Chapitre 2 : Enquête

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« Je connais tes œuvres, ton labeur et ta patience ; je sais que tu ne peux supporter les méchants. »

(Apocalypse de Saint-Jean, 2, 2)

« ... et c'est pour cela que les gaz à effet de serfs (1) sont considérés comme polluants : ils asservissent les villageois et les transforment en paysans. » Alice croyait avoir bien réussi son contrôle, cette fois. Elle avait pensé à tout ce qu'il fallait dire ! Sa mère serait fière d'elle.

Puisqu'elle avait fini quelques minutes avant la sonnerie, elle prit un instant pour regarder les montagnes, comme à son habitude. Ainsi, il y avait des dragons, juste là, juste à côté. Mais alors, le Mont Blanc était-il un volcan ? Ou bien existait-il des dragons qui ne crachaient pas de feu ? Crachaient-ils autre chose à la place ?

C'était cette période indécise entre l'automne et l'hiver. On ne savait pas trop. Parfois, il faisait encore doux et beau, et parfois, il neigeotait jusque dans la vallée. C'était le cas aujourd'hui, et le paysage devenait noir et blanc, tel un croquis qu'on aurait abandonné. Alice n'aimait pas ça. Elle voulait des couleurs, des fées rayonnantes qui volent dans les arbres en fleurs. Elle voulait voir les jeunes tréants bourgeonnants sortir lentement de la forêt, comme un symbole de printemps. Et puis maintenant, elle voulait aussi voir les dragons s'extirper de leurs montagnes, quand les glaciers fondraient et chargeraient les torrents qui se déversent au pied des sommets.

— Comme tu planes meuf. C'est comment, le pays des merveilles ?

Son voisin de table. Comment s'appelait-il, déjà ? Maxime ? Quentin ! Ou alors c'était Lucas. Bref, quel que fût son prénom, il était pénible. Lui et bien d'autres passaient leur temps à se moquer des rêveries d'Alice. Il fallait qu'elle trouve quelque chose à lui répondre.

— C'est plutôt bien, parce qu'il y a plein d'êtres magnifiques, et pas de gros idiots comme toi !

Les camarades alentour ricanèrent. Son voisin, en revanche, lui lança un regard noir, à tel point qu'elle eut soudain peur de ce qu'il serait capable de faire pour se venger. À vrai dire, Maxime-Quentin-Lucas n'avait pas très bonne réputation, et pouvait vite se montrer violent lorsqu'on lui parlait sur un ton qui lui déplaisait. Il avait été exclu d'un autre établissement pour de graves écarts de comportement, et beaucoup d'enseignants ici l'avaient placé à côté d'Alice qui était réputée pour son mutisme, espérant ainsi éviter des tensions. C'était raté pour cette fois.

D'ailleurs, à la fin de la journée, l'adolescente vérifia rapidement que son immonde voisin de table ne rôdait pas dans les parages avant de se mettre en route vers chez elle. Elle pressa le pas, d'autant plus que ce croque-mitaine moderne la suivrait peut-être en toute discrétion avec la nuit déjà bien installée sur la ville. Elle se retourna sans cesse jusqu'à atteindre la porte de sa maison, accélérant un peu à chaque fois, et poussa finalement un soupir de soulagement en franchissant celle-ci saine et sauve.

Sa mère était au téléphone avec sa grand-mère maternelle. Elles échangeaient sur le triste sort de son père, qu'on n'avait jamais extirpé de la crevasse. Cela faisait deux semaines, maintenant. Autant dire qu'il n'y avait pas vraiment de chance de le retrouver un jour en vie. C'était dommage, on ne saurait jamais s'il avait vu un dragon de près.

Alice s'en voulait un peu de penser de la sorte. C'était son père ! Mais elle n'arrivait pas à se sentir bien concernée par tout cela. Il y avait pour elle une sorte de fatalité inéluctable, et des évènements qu'on ne pouvait pas contrôler. Cela ne servait à rien de lutter contre eux, ou de refuser de les accepter. Elle ne détestait pas son père, mais elle se sentait malgré tout très loin de cette tragédie. C'était comme ça, et il fallait se faire une raison.

