Chapitre 5 : Attente

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« Bien sûr que toute l'activité sismique de notre planète n'est pas liée aux dragons. Le but n'est pas de remettre en question nos connaissances en la matière, mais seulement d'approfondir notre horizon ; or certaines éruptions ou chutes de séracs massives pourraient être liées à une présence draconique. »

(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, I)

Si Alice avait plutôt bien récupéré des coups brutaux d'Evan et sa bande, son âme restait endolorie par toute cette violence abjecte et inutile. Elle ne cessait de penser à la façon dont ses agresseurs avaient disparu. Et s'il y avait eu là un signe du destin ? Et si les dragons avaient enfin entendu son appel et puni les monstrueux adolescents ? Même s'il n'était certainement pas venus en chair et en os sans que personne les eût aperçus, il n'était pas impossible que la seule force de leur volonté ait suffit à sceller le sort de ces brutes.

En tous cas, ses tortionnaires n'étant plus, Alice pouvait cesser de surveiller ses arrières en permanence. Elle s'était juré de ne plus s'attirer les foudres de quiconque, préférant se contenter d'ignorer les moqueries répétées de ses camarades idiots. Celles-ci n'avaient pas franchement cessé, mais ce n'était pas grave : tous ces scélérats brûleraient tôt ou tard de la même façon qu'Evan.

Et le printemps vint. Aucun tréant ne sortit de la forêt, et aucune fée ne s'envola des arbres. Alice n'y comptait pas plus que ça, à vrai dire. C'était la haute saison de l'alpinisme : l'hiver rigoureux était terminé et les montagnards chaussaient à nouveau leurs crampons pour partir à l'assaut du Mont Blanc ou des hauts sommets qui l'entouraient, qu'ils descendraient ensuite tantôt à ski, tantôt à pied. La mère d'Alice connaissait beaucoup de personnes qui pratiquaient l'alpinisme. Un soir à table, elle mit sa fille en garde contre les dangers de la montagne : en effet, elle avait appris le jour même qu'un groupe d'amis à elle avait évité un drame de justesse en skiant les dômes de Miage. En contrebas du glacier d'Armancette, où la pente n'était pourtant pas si raide, un sérac imposant s'était décroché, entraînant avec lui une quantité impressionnante de neige, de glace et de roche. Ils s'en étaient sortis en parvenant à glisser rapidement vers la rive droite du glacier, esquivant de peu l'avalanche mortelle.

Pourquoi est-ce que les séracs se décrochaient ? Les géologues l'expliquaient par le mouvement des glaciers, qui avancent en permanence sous l'effet de leur propre poids. Lorsque de la glace rencontre une rupture de pente, elle ne parvient pas à garder sa cohésion avec celle restée en amont, et des crevasses se créent entre la partie basse et la partie haute. S'il y a trop de crevasses, un énorme morceau de glacier – qu'on appelle sérac – peut se détacher du reste et se libérer : il dévale alors la pente en emportant tout sur son passage, car un tel bloc peut mesurer plusieurs dizaines de mètres de haut et peser plusieurs centaines de tonnes, voire davantage.

Autant dire qu'un alpiniste en contrebas voit généralement sa vie défiler devant ses yeux, sans compter que le phénomène est aussi rapide qu'imprévisible : il peut se produire à toute heure, en toute saison. Ce qui posait problème à Alice là-dedans, c'était justement le côté imprévisible. On pouvait anticiper les tempêtes, estimer le risque d'avalanche, prévoir l'éruption d'un volcan et... pour les séracs, rien ? C'était absurde. Si on ne pouvait rien prédire alors qu'on en était capable pour tout le reste, c'était parce que les véritables causes nous échappaient. Et la seule cause logique que nous ne pouvions contrôler, c'était la présence d'un dragon sous la montagne. Sans doute que ces derniers bougeaient dans leur sommeil, comme nous autres humains, et que les séracs qui les surplombaient se décrochaient à ce moment-là.

Alice prit son carnet de notes et se mit à gribouiller. « Liste des dragons connus », écrivit-elle centré en tête d'une page. « Il y a un dragon sous le vieux glacier de la Finive, » ajouta-t-elle après avoir sauté une ligne. « Je le sais car il m'a parlé. » Puis elle sauta une nouvelle ligne. « Il y a un autre dragon sous le glacier d'Armancette, car un sérac s'y est décroché ce printemps. Le dragon a sans doute légèrement bougé. » Elle ajouta une dernière phrase : « Je pense que celui de la Finive sortira en premier car le glacier a presque entièrement disparu. »

Elle remit le carnet dans sa commode, puis ferma le tiroir à double tour, comme d'habitude. Personne ne devait le trouver. Surtout pas sa mère, qui là encore aurait envoyé sa fille chez le psychologue sans tarder, et jeté le carnet dans le poêle à bois encore rougeoyant, sans le moindre état d'âme.

Frileuse, Alice passait chaque début de jour de congé en robe de chambre devant ledit poêle, les matinées printanières étant encore glaciales en montagne. De temps à autre, elle regardait les étranges formes que prenaient les braises, les percevant parfois comme le gosier d'un dragon. Comment les dragons pouvaient-ils cracher du feu ? Était-ce simplement leur salive qui était inflammable ? Non, c'était absurde. Ils avaient sans doute des glandes spéciales qui produisaient du napalm, et cela fonctionnait comme un simple lance-flammes militaire, à cela près qu'il était intarissable chez les dragons. Et s'ils voulaient détruire le monde ? Non, il ne fallait pas s'en faire. Alice savait qu'il s'agissait d'êtres à l'intelligence supérieure, et il était évident que l'humanité pourrait engager la discussion avec eux. Il n'y avait aucun souci à se faire de ce côté-là. Seuls les dragons chinois seraient peut-être très en colère à leur réveil, s'ils n'avaient vraiment mangé que du riz. Le riz, ce n'était pas très bon et ils auraient sans doute envie de grignoter quelques petits humains bien croustillants. Il n'y avait plus qu'à espérer que ceux qu'ils mangeraient aient mauvais goût, histoire qu'ils s'en dégoûtent rapidement.

