Episode 1

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— Je ne sais absolument pas ce que je fais.

Ce n’était qu’un murmure qui lui avait échappé alors qu’il s’empressait de passer à la question suivante. Tristan n’avait jamais su gérer son stress lors de ses examens, et ce concours ne faisait (bien évidemment) pas exception. Il ignorait encore pourquoi il avait cédé auprès de son père pour le passer, sachant pertinemment qu’il n’arriverait pas à entrer à l’Université Saint-Isidore. Pire, Tristan ne voulait de toute façon pas y aller.

Bien qu’il soit marqué « Université » sur son fronton, St Isidore se rapprochait plus d’un institut : internat français très select, le mystère planait jusqu’au fait que les gens n’ayant pas signé une clause de confidentialité ignoraient jusqu’à son emplacement. Quand son père lui avait annoncé ça, Tristan, piqué de curiosité, avait été à la chasse aux zones floutées de Google Earth, avant de réaliser que ça rangeait St Isidore avec les bases militaires et les prisons. Ce constat fut douloureux, plus qu’il ne l’aurait pensé. Qu’y aurait-il fait, de toute manière, lui qui voulait avant tout acheter une ferme à la campagne et vivre en autarcie ? St Isidore représentait tout ce qu’il détestait dans cette société élitiste, et s’il se tenait devant cette copie, c’était uniquement parce que son père l’y avait forcé. Parce qu’il n’avait aucune des réponses aux questions.

Tristan n’était heureusement pas seul dans la galère : quatre de ses ami-es avaient vu leurs parents insister pour qu’iels passent le concours. Sabrina, tout d’abord, qui était passé de petite fille timide à maman du groupe : terre-à-terre et travailleuse, la jeune fille aux longs cheveux bruns avait dédié ses journées aux révisions dès qu’elle avait su qu’elle était inscrite à cet examen d’entrée. Plus fantasque et insouciant, Jordan prenait cette copie comme une autre blague de la longue liste de sa vie. Rien n’avait d’importance pour le rouquin, qui prenait la vie comme elle lui arrivait, et tentait très rarement de forcer le courant à aller d’un côté ou de l’autre. Même là, à gratter du papier, il avait l’air totalement détaché, vivant sa meilleure vie. Sabrina et Tristan lui jalousaient cette capacité à n’en avoir rien à faire, vraiment. Fière et sûre d’elle, Vanessa ne comptait pas se laisser démonter par un examen complexe. Elle en avait vu d’autres, et si elle avait réussi à se faire de parfaites boucles ce matin-là en moins de dix minutes, elle pourrait venir à bout de quelques questions. Enfin, impossible de savoir comment cela se passait pour Théo, qui ne laissait jamais rien paraître de ce qu’il se tramait derrière le rideau de ses longs cheveux noir corbeau et de ses paupières maquillées.

Se connaissant depuis la maternelle, leurs parents étant des amis proches, les cinq jeunes gens s’étaient naturellement rapprochés. Certains plus que d’autres, même si Tristan et Sabrina, c’était fini depuis quelques temps. Ils se connaissaient trop bien pour se permettre d’être en couple, et tout ce qu’iels savaient de chaque autre finissait par devenir une arme pour læ blesser. Même Jordan avait fini par en avoir marre, et avait insisté pour qu’iels fassent quelque chose à ce propos. Depuis, tout était redevenu calme.

L’examen prit fin au bout d’un temps qui même s’il semblait avoir duré une éternité ou deux, s’était écoulé trop rapidement au goût de Tristan. Le blond n’avait pu répondre à toutes les questions, pour celles qu’il avait seulement comprises. Rejoignant le petit groupe qui se formait à la sortie du business center où ils avaient passé l’épreuve en secret, Tristan secoua la tête :

— C’était quoi cette dinguerie ? Vous avez réussi vous ?

Sabrina secoua la tête :

— Non, je suis même sûre d’avoir mal répondu à deux ou trois trucs, je viens de vérifier sur Wikipedia…

— Bah ! De toute façon, si on le loupe, on s’en fout, non ? intervint Jordan.

