Chapitre 10 : Chaos
« Celui[-ci] reçut le pouvoir d'ôter la paix de la Terre. »
(Apocalypse de Saint-Jean, 6, 4)
Le jour où un cri perçant déchira le ciel, tous surent que les dragons étaient de retour. Ou plutôt le dragon, car un seul de ces messagers de mort avait traversé l'épais brouillard hivernal pour venir semer le chaos dans la petite ville autrefois paisible. Lui aussi avait ciblé le collège sans histoires comme premier point de chute. Pourquoi ici, personne n'en savait rien à ce moment-là. Personne ne pouvait affirmer s'il s'agissait du même dragon que la première fois, non plus. Toujours est-il que son entrée en scène avait été bien plus brutale que la précédente. Il avait plongé en tendant ses pattes vers l'avant, comme un avion déploierait son train d'atterrissage pour atterrir, sauf qu'il avait déjà transpercé un bâtiment avant même de toucher terre, emportant dans son sillage un nombre incalculable de corps sans vie. Une fois posé, il avait lentement allongé sa gorge contre le sol, et avait craché des flammes pendant plusieurs secondes qui avaient semblé durer des heures. Les adolescents en fuite n'avaient pas pu aller bien loin, tombant tour à tour dans des hurlements stridents, et ne laissant assez vite que des amalgames difformes de peau et d'os calcinés au sol. Corps et bâtiments brûlaient sans distinction et les nuages eux-mêmes avaient pris une teinte rouge orangé, donnant l'impression que la vallée entière était en proie à une interminable tempête de flammes. De temps à autre, le monstre déployait à nouveau ses ailes, pour prendre un court envol. Il en profitait tantôt pour projeter des flammes en un large cercle, tantôt pour arracher un bloc de béton d'un bâtiment grâce à ses puissantes pattes arrière, qu'il projetait ensuite sur les impuissants humains dont les tentatives d'échappatoire étaient de toute évidence totalement vaines.
— Alice, par ici !
Cette voix. C'était M. Sylmer qui l'interpellait. Son professeur d'arts plastiques l'avait déjà surprise par ses comportements... peu académiques. Certes, il était de toute évidence fasciné par le coup de crayon d'Alice, dont la finesse n'avait d'égal que son inspiration pour toutes sortes de dessins de créatures légendaires ; notamment les dragons qui n'avaient, à compter de ce jour, plus rien d'un mythe. De là à l'inviter à rester un peu à la fin de chacun de ses cours... Alice avait trouvé cela perturbant. Elle avait été à chaque fois partagée entre l'idée de dialoguer un instant avec cet adulte fort sympathique au demeurant, et la méfiance naturelle qui s'impose lorsqu'un homme s'adresse à une adolescente. Sa mère n'avait eu cesse de la mettre en garde à ce sujet, même si Alice avait persisté à lui répondre que tous les adultes n'étaient pas forcément des monstres. Et en termes de monstre, il y en avait aujourd'hui un bien plus inquiétant, dont les intentions étaient claires : tout brûler et détruire sans la moindre distinction, ni le moindre état d'âme.
Il tendit la main vers elle. Des dalles s'étaient décrochées du plafond à cause des secousses qui avaient endommagé le bâtiment, et l'avaient plaquée au sol. L'adolescente à la corpulence fragile avait mal un peu partout et espérait au plus profond d'elle-même ne s'être rien cassé. Elle tendit la main en retour et M. Sylmer l'extirpa du monceau de gravats légers. Heureusement, ces dalles étaient plutôt fines, et Alice se sentait encore en mesure de marcher. En fait, marcher ne suffirait pas : il fallait courir.
L'adulte et l'adolescente échangèrent un regard entendu et foncèrent vers l'escalier, afin de rejoindre le rez-de-chaussée avant que le bâtiment ne s'effondre. Mais à peine eurent-ils fait quelques foulées qu'un bras écailleux transperça le plafond juste devant eux, stoppant net leur course. Le dragon approcha son museau et le glissa à l'intérieur de la fissure qu'il venait de créer, juste sous leur yeux terrorisés.
