Chapitre 6 : Éveil

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« Un autre signe parut encore dans le ciel : tout à coup on vit un grand dragon rouge [...]. »

(Apocalypse de Saint-Jean, 12, 3)

Les élèves se bousculaient pour sortir du bâtiment, guidés par un professeur qui ne parvenait de toute évidence pas à garder son sang-froid, vu comme il hurlait dans tous les sens. Alice suivait le groupe d'un pas mollasson, sans vraiment réaliser ce qui se passait.

Mais qui aurait été en mesure de réaliser cela ? Lorsque les élèves atteignirent le milieu de la cour, les cris d'effroi se multiplièrent tandis qu'ils se retournaient tour à tour vers le bâtiment qu'ils venaient d'évacuer. Impossible de manquer l'origine de la secousse : c'était ce gigantesque monstre ailé, juste là sur le toit, qui se redressait lentement.

Alice le fixait. Elle était la seule à rester immobile, tous les autres prenant leurs jambes à leur cou après avoir regardé la créature écailleuse quelques secondes tout au plus.

Il était là, juste devant elle, et ressemblait à s'y méprendre à celui qu'elle avait dessiné quelques semaines auparavant, à cela près que ses écailles étaient d'une couleur rougeâtre, légèrement cramoisie. C'était comme si... comme si elle le connaissait déjà. Et lorsqu'il prit la parole, elle reconnut instantanément sa voix : c'était le dragon de la Finive !

Il ne parlait pas en français, ni aucune langue que la maigre culture d'Alice lui permît de reconnaître. Mais le plus étonnant, c'est que ses paroles résonnaient tout de même de façon claire dans son esprit, comme lorsqu'il lui avait parlé près du lac d'Emosson.

Humains fragiles... tonna-t-il lentement.

Un long silence suivit. Décevant. N'avait-il rien de mieux à dire ? N'avait-il pas remarqué Alice au milieu de ce chaos ? Ne l'avait-il pas reconnue, lui qui s'était adressé à elle plusieurs mois auparavant ?

Vous nous avez... enfermés, reprit-il sans plus de hâte, de sa voix rauque et tonitruante. Vous nous avez enfermés... puis oubliés. Mais nul ne se débarrasse des immortels. Aujourd'hui... votre suprématie touche à sa fin. Vous disparaîtrez sous un flot de flammes.

Quoi ? À qui s'adressait-il au juste ? Que tout le monde brûle, à la rigueur, mais elle ? Quel était son plan vis-à-vis d'elle ?

Je vous offre... un court sursis, misérable vermine grouillante... car j'ai maintenant à libérer mes frères... que vous avez jadis emprisonnés sous la glace. Savourez bien vos derniers instants... de décadence... à moins que vous ne sachiez encore faire preuve... d'un minimum d'organisation pour vous préparer... à nous affronter.

C'en était trop ! Alice ne supporta pas qu'il ne lui jette pas le moindre regard, ni qu'il l'exclue de ses plans de destruction.

— Hé ! Je suis là, moi ! cria-t-elle sans vraiment savoir quoi ajouter.

Qu'aurait-elle pu dire de plus ? Implorer sa pitié ? Se présenter comme un amie ? L'un comme l'autre lui semblèrent ridicules. Elle doutait déjà de la pertinence de son intervention mais cessa définitivement d'y croire lorsque le monstre déploya ses ailes. Le premier battement fit vaciller Alice, qui ne s'attendait pas à un courant d'air d'une telle puissance. Mieux préparée pour les suivants, elle fixa son regard sur le dragon qui prenait de l'altitude à la verticale. Puis, lorsqu'il fut assez haut, il donna un dernier coup d'ailes et partit en planant en direction... des dômes de Miage. Alice avait vu juste ! Il y avait un second dragon là-bas, et celui de la Finive avait l'intention de le libérer.

Elle était seule dans la cour du collège. Tous les autres élèves s'étaient enfuis face à ce cauchemar ailé que personne, sauf elle peut-être, n'aurait imaginé voir un jour en chair et en os. Parfaitement statique, elle pouvait observer le dragon s'éloigner vers les sommets enneigés. Il était suffisamment grand pour qu'elle le suive du regard malgré la distance. Et lorsqu'il fut à portée du glacier d'Armancette, même si elle ne le distinguait presque plus, Alice le vit faire exactement ce qu'elle avait imaginé... Un gigantesque flot de flammes se déversa sur la montagne, qui perdit très vite sa teinte blanche immaculée au profit d'un noir d'ébène. Il ne fallut que quelques minutes pour qu'un second dragon, d'une taille semblable à celle de son sauveur, ne s'élève dans les airs.

À peine les dragons venaient-ils de ressurgir, qu'ils étaient déjà deux. Côte à côte, ils prirent un nouvel envol vers l'Est, par-delà les sommets. On ne les vit rapidement plus. Quand reviendraient-ils ? Faudrait-il plusieurs jours ? Plusieurs semaines ? Et combien seraient-ils à leur retour ?