Théo haussa les épaules en acquiescant, ce qui déplut fort à Vanessa :

— Je réussis tout ce que j’entreprends, sache-le !

Théo haussa de nouveau les épaules.

— On aura les résultats quand ? demanda Tristan.

— Le 10 juillet, répondit Sabrina immédiatement.

— Ok donc deux jours après le bac. Au moins si on n’a pas le premier, on n’a pas besoin de se soucier du second, fit remarquer Jordan.

— Ce que tu peux être stupide ! lança Vanessa. Comme si on allait louper notre bac après avoir été dans le meilleur lycée privé de France ! Non par contre, ce que je me demande, c’est la spécialité de St Isidore. Vos parents vous en ont parlé ?

Tout le groupe secoua la tête, et Tristan ajouta même :

— Mon père m’a sous-entendu que c’était aussi sous clause de confidentialité.

Vanessa fronça les sourcils. Elle s’apprêtait à dire quelque chose, quand Sabrina lui coupa l’herbe sous le pied :

— Le seul St Isidore que je connais est Isidore de Séville, saint patron des informaticiens et des internautes.

— Hmpf, peut-être que Jordan va pouvoir avoir sa licence de streameur, finalement !

La voix de Vanessa avait été cassante, mais Jordan ne semblait pas en prendre ombrage. Il rit doucement, sans rien répliquer. Au final, iels ne savaient pas ce qui les attendait s’iels y allaient… Ce qui avait à peu près une chance sur un million d’arriver.


Tristan avait fait ses bagages dans un genre d’état second, incapable d’assimiler l’information. Il avait été accepté à St Isidore. En fait, tout le petit groupe de potes avait été admis. Si Vanessa n’en avait jamais douté (ou ne l’avait jamais montré) et que Sabrina avait tout fait pour réussir l’examen d’entrée, ce n’était pas du tout le cas des garçons, qui n’avaient jamais montré qu’un intérêt limité à l’institut. Et quand bien même il n’avait pas lâché son rêve de couper du bois dans la forêt, Tristan était là, devant sa valise remplie, en train d’y ajouter les boxers neufs que lui avait acheté sa mère. Lui et ses ami-es avaient déjà signé la clause de confidentialité de l’université, mais elle ne concernait pas ses parents : une voiture serait envoyée directement chez lui pour l’emmener au lieu secret. Le jeune homme se demandait si ça allait prendre longtemps, et ne se sentait pas vraiment de passer des heures en voiture, cela dit… Quand il vit la voiture, une grande Lexus noire qui semblait tout confort, il pestait moins à l’idée d’y rester enfermé pour le trajet, aussi long fut-il.

Professionnel, le chauffeur l’aida avec ses bagages, salua ses parents, et se mit promptement en route. Il n’y aurait pas de vacances d’été pour Tristan et ses ami-es, pas vraiment : on était le 15 juillet, et à partir du 20, et ce jusqu’à fin août, ils auraient des cours particuliers de remise à niveau, ainsi que des journées d’intégration. Jordan avait l’air de prendre ça comme une colonie intégrée à l’université, mais ni Tristan ni Vanessa n’étaient enthousiaste. Surtout cette dernière, qui avait dû annuler une semaine tout compris en Grèce pour aller Dieu-sait-où en France… Pendant ces quelques jours, elle avait beaucoup pesté sur leur server Discord, répétant à qui voulait l’entendre qu’elle comptait bien se venger et qu’elle le ferait un jour, son voyage en Grèce. Tout le monde avait compati au moins en apparence, sauf peut-être Théo qui n’avait pu s’empêcher de faire remarquer qu’elle tenait beaucoup à la Grèce pour quelqu’un qui ne savait même pas situer Athènes sur une carte. « Ne pas y aller ne va pas non plus m’aider à le faire ! » avait-elle répondu, et très honnêtement, Tristan trouvait qu’elle marquait un point.