Le printemps prit fin, puis ce fut l'été. Alice n'avait pas vraiment plus d'attirance pour les grandes vacances que pour l'année scolaire. En fait, les deux revenaient un peu au même puisqu'elle se contentait de laisser son esprit vagabonder en permanence, loin de sa prison corporelle et des éventuelles contraintes qui lui étaient imposées. Et puis, en termes de contraintes, une promenade en montagne n'était pas forcément mieux qu'un cours de mathématiques. Au moins, ce dernier présentait l'avantage non négligeable de se faire en position assise et statique, ce qui était bien moins fatigant que de marcher sur des sentiers raides pleins de cailloux instables.

Elle s'ennuyait beaucoup, et pensait parfois que sa vie était bien triste. Attendre l'avènement des dragons la faisait passer à côté des activités que l'on a normalement à son âge. Pas de jeu, pas de sport, pas de sorties... pas vraiment d'amis non plus en fait, juste quelques copines qui changeaient à chaque année scolaire, et personne durant l'été. De temps à autre, elle s'inquiétait : si aucun dragon ne venait, elle aurait passé sa vie à attendre pour rien. Une existence gâchée.

Elle chassa sans tarder ces mauvaises pensées, puis jeta un regard rapide vers le calendrier. C'était déjà la fin du mois d'août. L'été avait surpris tout le monde par son intense chaleur, plusieurs épisodes de canicule ayant frappé le pays. Un peu comme chaque année, à vrai dire, si ce n'est qu'il y en avait eu encore plus que d'habitude, ce qui était normal aux yeux de tous ceux conscients du réchauffement climatique. De quoi contribuer efficacement à la fonte des glaciers et à la libération des dragons !

Les jours se suivaient et se ressemblaient. Il n'y avait rien à relever au milieu de cette monotonie. Alice complétait parfois son carnet de notes, lorsqu'elle savait sa mère assez loin pour ne pas présenter un danger immédiat. Elle y dessinait quelques croquis de dragons, tels qu'elle les imaginait. Deux pattes arrière massives, chacune pourvue de quatre griffes monstrueuses, puis un imposant torse écailleux. Pas des écailles lisses, non. Plutôt des écailles acérées, chacune plus coupante qu'une épée bâtarde. De part et d'autre du torse, deux courts bras se terminant, eux, par des mains bien marquées et pourvues de cinq griffes. Celles-ci étaient séparées par une épaisse membrane, comme sur les pieds. Au-dessus de chaque bras, d'immenses ailes, comme celles d'une chauve-souris. Sauf qu'au bout de chacune d'elles, il y avait encore une longue excroissance osseuse, noire comme de l'obsidienne (2). Enfin, une large tête avec une mâchoire de crocodile, bien que le museau du dragon fût légèrement moins proéminent. Ses yeux brillaient d'une intelligence incroyable, et on pouvait distinguer la fournaise rougeoyante au fond de ses narines. Une crête bardée de pointes osseuses partait du nez, passait entre les deux courtes oreilles pointues et filait droit jusqu'au bout de la queue, laquelle se dispersait en un court réseau de fouets, chacun se terminant par une nouvelle griffe. Celles-ci étaient si longues qu'elles auraient pu transpercer un éléphant ! Voilà à quoi devait ressembler un dragon. Elle hésita un instant sur la couleur à lui donner, puis se contenta d'un dégradé de marron et de gris. Les dragons de toutes les couleurs, c'était dans les histoires pour enfants.

Et ce fut la rentrée des classes. Alice était désespérée. Pas tant par le retour au collège, qui l'indifférait au plus haut point, mais plutôt par le mois de septembre. Bientôt, ce serait l'automne, et avec lui, le retour du froid. Il faudrait à nouveau attendre de longs mois avant que la chaleur revienne et recommence à s'attaquer aux glaciers. Pourquoi est-ce que les canicules de cet été n'avaient pas suffi ? Alice aurait voulu retourner au glacier de la Finive, et creuser. Creuser jusqu'à traverser la couche de glace, et buter sur les écailles brunes du dragon. Puis creuser encore plus, tout autour, pour le libérer, et s'envoler avec lui. Il l'aurait remerciée, et serait devenu son unique ami.

Elle savait bien que c'était impossible. Même si elle en avait été capable, il aurait fallu justifier son projet à sa mère pour qu'elle l'emmène. Inutile d'attendre d'elle qu'elle comprenne tout cela. Et Alice laissa filer le temps, encore et encore, ignorant ce dont parlaient ses nouveaux professeurs, qu'elle n'avait même pas pris le temps de regarder. Eux n'auraient guère pu la regarder non plus, à vrai dire, puisqu'elle se cachait en quasi-permanence derrière ses longs cheveux. Elle s'enfonça encore davantage dans ses rêveries, et ne ressentit pas vraiment la violente secousse qui fît trembler tout le bâtiment, ni n'entendit les cris de panique qui s'ensuivirent de la part de tous les autres élèves de sa classe.

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Obsidienne (2) : L'obsidienne est une roche volcanique vitreuse composée de silice qui peut être couleur grise, vert foncée, rouge ou noire.

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