Episode 2

10 minutes de lecture

La salle à manger était une longue pièce où trônait une immense table de plusieurs mètres de long, et où on pouvait installer confortablement une trentaine de personnes. Vanessa s’était dit qu’elle tenait plus de la salle de réunion qu’autre chose, avant de remarquer dans les coins et près des murs des tables à taille humaine. Elle vit que ses ami-es avaient déjà décidé de s’asseoir à l’une de ces tables, alors qu’elle aurait sans nul doute choisi la grande. Elle n’aimait pas ne pas être le centre de l’attention, et devoir manger dans un coin comme si elle se cachait la gênait quelque peu. Mais c’était ses ami-es, et elle n’allait bien sûr pas les laisser tomber dès le premier soir.

Iels avaient découvert leurs chambres il y avait moins d’une heure : si la sienne était plus petite que celle qu’elle avait chez elle, ce n’était pas le cas des autres, ce qui n’était pas peu dire. Chaque chambre était en réalité une suite de cinquante ou soixante mètres carrés, avec une salle de bains privative et un coin bureau séparé. Et elles étaient individuelles, bien sûr. Vanessa se demandait bien où est-ce que l’Université Saint-Isidore se finançait, peinant à imaginer combien ses parents devaient débourser pour une année de scolarité ici. Cela l’inquiétait un peu, mais pas au point de se retenir quand il s’agirait de s’acheter la dernière palette Fenty, fallait pas non plus déconner.

Elle alla rejoindre son groupe d’ami-es, prenant place entre Jordan et Théo sur la table ronde. Pas une situation enviable, mais elle était arrivée la dernière, et se devait d’assumer son choix. Les héros arrivent toujours en retard, c’était bien connu. Et n’ont besoin de personne pour aller jusqu’au buffet chercher une frêle assiette de sushis. Vanessa faisait attention à sa ligne, alors que, comme s’amusait souvent à le dire Jordan, elle était déjà suffisamment filiforme. Au détour d’un vieux programme sur lequel il était tombé par hasard sur YouTube, il l’appelait parfois la Linea. Pour autant, il avait cessé d’insister pour qu’elle mange davantage après qu’elle ait manqué de l’énucléer à coups de fourchettes. Elle ne regrettait rien : sa technique avait fonctionné, non ? Et puis, elle faisait juste attention. Elle avait beaucoup de soucis dans sa vie, plus qu’on ne peut l’imaginer pour quelqu’un ayant un tel contexte familial, mais elle était formelle : les troubles du comportement alimentaire n’en faisaient pas partie. Revenant donc avec sa petite assiette, elle mangea un instant en silence, écoutant ce qu’il se disait autour de la table en son absence.

— On aura quoi comme type de cours de remise à niveau, vous croyez ?

Tristan, bien sûr, toujours à s’inquiéter de tout. Vanessa vit bien que Sabrina allait répondre, de façon premier degré parce que c’était le seul qu’elle avait, et elle décida de la couper dans son élan :

— Je ne sais pas mais je n’en aurais sûrement pas besoin. Tout le monde sait que je suis parfaite !

Vanessa éclata de rire, bien vite imitée par toute la table, sauf peut-être Hildegarde, qui était avec elleux et qui n’était pas encore assez à l’aise pour profiter de l’humour étrange de la jeune première. Cette dernière se tourna d’ailleurs vers elle en lui demandant :

— Et toi, Hildegarde ? Va falloir qu’on te trouve un surnom, d’ailleurs, je pense que ça te dérangerait pas, non ? Bref, toi, c’est quoi ta matière préférée, ou le domaine où tu excelles ?

Hildegarde fut prise au dépourvu, mais répondit tout de même :

— Je dessine pas trop mal, et j’aime bien les langues étrangères…

Perplexe, Vanessa glissa un regard vers Sabrina, qui détourna rapidement le regard avant de s’éclaircir la gorge :

— C’est tout à fait intéressant ! Je veux dire, même si on n’en voit pas tout de suite l’utilité, à long terme, c’est vraiment des choses essentielles et difficiles à maîtriser et…

— Oui enfin sans rien à côté, ça fait léger quand même… ajouta Vanessa à voix basse.

— Tu parles quelles langues ? interrompit Théo.

— Anglais, espagnol, italien, allemand et j’apprends le russe.