Alice était désemparée. Pourquoi le dragon de la Finive était-il venu se poser ici, si près d'elle, sans pour autant relever sa présence alors qu'elle était restée là, seule face à lui ? Pourquoi avait-il l'intention de brûler l'humanité toute entière alors qu'elle devait être leur émissaire, leur héroïne ? Qu'avait-il dit déjà ? Que les humains avaient emprisonné les dragons sous la glace ? C'était absurde ! Qui aurait été capable d'enfermer une créature de vingt mètres d'envergure sous un glacier ? À moins que... il avait fait référence à des mages lors de leur première conversation ! Y avait-il véritablement eu de la magie autrefois ? Si oui, quand ? Et quelle était cette magie capable de sceller un tel monstre sous des tonnes de glace ?

Était-elle seule à avoir entendu ses paroles ? Était-elle seule à pouvoir traduire la langue des dragons dans son esprit ? D'une certaine façon, elle espéra que oui : elle serait ainsi l'unique interprète draconique et tout le monde lui accorderait enfin le respect qu'elle méritait. Elle pourrait peut-être même conclure un traité de paix entre leurs espèces. Il fallait agir. Elle s'élança et courut de toutes ses forces vers l'extérieur de l'établissement, puis de l'établissement vers chez elle. Dans les rues, c'était le chaos : des gens criaient, d'autres restaient incrédules, comme pétrifiés sur les étroits trottoirs de la ville. Un bon nombre s'étaient jetés dans leurs voitures, faisant crisser les pneus pour démarrer en trombe. Où comptaient-ils fuir face à des créatures capables de parcourir une dizaine de kilomètres en un seul battement d'ailes ? Sombres idiots. Pas étonnant que les dragons eussent l'intention de calciner toute cette racaille.

Sa mère était chez elle. Alice devait en avoir le cœur net, aussi ne tourna-t-elle pas autour du pot pendant des heures, pour une fois.

— Tu l'as entendu toi aussi ? demanda-t-elle à sa mère.

— Oui mais... c'était quoi ce... truc ? bafouilla l'intéressée.

— Un dragon. Et tu as compris ce qu'il disait, toi aussi ?

À défaut d'avoir assisté à l'arrivée du monstre, la mère avait rapidement réalisé l'agitation dans les rues, qui s'était propagée dans toute la ville telle un feu de forêt en période de canicule. Elle s'était alors ruée à la fenêtre pour comprendre les causes de ce chaos. Difficile de ne pas repérer l'origine du problème lorsqu'il s'agit d'une créature mesurant une dizaine de mètres de la tête aux pieds, fièrement dressée sur le toit d'un bâtiment.

— Oui, c'était comme... comme s'il parlait directement dans ma tête. C'était franchement dérangeant. D'autant plus que ses paroles n'avaient rien d'amical.

Ainsi, tout le monde les comprenait. Cela mit Alice dans une colère noire. Non seulement le dragon de la Finive ne l'avait pas remarquée, mais elle n'était pas la seule à comprendre son langage. Et s'il n'existait aucun moyen de communiquer ? Après tout, il n'avait même pas relevé le fait qu'elle s'adresse à lui. Elle n'était qu'une humaine parmi tant d'autres à ses yeux. Une humaine qu'il engloutirait dans son flot de flammes, sans même la distinguer de tous ses semblables qui subiraient le même sort.

Non, c'était impossible. Le compte à rebours était lancé, mais elle ne comptait pas baisser les bras. Elle devait comprendre... Comprendre comment les dragons avaient pu être enfermés, comprendre comment ils s'étaient libérés... et peut-être, de quelle manière elle pourrait les empêcher de noyer le monde sous leur souffle incandescent. Si quelqu'un en était capable, il fallait que ce fût elle. Son sang ne fit qu'un tour. Elle se souvint à nouveau de ses paroles de l'automne dernier : « Les mages d'antan nous ont piégés, » répéta-t-elle dans sa tête. Les mages d'aujourd'hui en feraient autant. Il n'y avait plus qu'à les trouver. Un détail qui avait son importance... Pourquoi est-ce que personne ne savait rien à propos de ces mages qui avaient enfermé les dragons ? L'humanité n'avait-elle gardé aucun souvenir d'un tel pan de son histoire ? Il devait y avoir des livres ! C'était impossible qu'aucun livre n'évoque cette victoire historique sur les dragons !

Alice se tourna vers sa mère.

— Cette fois-ci, il faut que tu m'écoutes ! Les dragons, ils... je savais qu'ils viendraient. J'avais même commencé à prendre des notes par rapport à leur présence. Tu dois me croire ! Je peux te le prouver ! Et maintenant, si on veut les affronter, il nous faut des connaissances. Des livres ! Il faut qu'on trouve des livres sur les dragons. Des livres sérieux, pas des histoires pour enfants !

Sa mère, interloquée, ne trouvait rien à dire. Sa fille n'avait pas enchaîné autant de mots depuis des années.

— J'ai déjà vu une référence aux dragons, dans un livre de la médiathèque, reprit Alice. Il faudrait vérifier si le texte avait une source, et trouver cette source.

Elle prit sa mère par la main.

— Emmène-moi à la médiathèque, c'est important ! ajouta-t-elle d'un ton presque hystérique.

Tout près des sociétés humaines, il y avait là, emprisonnées, des créatures à l'âge incalculable et à la puissance infinie, mais personne ne les avait jamais remarquées. Le roi sous la montagne n'était donc pas un nain, mais un gigantesque monstre écailleux... et désormais, il faudrait lui faire face, ainsi qu'à ses congénères.

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