Elle se demandait pourquoi les dragons s'étaient mis sous les montagnes. Ou alors si quelqu'un d'autre les y avait enfermés. Qui aurait été assez fort pour faire ça ? Des géants ? Où étaient-ils maintenant ? Il fallait qu'elle approfondisse ses recherches : le livre de la médiathèque était beaucoup trop vague et incomplet. Comme si... comme s'il manquait de rigueur et de sources. Comme s'il manquait de preuves. Elle les trouverait.

Son esprit d'enfant partait dans toutes les directions. Peut-être les dragons percevaient-ils le temps différemment des humains et qu'ils faisaient juste une petite sieste de deux mille ans ? Ou bien dormaient-ils depuis plus longtemps encore ? Étaient-ils là avant les premiers hommes, ou est-ce que certains en avaient déjà vu ? L'humanité avait dû les croiser. Sinon, comment les dragons auraient-ils pu faire pour apparaître dans les mythes et légendes de tant de peuples qui ne s'étaient même pas rencontrés ? Pourquoi les dragons chinois étaient-ils si maigres par rapport aux autres ? Était-ce parce qu'ils n'avaient que du riz à manger, ou parce que les montagnes chinoises n'étaient pas assez dodues pour bien se cacher dessous ?

Il allait falloir qu'elle se renseigne très sérieusement. À partir de maintenant, elle prendrait sa scolarité plus à cœur, et elle tâcherait de trouver de quelle manière les dragons avaient pu s'inscrire d'une façon aussi ferme que discrète dans nos cultures, en étant à la fois la créature de légende la plus populaire, et malgré tout rien de plus qu'un mythe. Pour Alice, ça ne tenait pas debout. Et si quelqu'un avait quelque chose à cacher à leur sujet ?

— Tu es rentrée ?

C'était sa mère. Elle avait fini son coup de téléphone, et était venue toquer en douceur à la porte de la chambre d'Alice, l'extirpant brutalement de son flot intarissable de pensées.

— Je suis là oui, répondit Alice d'un ton paisible, presque mélancolique.

— Aucune nouvelle de ton père, même si j'ai l'impression que tu ne t'en soucies guère...

— Ce... Ce n'est pas ça, c'est plutôt que je me suis fait une raison.

Elle mentait. Elle ne s'en souciait effectivement pas plus que ça. Peut-être ne réalisait-elle pas vraiment ce qui c'était passé, après tout. Il aurait déjà fallu qu'elle descende de son nuage, pour cela...

— Maman, si les humains sont sur Terre depuis deux mille dix-huit années, il y avait qui avant ?

— Alice, ce n'est pas parce qu'on est en 2018 qu'il n'y avait pas d'humains avant... Nous sommes là depuis bien plus longtemps.

L'adolescente resta silencieuse un instant. Pour la culture, ça commençait mal...

— Oui, bref, pas deux mille dix-huit années alors, et peu importe combien... Il y avait quoi avant nous ? reprit-elle sur un ton plus assuré.

— Avant, il y a eu tout un tas d'animaux. Pense aux dinosaures, ce sont bien les plus connus !

Les dinosaures ! Ce fut comme un éclair dans l'esprit d'Alice. Dinosaures... écailles... dragons ! C'était une évidence ! Ses yeux bleus-gris se mirent à briller comme jamais.

— Ah oui ! Et est-ce qu'il y en avait avec des ailes ? renchérit-elle avec enthousiasme.

— Oui, les ptérodactyles, par exemple... et d'autres, je ne sais plus leurs noms à tous...

Les quoi ? Quel nom bizarre. Tout ça pour dire dragon ? À moins que le dragon ne fut l'un des autres ? Elle prit un instant pour réfléchir à sa question suivante.

— Ça crache des flammes, un ptéromachin ?

Sa mère prit un air amusé. Elle avait l'impression que sa fille était toujours aussi innocente qu'à ses six ans, alors qu'elle en avait maintenant le double.

— Non, Alice, ça ne crache pas de flammes. Ce ne sont pas des dragons... Et les dragons ne sont pas des dinosaures : ils n'existent pas.

N'importe quoi ! Comment pouvait-on dire que les dinosaures existaient et que les dragons n'existaient pas ? On n'avait pas plus croisé les uns que les autres ! Alice était soudain furieuse. Les humains étaient bornés et ne croyaient que ce qu'ils voulaient croire. Sa mère l'extirpa une nouvelle fois de ses pensées en reprenant la parole :

— Mais si tu t'intéresses soudainement aux dinosaures, peut-être que nous pourrions aller nous promener au lac d'Emosson ce week-end ? Il y a de véritables traces de dinosaures, là-bas ! Et il est prévu du beau temps samedi.