Théo ne répondit rien, mais Vanessa devina un petit sourire derrière le rideau de ses longs cheveux raides. Elle était pratiquement sûre qu’il connaissait la réponse avant de poser la question, et qu’il n’avait fait ça que pour changer le sujet de conversation. Qu’à cela ne tienne, Vanessa admettait avoir perdu la bataille, mais sûrement pas la guerre.

Le retour dans sa chambre se fit un peu trop tôt à son goût. Vanessa n’avait jamais été du genre à se coucher tôt, et les bars citadins allaient bien vite lui manquer. Faisant la moue, elle se déshabilla, sortit de sa valise son enceinte bluetooth et entreprit de tester l’insonorisation des salles de bains. Faisant résonner sa pop européenne d’un goût somme toute assez relatif — c’était heureusement la seule à juger dans son groupe d’ami-es — et se glissa dans la douche immense. Intégrée de façon presque invisible dans la salle de bains, seul un panneau vitré indiquait son emplacement. Le filet d’eau ressemblait davantage à de la pluie naturelle, ce qui l’amusa assez pour qu’elle se prenne à danser tout en se savonnant. Ses cheveux reprenant leur raideur naturelle sous l’effet de l’eau, ils lui tombèrent jusqu’au milieu du dos, une longueur avec laquelle elle jouait alors qu’elle se déhanchait en chantant. Après avoir trouvé comment fonctionnait cette douche, elle la régla sur un jet plus classique et poursuivi sa toilette de façon plus sérieuse quoique toujours festive.

En sortant et après s’être séché le corps et les cheveux, elle enfila une nuisette de soie violette, par dessus laquelle elle ajouta un kimono. C’était son mode nuit habituel, même lorsqu’elle habitait chez ses parents. Sans attendre, elle sauta dans le lit bien trop grand pour sa frêle stature, et attrapa un livre : rien de bien impressionnant, elle n’était pas Sabrina, mais elle était loin d’être l’idiote qu’on pensait qu’elle était.

Elle ne sut pas à quelle heure elle décida de le poser et d’éteindre sa lampe de chevet, tout comme elle ne sut pas à quelle heure elle fut réveillée par une silhouette sombre. Elle cria, mais fut bien vite maîtrisée par l’autre silhouette en cape noire qui se tenait de l’autre côté de son lit.

— Mademoiselle Park-LeDevedec, nous vous conseillons de nous suivre sans faire d’histoires.

Terrifiée et aussi toujours dans le brouillard du sommeil, Vanessa se sortit des draps et accepta de coopérer. Elle avait bien trop peur de ce qui pouvait lui arriver si elle ne le faisait pas et ne manquerait pas d’en parler à l’équipe pédagogique dès le lendemain. C’était inacceptable de se faire ainsi maltraiter jusque dans son lit !

On la traîna dans les couloirs du bâtiment annexe où se situaient les logements des étudiants, et à sa grande surprise, on ne l’emmena pas à l’extérieur, mais au sous-sol. Un code spécial activé après que l’un des hommes (c’était une voix masculine qu’elle avait entendue) ait passé un badge dans l’ascenseur permettait d’accéder à cet étage secret. La porte s’ouvrit sur un long couloir sombre qui débouchait dans une large pièce circulaire rappelant à Vanessa, sans qu’elle ne puisse s’en empêcher, une arène de boss. Elle se sentait d’autant plus oppressée qu’il n’y avait pas de point de sauvegarde à l’entrée. Se forçant à arrêter de penser à des idioties, Vanessa releva la tête et avança. C’est seulement en étant à l’intérieur de la pièce qu’elle vit qu’elle n’était pas seule : c’était la dernière du groupe à être arrivée. Autour de la pièce se tenaient Tristan, Sabrina, Jordan, Théo et Hildegarde, assis chacun-e dans un fauteuil. Tou-te-s semblaient dormir, mais Vanessa avait l’intuition qu’iels étaient inconscient-es. On lui présenta un siège vide dans lequel s’asseoir, chose qu’elle fit, quand bien même elle avait envie de hurler et de demander des explications, explications qu’elle était en droit d’attendre. Cependant, à peine fut-elle assise qu’elle reçut une décharge électrique violente qui la fit trembler et perdre connaissance.