— Ça... sent... la magie, gronda-t-il dans sa langue incompréhensible, mais qu'ils perçurent de façon claire dans les esprits.
— Alice, demi-tour ! cria M. Sylmer à l'adolescente pétrifiée.
Il la tira par le bras en direction de l'autre escalier, et ils dévalèrent celui-ci à toute vitesse. Au rez-de-chaussée, ils n'eurent qu'une poignée de mètres à parcourir pour sortir du bâtiment délabré, et s'arrêtèrent un instant devant la scène apocalyptique qui s'offrait à leurs yeux : on ne devinait presque plus le sol sous les immenses blocs de béton éclatés et les corps sans vie qui jonchaient la cour de récréation. Quelques cadavres et pans de mur brûlaient encore lentement. Et au-dessus de ce désastre, le dragon décrivait de courts cercles dans les airs.
— Défiez... moi, lamentables mages, tonna-t-il.
À qui parlait-il ? Était-ce à Alice et M. Sylmer ? Cela ne pouvait être qu'eux. Mais comment pouvaient-ils le combattre ? La magie ne pouvait pas s'improviser en pleine situation critique ! Il fallait au moins s'entraîner, découvrir... Il leur fallait du temps !
— Viens, il faut qu'on sorte d'ici au plus vite, lança l'enseignant en jetant un regard décidé à l'adolescente.
Quelques élèves convergèrent vers eux deux, dans l'espoir de trouver un adulte héroïque qui saurait les sauver de cette situation désespérée. Le groupe s'élança à travers le champ de ruines qu'était devenu la cour et entreprit de rejoindre le bâtiment d'en face. Ils avaient à peine fait une dizaine de mètres que le dragon arracha juste au-dessus d'eux un énorme pan de préau, avec pour objectif clair de leur lâcher dessus après un rapide cercle dans les airs. Le groupe se dispersa sans avoir la possibilité de se concerter, et le bloc retomba en fracassant le bitume de la cour, ainsi que les os de quelques adolescents désorientés.
Alice et M. Sylmer traversèrent le second bâtiment, entraînant quelques autres fuyards dans leur sillage. À la sortie de celui-ci, ils firent une courte pause pour faire le point. À partir de là, c'était la fuite hors du collège, et elle devrait se faire à ciel ouvert : il n'y aurait plus aucun bâtiment où se cacher pendant plusieurs centaines de mètres. Si le dragon fondait sur eux tandis qu'ils remontaient la rue bordée d'épais conifères, ils n'auraient aucun échappatoire, ni aucune chance de survie.
Ils s'élancèrent. Le monstre n'était pas en vue, tout occupé qu'il devait être à achever chaque humain encore debout à l'intérieur de l'établissement. Mais il n'avaient même pas fait cinquante mètres que ce dernier prit un nouvel envol, humant l'air alentour. Il avait senti la magie s'éloigner. Et son regard perçant se fixa immédiatement sur la petite troupe qui tentait de s'échapper. Deux battements d'ailes suffirent à les dépasser. Le dragon se posa alors quelques mètres devant eux, avant de se retourner pour leur faire face.
— Vous avez... perdu votre talent d'autrefois... misérable racaille grouillante. Pourquoi... ne tentez-vous même pas... de combattre ? Est-ce la peur... qui entrave vos pouvoirs ?
— Mais à qui parlez-vous, enfin ? hurla Alice.
— À toi, petite... humaine. Et à... lui !
Le dragon pointa M. Sylmer de l'une de ses griffes noires. Le mage désigné tel un meurtrier devant le tribunal attrapa la main d'Alice. En un instant, de fins filaments de lumière verte se mirent à longer leurs bras liés, indice du courant magique qui circulait entre eux, et M. Sylmer tendit l'autre main en avant vers le dragon. Des petits projectiles de lumière éblouissante se matérialisèrent devant celle-ci et il les propulsa d'un geste rapide vers la gueule béante du monstre. Hélas, ils s'écrasèrent contre les écailles du dragon sans faire le moindre effet. Vif comme l'éclair, celui-ci contre-attaqua en jetant son bras en avant et ferma sa main écailleuse sur le professeur, avant de le soulever brutalement face à sa gueule béante. Ce qu'il venait de se passer... Ainsi, Alice et M. Sylmer formaient un binôme magique ? Elle devait l'aider à se libérer de l'étreinte du dragon !