Elles n'étaient pas vraiment authentiques, ces traces de dinosaures, mais c'était une occasion inouïe pour la mère d'Alice de proposer une promenade à sa fille, elle qui détestait ça. De son côté, même si elle n'aimait pas marcher, Alice voulait en avoir le cœur net. Alors...

— C'est d'accord, répondit la fille d'un ton ferme. J'espère que ça ne grimpe pas trop ! Je déteste quand ça grimpe ! C'est fatigant.

— Ça ne grimpe pas trop, répondit sa mère avec un sourire attendri.

C'était peut-être son premier sourire depuis la disparition du père. Cela fit chaud au cœur d'Alice, pourtant plutôt indifférente d'ordinaire. Elle lui sourit en retour, puis se mit à imaginer ce qu'elle allait voir ce week-end : peut-être de vraies traces de dragons, et le début d'une piste sérieuse. Elle prendrait des photos et commencerait à rassembler ses informations dans un journal intime. Jusqu'au jour où « ils » sortiraient des montagnes, et alors elle pourrait prouver au monde entier qu'elle était la seule à l'avoir anticipé.

Le lendemain, vendredi, elle reprit son courage à deux mains pour questionner cette fois son professeur d'Histoire-Géographie, en espérant avoir plus de succès qu'en SVT deux semaines auparavant. Elle avait fait le tri dans son esprit afin de se limiter à une seule question, la plus pertinente à ses yeux. Une fois ses camarades sortis de la salle, elle s'avança vers le jeune homme qui était en train de ranger ses quelques affaires.

— Monsieur, quand est-ce que les humains ont commencé à parler de dragons ?

Il ne s'attendait pas à cette question. Déjà qu'Alice était réputée pour son mutisme, le simple fait d'entendre sa voix était une surprise en soi. Mais en plus, la question était loin d'être banale. Il prit un instant pour réfléchir.

— Pour autant que je sache, on a des représentations de dragons qui remontent au Néolithique en Mongolie. C'est donc assez ancien ! Et les civilisations en parlaient vraisemblablement déjà avant. Ça a rapidement fait le tour du monde, comme légende. Mais si tu t'intéresses vraiment à la question, pourquoi ne pas voir avec ton professeur de français ? Il pourrait sans doute te parler de l'apparition du dragon dans la littérature fantastique.

Il aurait pu se passer de ce mot, « fantastique ». Cela sonnait presque comme une insulte aux oreilles d'Alice. Mais c'était intéressant. Elle n'avait aucune idée de ce qu'était le Néolithique, mais elle essaierait de retenir ce mot-là jusqu'à pouvoir se documenter d'elle-même. Elle avait trop peur de demander : et si le professeur en avait déjà parlé auparavant ? Elle n'avait aucun souvenir d'un mot aussi laid et barbare, mais peut-être rêvassait-elle ce jour-là...

— Monsieur, à partir de quand est-ce qu'il y a eu des dragons dans les livres ?

Le professeur de français était bien plus âgé. Il se frotta la barbe un moment. Il ne semblait pas trop s'être penché sur la question, à vrai dire. C'était un homme plutôt vieille école, qui vouait un culte aux auteurs comme Zola ou Balzac, mais méprisait discrètement les esprits fantaisistes comme Tolkien...

— Hé bien, Alice, il y en a au moins un dans la Bible, lors de l'Apocalypse de Saint-Jean... C'est ainsi que le Diable y est représenté. Mais peut-être encore avant en Chine, je ne saurais pas te dire...

Cela lui suffisait. Cela faisait donc des milliers d'années que les humains représentaient ou écrivaient sur les dragons. Et aujourd'hui, on les catégorisait comme des créatures de légende... Qu'est-ce qu'il avait bien pu se passer dans la tête des gens pour que du jour au lendemain, ils oublient ces créatures qu'ils avaient tant évoqué pendant des siècles et des siècles ?

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Serf (1) : Au Moyen-Âge, un serf était une personne qui cultivait une terre appartenant à un seigneur.

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