« Celui[-ci] se nommait la Mort, et l'Enfer le suivait. »

(Apocalypse de Saint-Jean, 6, 8)

Masla'tu se tenait à côté de son frère, bras croisés. Allait-il prendre part au combat ? Pour l’instant, rien ne semblait l’indiquer. Par contre, son regard perçant glaçait le sang d’Alice. Son aura était… malfaisante. Certes, Dappānu et Berûtu n’avaient rien d’angélique, mais… Masla'tu, bien que plus fragile en apparence, semblait déborder d’une haine sans limite contre les humains. Il avait l’air d’haïr Alice de tout son être, quand bien même il venait seulement de la rencontrer.

— Je doute que… tu aurais été en mesure de… l’emporter sur Berûtu… humaine. Mais cette fois-ci… ton sort paraît scellé… et celui des mages avec le tien.

— Que voulez-vous dire !? cria Alice, qui ne supportait plus toutes les questions qui fusaient dans son esprit.

— Tu es… la seule… qu’il reste, ponctua le dragon.

Oh non ! Ces monstres avaient fait le tour du monde et convergé ici… simplement car ils avaient achevé leur mission ailleurs. Et Alice devait faire face à deux d’entre eux, seule. À moins que…

— Qu’il en soit ainsi, reprit-elle. Et si nous continuions ce face-à-face ?

— Quel… face-à-face… misérable ? Les règles viennent de… changer ! gronda Berûtu.

Cette fois-ci, les choses s’annonçaient vraiment compliquées. Seule, contre deux dragons ? L’un d’entre eux était blessé, certes, mais encore bien en forme… Elle perdit soudain tout espoir et laissa échapper un sanglot qui rappelait l’enfant qu’elle était restée, puis cessa de fixer les deux monstres. C’était fini pour elle, et donc… pour l’humanité.

— Pourquoi faites-vous tout cela ? lança-t-elle, la gorge nouée. J’avais confiance en vous, je… J’ai rêvé de vous avant votre venue, et tant espéré… que nous pourrions dialoguer. Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement partager ce monde ? Il y a bien assez de place pour vous et nous.

— Nous avons essayé… jadis… reprit Masla'tu. Mais la vermine… que vous êtes… Vous nous avez… trahis ! Puis vous… nous avez enfermés… l’un après l’autre… L’ère de la confiance… est terminée.

Le temps de la conversation était lui aussi terminé. Alice en voulait terriblement à ses aïeux : c’était désormais à elle, et à toute l’humanité, de payer pour leur trahison. Mais alors qu’elle laissait la rancœur grandir en elle, Masla'tu prit un court envol vertical puis une profonde inspiration, laquelle semblait créer une folle électricité à l’intérieur de ses narines grotesques et purulentes. Son gosier se chargea d’une lumière noire aux allures spectrales, et lorsqu’il ouvrit grand sa gueule, un rayon de ce condensé de ténèbres vint frapper derrière Alice, brisant l’écorce terrestre et s’enfonçant dans les abysses. Puis, d’un rapide mouvement de gauche à droite, il dessina un gouffre insondable en forme d’arc de cercle non loin derrière l’adolescente pétrifiée. Lorsque le rayon cessa de briller, un abîme sans fond était né, juste ici, dans le cirque du Fer à Cheval. Le glissement de terrain de Talkeetna n’était rien d’autre que cela : Masla'tu était capable d’engloutir un pan entier de croûte terrestre dans les profondeurs de la planète…

Le dragon blême avait fait cela dans l’unique but d’effrayer Alice et de briser son esprit. Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une démonstration de sa puissance. Et quelle puissance ! Quel plan pourrait-elle échafauder en quelques secondes pour mettre en défaut une telle créature ?

Berûtu, qui se comportait pour l’instant en strict spectateur, semblait rire intérieurement du désespoir d’Alice. Elle aurait voulu se débarrasser de lui. Au moins de lui, par pure fierté. Même si le monde était condamné, mieux valait qu’il pérît entre les griffes d’un seul dragon plutôt que de deux, ne serait-ce que pour l’honneur.