Le trajet fut long, en effet. Tristan aurait cru que le chauffeur irait chercher le reste de son groupe puisqu’iels habitaient dans la même région. Mais il s’arrêta simplement pour emmener Sabrina, ce que Tristan prit assez personnellement. Au début un peu mal à l’aise de se retrouver seul avec elle pendant aussi longtemps, Tristan chercha à faire la conversation, mais elle dégaina bien vite un de ces énormes romans qu’elle dévorait en quelques heures à peine, et lui remit son casque sur les oreilles et regarda le paysage.

De leur région natale, ils allèrent vers le sud, puis vers l’est. Au bout de cinq heures de route, le chauffeur quitta l’autoroute, s’engagea sur des départementales bien entrenues, puis sur des chemins moins fréquentés. Dans un bois, il finit par tourner à droite, passant les grilles d’une propriété privée. La voie fut de nouveau goudronnée, de sorte que Sabrina puisse se remettre à lire. Si elle le souhaitait. De ce qu’en voyait Tristan, ce n’était pas le cas. La jeune fille était absorbée dans l’observation des bois qui devaient entourer la fameuse université.

Elle se dévoila enfin, après un kilomètre ou deux : il s’agissait d’une immense bâtisse, un château datant probablement du XVIIIe siècle, auquel on avait ajouté des dépendances plus modernes dont on devinait les silhouettes, plus loin dans le parc. Nul doute qu’il y avait d’autres bâtiments répartis sur le domaine, car il y avait une douzaine de Lexus sur le parking caillouteux du manoir, et un immense garage à vélo qui ne devrait pas manquer d’être rempli quand viendrait septembre.

Le chauffeur se gara, et aida les deux jeunes gens à sortir leur valise du coffre. À quelques mètres de là, Jordan, Vanessa et Théo, déjà arrivés, les attendaient avec les leurs. Tristan allait les saluer quand il fut coupé par la voix tonitruante d’un petit homme aux allures obséquieuses :

— Oh voilà nos nouveaux arrivants ! Entrez, suivez-moi ! Laissez-vos valises là, notre personnel va s’en occuper et les amener dans vos chambres. Vous avez bien tout étiqueté ?

Il ne prit pas la peine d’attendre une réponse, et emporta avec lui le petit groupe, qui s’était étoffé par la présence d’une inconnue : une jeune femme aux airs peu commodes et aux cheveux crépus méchés de rose.

— Je suis Philippe Melville, l’intendant de l’Université, mais vous pouvez simplement m’appeler Philippe, et me tutoyer. Je vous déconseille de faire de même avec vos professeur-es, bien sûr, sauf indication contraire de leur part !

Il les emmena à l’intérieur du château, encore plus somptueux à l’intérieur, et les installa dans un petit salon où des petits gâteaux, du café, du chocolat et du thé les attendaient.

— Servez-vous, et faites un peu connaissance, je vais aller chercher Mrs Bandersnatch !

Mrs ? Tristan tiqua, comme tout le monde, mais n’eut pas le temps de commencer à poser une question que Philippe avait déjà disparu.

— Bon hé bien faisons connaissance ! plaisanta Jordan en riant.

Sabrina se tourna vers l’inconnue, avant de lui expliquer :

— Ce qu’il veut dire par là, c’est qu’on se connait tous, en fait : moi c’est Sabrina, le guignol c’est donc Jordan, le grand ours mal léché c’est Tristan (il fait peur parce qu’il se lave une fois tous les six mois mais il est sympa), là c’est Vanessa, elle aussi faut s’habituer au début…

— Hé !

— …et lui c’est Théo, continua Sabrina, imperturbable. Et toi ?

Visiblement intimidée d’être la seule à ne pas connaître tout le monde, la jeune femme répondit d’une voix enrouée :

— Hildegarde.

Un silence plana, le temps que tout le monde intègre que c’était bien un vrai prénom qu’on donne à des gens, même au XXIe siècle. L’ange mit tellement de temps à passer que Hildegarde précisa :

— C’est mon vrai prénom, ok, j’ai pas choisi, c’est comme vous. J’ai été adoptée par une famille de riches blancs, je vous fais pas un dessin.

