrouver en vie, tu comprends ? Je suis morte d'inquiétude ! Et s'ils ne le retrouvent pas avant la nuit ?

— T'en fais pas maman, il n'y a pas de démons la nuit... balbutia Alice qui ne savait pas vraiment quoi dire.

— Je ne parle pas de démons, sois un peu sérieuse ! Je parle du froid ! Une nuit en montagne en cette saison, il fait –10°C, peut-être –20°C !

— Heu... oui... oui c'est sans doute un peu froid, répondit Alice d'un ton neutre.

Sa mère semblait désespérée. Il faut dire qu'entre la mauvaise nouvelle, la peur, et l'absence de réaction de la part d'Alice, elle avait de quoi se sentir seule. Cette dernière se demandait plutôt si elle n'avait pas dit de bêtise : peut-être y avait t-il vraiment des démons la nuit, après tout ?

Et lorsque celle-ci tomba, la mère et sa fille n'avaient toujours aucune nouvelle. La première était effondrée sur le canapé, pleurant toutes les larmes de son corps, la tête entre les mains, tandis que la seconde rêvassait sans rien faire, le regard vide. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Réviser ? Elle n'avait jamais eu la tête à ça, et encore moins ce soir vu les circonstances. Lire ? Si c'était pour sortir un énième roman de fantasy qu'elle avait emprunté en secret, cela allait énerver sa mère, qui n'avait vraiment pas besoin de ça. Alors il ne restait qu'à rêver. Mais de quoi, au juste ? Elle essaya de s'imaginer ce à quoi pouvait bien ressembler le fond d'une crevasse. En théorie, il s'agit d'un gouffre profond de plusieurs dizaines de mètres, entre des falaises de glace, dont on n'a aucune chance de s'extirper sans matériel d'alpinisme adéquat. Mais évidemment, Alice s'imaginait tout autre chose : des créatures rôdant au fond de ces abîmes si hostiles à l'homme, dévorant les malheureux qui avaient le malheur d'y chuter... dont son père.

Pas question, bien sûr, d'évoquer ses idées tordues à sa mère, cela n'aurait fait qu'empirer la situation. Alors la soirée s'acheva dans un silence glacial... le même silence qu'au fond d'une crevasse probablement, les râles lugubres des monstres en moins.

La journée du lendemain ne s'annonçait guère plus heureuse, à cela près qu'elle prit rapidement une tournure exceptionnelle. En effet, la mère d'Alice entreprit de se déplacer à Chamonix pour avoir des nouvelles des secouristes, laissant sa fille seule à la maison. Le problème, c'est qu'Alice ne pouvait pas laisser passer une telle occasion ! C'était peut-être la première fois qu'elle se retrouvait livrée à elle-même et elle comptait bien mettre cette chance à profit... pour partir à la chasse aux renseignements !

Elle prit rapidement quelques affaires, de quoi grignoter et prendre des notes, passa un moment à chercher les clés de la maison qu'elle n'était pas supposée utiliser, et fila en douce, en croisant les doigts pour que les voisins ne la surprennent pas. Mission accomplie ! La médiathèque lui tendait les bras. Et sur place, elle ne perdit pas de temps. Bien des adolescents venaient ici pour les bandes dessinées, mais ce n'était pas ce que cherchait Alice. Elle esquiva aussi le rayon des livres guides de montagne que fréquentaient à l'excès les amis de son père, et aperçut enfin son objectif : les mythes et légendes. Mais elle ne ciblait pas n'importe quel livre de cette catégorie, non... En farfouillant, elle finit par trouver son bonheur : les légendes de l'univers montagnard.

Elle se plongea dans un premier tome poussiéreux. Il faut dire que pas grand monde ne semblait s'y intéresser. Et pour cause, beaucoup de passages n'étaient que des banalités ennuyeuses : des histoires de yétis qui rôdent sur les glaciers, ou de loups-garous errant dans les sous-bois. Des histoires pour faire peur aux enfants, et rien qui ne soit vraiment en accord avec les convictions d'Alice. « Qu'ils sont bêtes, il n'est pas question de montagnes qui abritent des créatures, mais de montagnes qui sont des créatures ! » pensa-t-elle.

Les heures s'écoulèrent, et Alice continuait à fouiner dans les livres, sans rien trouver qui lui parut pertinent. Elle commençait à désespérer, craignant de rentrer bredouille... d'autant plus qu'il était largement temps pour elle de se soucier du retour de sa mère. Par chance, le dernier livre qu'elle ouvrit, sans doute l'un des moins attrayants en termes d'apparence, allait davantage dans le sens de ses rêveries habituelles.

Il était écrit, notamment : « Sous la montagne, dort l'être suprême que nos ancêtres avaient baptisé dragon. Cette créature ailée n'est pas morte, seulement plongée dans un profond sommeil. Scellée dans sa prison de glace, elle attend silencieusement le jour où ce bastion volera en éclats et où elle pourra à nouveau s'élever dans les airs. Nul ne sait quelle sera son attitude à notre égard, mais une chose est sûre : ce jour-là, ce sera la fin du monde que nous connaissons, et le début d'un nouveau. »

C'était exactement ça ! Les montagnes étaient bel et bien vivantes ! Et il s'agissait de dragons ! Pas étonnant, du coup, que certaines crachent du feu. C'était logique. Alice était convaincue que ce qu'elle venait de lire était la stricte vérité – et que cela concernait toutes les montagnes sans exception –, oubliant aussitôt qu'elle venait de le trouver dans un livre de légendes, et non dans une encyclopédie...

Les jours qui suivirent, elle se montra un peu trop enthousiaste, au point de demander timidement à sa prof de SVT ce qu'elle pensait qu'on découvrirait sous les glaciers le jour où ils auraient fini de fondre, espérant engager la discussion sur les dragons. Sa réponse fut toutefois sans appel : « De la roche, et rien d'autre. » Alice se renferma sans attendre dans son mutisme habituel et se promit de garder ses convictions et ses découvertes pour elle, jusqu'à ce que les glaciers éclatent, et la vérité avec eux.

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