Chapitre 9 : Étude
« On peut raisonnablement supposer, malgré le déni de l'humanité, que les quatre dragons se sont éveillés tour à tour durant le XIVe siècle mais qu'ils menaient une existence discrète dans les montagnes inexplorées à cette époque. Ils constituaient toutefois des cibles de choix pour les hommes, qui ont toujours eu cet appétit malsain pour la chasse. »
(Alice Nivelle, Encyclopedia Draconis, III)
Alice passa un franc revers de coude sur l'imposant tome poussiéreux, avant de l'ouvrir. Les pages étaient fines et fragiles, comme du papier à cigarette. Il s'agissait à n'en pas douter d'un ouvrage authentique et ancien auquel il fallait accorder le plus grand soin.
Des jours de lecture ne suffiraient pas pour éplucher en détail les deux livres. De plus, le fait que le temps fût compté empêchait Alice de se concentrer pleinement sur sa lecture. Elle devait faire le tri dans le flot d'informations que relatait Jean Eudes d'Entremont à travers ses écrits. Ce qui surprit le plus Alice, dans un premier temps, fut qu'il ne faisait jamais référence qu'à un seul et unique dragon. Or, elle en avait déjà vu deux, et le dragon de la Finive avait parlé de « ses frères ». Ils étaient donc au moins trois... L'unique dragon qu'évoquait Jean Eudes s'était extirpé du Grand Som au tout début du XIVe siècle, juste à côté du monastère. Pas étonnant que ces écrits émanassent du monastère de la Grande Chartreuse : impossible de nier l'existence d'un dragon lorsqu'il s'agit de votre voisin de palier ! Pas de surprise non plus au sujet des multiples fissures et gouffres que comptait cette montagne, du coup : ce monstre l'avait littéralement craquelée dans tous les sens... Il avait élu domicile plus loin dans les Alpes et n'avait pas fait preuve d'agressivité envers les hommes, mais aurait été à nouveau emprisonné sous la glace en 1350, quatre ans avant que le moine ne rédigeât son livre. Il décrivait par ailleurs l'hiver 1350 comme le plus froid qu'il eût connu, et parlait à plusieurs reprises d'un « retour de l'ère glaciaire ».
Alice se souvenait avoir entendu parler de quelque chose du genre, en classe... Elle compléta les informations du livre par quelques recherches sur Internet. Le « petit âge glaciaire » faisait référence à une période froide entre le XIVe et le XIXe siècle, qui était caractérisée par quatre pics lors desquels les glaciers avaient été bien plus imposants que d'ordinaire. Ces pics avaient eu lieu en 1350, 1640, 1820 et 1850.
L'un des pics glaciaires correspondait à l'emprisonnement d'un dragon sous la glace... On pouvait donc raisonnablement imaginer que les trois suivants correspondaient eux aussi à d'autres dragons emprisonnés. Par conséquent, ils seraient quatre. Quatre, tels les cavaliers de cette Apocalypse qu'ils amenaient... Apocalypse biblique dans laquelle figurait l'un des premiers dragons de la littérature, aux dires du professeur de français qu'Alice avait autrefois sollicité... Il ne s'agissait de toute évidence que d'une série de coïncidences, mais elles demeuraient troublantes.
Elle referma le livre et prit un instant pour regarder par la fenêtre, en direction du Sud. Un épais brouillard couvrait le Mont Blanc et ses acolytes. Des nuages gris et lugubres, comme annonciateurs de désespoir, s'étendaient autour des montagnes qui semblaient être devenues collines, puis autour des collines qui semblaient être devenues une morne plaine, triste et sans âme.
Que fallait-il faire ? Le premier livre apportait son lot d'observations, mais nulle solution. Alice s'empara du second, espérant y trouver une sorte d'antidote au mal dont souffrait désormais la Terre. Ce mal écailleux venu à la fois des tréfonds de la planète, et d'au-delà des nuages. Ce mal qui encerclait maintenant l'humanité et la tuerait à petit feu... « Pas si petit que ça, en fait, » pensa-t-elle en guise de conclusion à ses divagations.
Le second livre n'était pas moins intéressant que le premier. Cet Observatoire de la magie expliquait surtout de quelle manière de simples êtres humains avaient pu sceller les dragons sous la glace.
La magie se pratiquait par binômes. Une personne fournissait l'énergie ; il s'agissait d'une sorte de catalyseur auquel Jean Eudes faisait référence sous le nom de « graine de magie ». L'autre personne était le mage à proprement parler, celui qui puisait dans le pouvoir de la « graine » pour lancer des sorts divers et variés. Cela paraissait tellement surréaliste... pourquoi tout cela s'était-il perdu ? Était-ce la déshumanisation de la société qui avait eu raison de la magie ?