Cela mit fin à la conversation, bien que Tristan en fut d’autant plus curieux. Jordan se jeta sur les gâteaux, tant et si bien que Sabrina fit le service histoire que tout le monde puisse en profiter. Les discussions commencèrent entre les cinq ami-es, qui furent d’ailleurs prompts à proposer à Hildegarde de rejoindre leur server Discord. Cette dernière accepta, seulement s’ils pouvaient s’organiser du Among Us une fois de temps en temps.

— Je doute que vous ayez le temps de vous adonner à ce genre de loisirs, Mlle Chalumet de Poirtirac, mais vous pouvez toujours rêver.

Mrs Bandersnatch était enfin arrivée, et elle portait étrangement bien son nom. Sorte de gouvernante tirée à quatre épingles au chignon auburn impeccable, femme d’une cinquantaine d’années tout droit sortie d’une mini-série thriller de la BBC, elle gardait un très léger accent britannique. Et personne ne cherchait à lui répondre quand elle disait quelque chose.

— Vos chambres sont prêtes.

Elle se mit en route, sans avoir à ordonner qu’on la suive. Tout en marchant d’un pas énergique, elle continua à expliquer aux nouvelleaux arrivant-es :

— Vous avez quartier libre jusqu’à 19h, heure du repas. Nous allons passer devant la salle à manger sur le chemin, mais vous avez de toute façon un plan détaillé de l’université dans vos chambres. Compte-tenu de la clause de confidentialité que vous avez signé, nous surveillons vos communications avec l’extérieur. Elles sont totalement libres du moment que vous ne révélez absolument rien de St Isidore, ou de sa situation. Croyez-moi, nous avons les moyens de contrôler ce genre de choses. Pour le reste, nous sommes dans un pays libre. Les quelques règles que je vais énoncer s’adressent surtout à celles et ceux qui n’ont pas encore dix-huit ans.

Théo releva imperceptiblement la tête, tout comme Hildegarde.

— Aucun alcool autorisé, pas de pornographie, pas d’invité-es dans vos chambres. La section rouge de la bibliothèque universitaire vous êtes autorisée, si vous êtes accompagné-e d’une personne majeure, étudiant ou professeur. La section noire de la bibliothèque vous est cependant interdite à toutes et tous, tant que vous n’avez pas validé votre licence. Les jardins et le parc sont à votre disposition à votre convenance. Le gymnase, la piscine, la bibliothèque et les salles d’études sont ouvertes de 8h à 22h. La salle à manger ne ferme jamais, mais les buffets sont disponibles de 6h à 9h, de 11h30 à 14h, de 17h à 21h. Les cuisines ne vous sont pas accessibles, mais nous mettons à votre disposition des micro-ondes, des bouilloires ainsi que des couverts directement dans la salle à manger. Comme vous le verrez, vos chambres disposent également d’une bouilloire, d’un mini-frigo et d’un placard. Le courrier arrive tous les jours mais pour le reste… Il est évident que vous ne pouvez vous faire livrer ici de votre propre initiative, mais nous avons créé une application qui vous permettra de nous transmettre vos commandes : si les demandes sont légales, elles ne nous regardent pas et seront acceptées. Leur coût sera ajouté à vos frais de scolarité, payables par mois, par trimestre ou par an. Quant à vos envies d’escapade, si vous avez du temps libre, ce dont je doute, vous pourrez vous adresser à Philippe pour qu’il vous réserve une voiture avec chauffeur pour aller en ville, le samedi uniquement.

Si Tristan essayait encore de noter mentalement le flot d’informations, il remarquait qu’il était bien le seul, avec Sabrina, à essayer de le faire.

— Pourrons-nous aller en vacances ? demanda de façon très intéressée Vanessa.

— Vous aurez une semaine à la Toussaint, deux semaines en fin d’année, une semaine en février et deux semaines à Pâques. Pendant ces vacances, vous pouvez choisir de partir, ou de rester sur le campus pour travailler, ou simplement profiter du cadre. Paraît-il que, ajouta Mrs Bandersnatch avec un petit sourire, quand on n’a pas cours, c’est un endroit merveilleux. Bienvenue à Saint-Isidore.

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