Masla'tu inspira de nouveau, et le sang d’Alice ne fit qu’un tour. Il allait émettre un nouveau rayon de lumière noire, cette fois-ci en plein sur elle. Il fallait tenter le tout pour le tout ! Elle courut vers lui le temps qu’il prenne son inspiration, puisqu’il n’était qu’à quelques mètres, dans le but de le déstabiliser. Berûtu, interloqué, ne sut comment réagir sans gêner son frère, et resta figé. C’était là une ouverture suffisante pour qu’Alice parvienne à se faufiler entre les pattes du dragon blême, et canaliser une lance meurtrière de lumière blanche. Elle projeta celle-ci vers le ventre de Masla'tu qui poussa un cri effroyable et s’agita vivement sous l’effet de la douleur. Il secoua la tête de droite à gauche, puis de gauche à droite, en expirant, puisqu’il ne pouvait contenir la souffrance insupportable de la blessure infligée par Alice.

Le problème, quand on est un dragon, c’est qu’on n’expire pas seulement une bouffée d’air anodin. En remuant la tête, Masla'tu avait projeté son rayon de ténèbres de façon parfaitement aléatoire, tout autour de lui. Bien entendu, Alice ne risquait pas grand-chose, puisqu’elle était sous le dragon. Mais Berûtu, qui était à côté, incapable de s’envoler à cause de ses blessures, ne s’attendait sûrement pas à ça… et s’était fait littéralement trancher en deux par le souffle de son propre frère.

Masla'tu, conscient de ce qu’il venait de faire par mégarde, poussa un nouveau hurlement à glacer le sang, plus effroyable encore que le précédent. Il venait… de tuer son frère, le plus involontairement du monde.

Alice se jeta en arrière et fit à nouveau face au dragon blême, dont la blessure ventrale saignait encore abondamment. Elle était persuadée d’avoir fait d’une pierre deux coups. Elle avait vaincu deux dragons d’un seul geste. Enfin… presque vaincu. Car Masla'tu, empreint d’une rage folle, se mit à ignorer totalement la douleur causée par sa plaie béante.

— Comment… oses-tu… misérable !? Tu ne peux pas… nous vaincre ! hurla-t-il vers Alice.

Il prit un nouvel envol, plus en altitude cette fois, et vint compléter de son rayon destructeur l’arc de cercle qu’il avait commencé, tout autour d’Alice. Cette fois, elle était coincée et n’avait nulle part où fuir ! Autour d’elle, un abîme sans fond lui coupait toute possibilité de retraite.

L’arène ainsi créée ressemblait désormais à une île d’une vingtaine de mètres de diamètre, au centre de laquelle elle se trouvait. Mais point d’océan tout autour, seulement les entrailles ténébreuses de la Terre… Et quand Masla'tu atterrit sur celle-ci, juste devant elle, elle ne sut plus quoi faire pour assurer sa survie, encore moins pour achever le monstre dont la blessure au ventre ne semblait plus le déranger le moins du monde.

Un vif revers de sa main gauche vint frapper Alice de plein fouet, qui fut repoussée plusieurs mètres en arrière… à quelques pas, tout au plus, du gouffre plongeant tout droit dans les abîmes de la planète. Elle essaya de se relever, mais en vain : son corps ne réagissait plus. La majeure partie de ses os venait de se faire broyer par la force de frappe inouïe de Masla'tu.

Sa vue se troubla rapidement, mais elle devinait encore sans peine la gueule du dragon qui descendait sur son corps brisé. Elle essaya de se rassurer en se disant qu’elle s’était bien battue. Elle avait tout de même contribué à envoyer deux des trois dragons aux enfers ! Un accomplissement plutôt honorable pour une adolescente introvertie, n’est-ce-pas ?

— Hé Alice ! Reste pas là !

Zoé semblait crier dans sa tête. La pauvre devait se sentir enfermée, condamnée, victime des erreurs de jugement de son hôte. Mais Alice aurait-elle pu mieux faire ?

— Crois-moi Zoé, j’aimerais bien aller n’importe où ailleurs qu’ici… répondit Alice à voix basse. Mais je ne peux… juste plus.

— Alors… on est fichues ?

— Cette fois… je crois bien que oui.

Alice fixait tant bien que mal le visage flou de Masla'tu qui descendait vers elle. Elle voyait sa gueule bouger. Il semblait lui parler, mais trop sonnée, elle ne parvenait pas à percevoir ses paroles. Pour ce que cela changeait, de toute façon… Elle poussa un long soupir, attendant la mort.