— Lâche-le ! Lâche-le, monstre ! s'égosilla-t-elle.
— C'est... hors de question, humaine. Nous... n'irons plus jamais... dormir sous la montagne.
Il serra le poing. C'en était fini de lui. Alice n'avait même pas eu le temps de réaliser qu'elle avait côtoyé un mage pendant plusieurs semaines. Elle avait lutté sans arrêt, en son for intérieur, pour coller aux règles de la société et nier tout sentiment qu'elle aurait pu éprouver pour cet adulte. Et dire qu'il avait sans doute fait de même, pour des raisons identiques... La bêtise sociale venait de détruire un binôme qui aurait pu sauver le monde. Tout espoir était perdu.
— À ton tour... graine... de magie. Je vais me régaler de ton âme... fragile.
Le sang d'Alice ne fit qu'un tour. Ce monstre voulait la dévorer. Elle était bel et bien une graine de magie. Et même sans partenaire immédiat, elle incarnait le salut de l'humanité. Il ne devait en aucun cas l'attraper.
Le monstre projeta sa main ouverte en avant, cherchant à saisir Alice comme il l'avait fait pour feu son partenaire magique. D'un bond sur la gauche, elle parvint de justesse à esquiver l'emprise du dragon. Elle ne pourrait pas lui échapper ici. À moins que...
Elle courut vers la bouche d'égout qui n'était qu'à quelques mètres d'elle et attrapa la grille à deux mains. C'était trop lourd ! Impossible de la soulever.
— Attention ! entendit-elle hurler dans son dos.
Elle savait pourquoi, il n'y avait même pas besoin de se retourner. Elle se jeta en avant pour esquiver une nouvelle tentative du dragon de la saisir. Sans perdre de temps, elle se releva et fit à nouveau face au monstre.
Elle devait atteindre cette grille et la soulever. C'était la seule issue possible. Elle fit quelques pas en arrière pour forcer le dragon à se déplacer et l'en éloigner. Le monstre aurait déjà pu l'attraper depuis un moment mais semblait prendre un malin plaisir à jouer avec elle comme un chat joue avec une souris avant de la dévorer.
Elle jeta un regard entendu aux camarades qui l'avaient alertée.
— L'égout ! Ouvrez-le, c'est notre seule chance ! cria-t-elle.
Ils acquiescèrent du regard et se jetèrent sur la grille. À deux, ils la soulevèrent sans peine et l'un d'entre eux s'y engouffra. L'autre fit signe à Alice, que le dragon n'avait pas l'intention de quitter des yeux. Il fallait tenter le tout pour le tout. Elle ne pourrait pas le contourner, alors... elle fonça entre ses pattes ! Le monstre ne s'attendait de toute évidence pas à ça, mais le temps qu'il prenne une impulsion pour décoller et mieux observer la situation, Alice avait disparu.
— Montre-toi... misérable ! Tu ne peux pas... m'échapper !
Sa voix tonitruante faisait vibrer le sol, et de légers gravats tombaient sur les têtes des adolescents tandis qu'ils déambulaient dans le tunnel lugubre. L'odeur détestable des égouts leur dévorait les narines, mais c'était ça ou brûler, alors... le choix était relativement rapide à faire.
— Il faut attendre qu'il s'éloigne... c'est sans doute mieux que de nous égarer dans ce dédale, dit Alice à ses camarades.
— Ouais, grave. Déjà que ça schlingue de ouf ici, j'ai pas envie de pourrir mes fringues en me vautrant dans la flotte dégueu, répondit l'autre adolescente au style quelque peu vulgaire.
Alice soupira. Elle n'aurait pas pu trouver pires compagnons de route, mais elle leur devait la vie. S'ils n'avaient pas été là pour soulever la grille, elle ne serait déjà plus qu'un inutile tas de cendres, incapable de faire quoi que ce soit pour défendre l'humanité contre ce cauchemar venu du ciel.
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