Alice poursuivit sa lecture malgré l'heure tardive. Elle n'avait même pas relevé le fait que sa mère était venue lui souhaiter bonne nuit. Jean Eudes évoquait un couple de mages ayant jadis enfermé le dragon, et qui était passé d'une immense popularité à un profond oubli du jour au lendemain. Et pour cause : à peine le dragon fut-il scellé sous la glace que le binôme ne pouvait plus lancer le moindre sort. D'après l'auteur, cela était impossible lorsqu'ils étaient endormis. Cela se tenait : nul dragon n'avait été aperçu depuis plusieurs décennies, peut-être même plusieurs siècles, et c'était pour cela qu'il n'y avait aucune magie dans la société actuelle. Cependant, l'humanité avait toujours cette culture du surnaturel et des dragons et lui avait même donné un nom : la fantasy. Mieux encore, elle était le plus souvent mêlée au monde médiéval, autrement dit à l'époque de Jean Eudes. Et si cette « fantasy » n'était rien de plus que la réalité d'un autre temps ?
Alice repensa aux dates des pics glaciaires. Le plus récent remontait à 1850. C'était il n'y avait même pas deux siècles ! Comment était-il possible que tout cela fût oublié si rapidement ? L'humanité avait-elle tenu à supprimer toute trace de l'histoire des dragons, afin d'en renier l'existence ? Espérait-elle que le déni efface leur présence pour l'éternité ? À en croire les récents évènements, cela n'avait pas bien marché...
Comment trouvait-on son partenaire magique ? D'après Jean Eudes, qui s'était basé sur les propos des héros de son époque, mage et graine de magie étaient attirés l'un par l'autre tels des aimants. De là à parler d'amants, il n'y avait qu'une lettre de différence... Une fois le dragon libre et la magie éveillée, les deux pouvaient se rencontrer naturellement, simplement en suivant leurs sentiments : des sentiments aussi soudains que spontanés, affranchis de toute barrière consciente. Ceux de 1350 étaient un homme et une femme dont les noms avaient été oubliés : sitôt l'exploit accompli et le dragon endormi, ils ne parvinrent plus à comprendre pourquoi ils étaient si proches et s'éloignèrent l'un de l'autre d'une façon aussi mystérieuse que soudaine, à l'image même de la manière dont ils s'étaient rencontrés.
Alice éteignit sa lumière et s'allongea sur son lit, sans s'être changée ni couverte de ses draps. S'il fallait lutter contre les dragons du XXIe siècle, il allait falloir de la magie. Elle voulait faire partie des héros qui sauveraient l'humanité des griffes de ces monstres. Malheureusement, elle ne s'imaginait pas vraiment assez proche de qui que ce fût pour former un binôme... Elle ne regardait jamais le moindre garçon, et cherchait à esquiver tant les flammes qu'on pouvait lui déclarer que celles des dragons, qu'ils viendraient bientôt cracher sur le monde ! L'objectif était toutefois clair : il fallait former des binômes magiques au plus vite, afin de pouvoir combattre ces créatures dès leur retour.
Les jours qui suivirent furent marqués par les traditionnels et néanmoins violents orages de fin d'été, quand les soirées deviennent bien fraîches. Malgré cette électricité permanente dans l'air et la menace des dragons qui planait, la vie avait repris son cours dans la petite ville de montagne. Les gens ne voyaient pas de réelle raison de s'arrêter de vivre ; certes, une créature aussi monstrueuse que gigantesque était venue perturber une journée a priori paisible, mais que pouvait-on y faire après tout ? Chacun se rassurait en se disant que toutes les armées de l'Occident étaient probablement sur l'affaire et que le dragon était peut-être bien déjà mort.
Alice savait qu'il ne l'était pas. Elle savait qu'il reviendrait ; tout dépendait seulement de la distance qu'il aurait à parcourir pour trouver ses autres frères. Elle espérait parfois qu'il passe des années à les chercher en vain, mais savait que c'était illusoire. Des êtres aussi puissants ne pouvaient pas se retrouver bloqués par de telles banalités.
Elle s'était sentie obligée de retourner au collège. Elle devait trouver son partenaire magique ! Les personnes qui l'entouraient ne la reconnaissaient pas franchement, d'ailleurs : elle qui avait l'habitude de se cacher derrière ses cheveux pour n'être guère plus qu'un fantôme hantant les couloirs du collège, elle passait désormais son temps à fixer les gens de ses intenses yeux bleu gris. Chaque fois que son regard croisait celui d'un camarade, elle prenait le temps de se demander si elle était attirée par celui-ci, avant de finalement rejeter cette hypothèse. Aucun ne lui plaisait. Ils avaient toujours été idiots et la venue du dragon de la Finive n'avait rien arrangé. Certains pensaient même que ce dernier avait trop peur pour revenir ! De quoi aurait-il eu peur ? De misérables adolescents boutonneux ? Au mieux, il tomberait malade après en avoir grignoté quelques-uns, offrant quelques jours de répit à l'humanité. Ce n'était pas de cette manière que les hommes auraient raison d'eux, même si l'option d'un commerce de quelques humains inutiles contre des trêves parut intéressant aux yeux d'Alice.
Quelques semaines défilèrent ainsi, dans un sentiment d'insouciance caractéristique de l'espèce humaine, et Alice ne parvenait toujours pas à voir par qui elle pourrait être attirée. Pour bien faire, il aurait fallu un humain qui ne fût pas un idiot, et sa profonde misanthropie n'aidait en rien. À moins qu'elle-même n'eût aucune caractéristique magique. Elle chassa immédiatement cette idée de son esprit : si elle avait eu un rôle à jouer jusqu'ici, elle en avait encore forcément un.
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