Ce fut une grande lumière qui la réveilla, elle et la plupart des autres étudiants. Iels étaient seul-es dans la pièce désormais, et Hildegarde semblait être la plus réveillée de tou-te-s. Elle se leva sans attendre, dès qu’elle vit que tout le monde avait ouvert les yeux. Décidée, elle se dirigea vers l’ascenseur, qui ne réagit pas quand elle appuya sur le bouton la première fois. Vanessa la vit faire quelque chose avec ses doigts, visiblement excédée, et après une étincelle et un grincement, l’ascenseur bougea. Elle n’avait même pas eu besoin de rappuyer sur le bouton.

Personne n’était entravé, et tout le monde se releva dans le même mouvement en la voyant commander l’ascenseur.

— Comment t’as fait ? demanda fébrilement Sabrina.

Incapable de parler, Hildegarde secoua la tête et haussa les épaules.

— On s’en fout, faut qu’on remonte ! intervint Vanessa. Qu’est-qui leur a pris ? C’était qui ces gens ?

— Je sais pas…

Elle ignorait qui avait répondu à sa question, peut-être Jordan ou Théo : la voix ne leur ressemblait tellement pas. Ils étaient sous le choc, comme les autres. Et en pyjama, maintenant qu’elle le remarquait. Évidemment, elle était la seule à être aussi déshabillée, à l’exception de Théo qui était torse nu avec un pantalon de jogging. Faisant un tour de leur groupe, elle remarqua aussi Tristan en kigurumi dodo — l’animal, oui, avec le jeu de mots qui allait bien sur le haut. Sabrina avait été sage avec un t-shirt long et un pantalon en pilou, et Jordan avait un pyjama en soie, ce qui était étrangement inattendu venu de lui.

Les six jeunes grimpèrent dans l’ascenseur, et rejoignirent leurs chambres en vérifiant bien de les fermer à clé. Vanessa doutait que ça change quoi que ce soit, car il était évident que la société secrète qui les avait enlevé faisait partie de l’école, et devait avoir les clés. Mais dans le doute… Cette nuit-là, il ne se passa rien de plus, ce qui était déjà plus que Vanessa pensait qu’elle pouvait supporter. Elle se trouvait d’ailleurs très calme, pour quelqu’un qui avait été transporté dans une salle secrète et qui avait vu quelqu’un appeler un ascenseur comme par magie. Non, ce n’était pas possible, l’appareil avait juste eu du retard, c’était tout. Ce n’était rien de plus que ça. Manquerait plus qu’iels développent des pouvoirs magiques, tiens !

Allongée sur son lit, Vanessa essaya un temps de s’endormir, sans succès bien sûr. Comment pouvait-elle se mettre à ronfler après un tel événement, et ce malgré sa fatigue ? En désespoir de cause, elle prit son téléphone pour aller voir sur leur server Discord s’il se passait quelque chose. Elle ne fut pas déçue : personne ne dormait, et tout le monde discutait de ce qu’il venait de se passer. Jordan les inondait de gifs, comme d’habitude, Théo se contentait de réagir avec des emojis pendant que Tristan et Sabrina partaient dans des débats sans fin. Classique. Vanessa intervint peu, lisant plutôt que commentant, jusqu’à ce que Tristan ne les spamme de points de suspension.

Vous avez eu le message vous aussi ?

Quel message ? répondit Vanessa.

Un message sur le tel qui prévient qu’on est surveillés et que si jamais on parle trop, on sera sanctionnés.

Quoi !? Le server fut un temps silencieux, chacun-e assimilant l’info, jusqu’à ce que Théo ne se sente d’enfoncer les portes ouvertes.

Donc Mrs Snitchysnatch n’avait pas fait de menaces en l’air.

C’est ‘Bandersnatch’ ! Mais oui, elle a bien dit la vérité… ajouta Sabrina.

Bon, ça va si on le découvre sur des infos qu’on a en commun et qu’on fait pas fuiter, intervint finalement Vanessa. Maintenant, ça reste un scandale cette histoire de kidnapping en pleine nuit…!

On n’en est pas morts hein…, commenta Jordan.

Ah parce que ça suffit à te rassurer ?

C’est p’tet juste un genre de bizutage ?

C’est pas interdit ces trucs là ? demanda Tristan.

Personne ne lui répondit clairement, et seul Jordan lança un gif d’un Elmo en train de hausser les épaules. Iels continuèrent encore un moment à s’engueuler, jusqu’à ce qu’iels aillent se coucher, l’un-e après l’autre.

Vanessa dormit à peine : elle eut l’impression d’avoir seulement somnolé quelques minutes avant que son réveil ne sonne. Le groupe avait rendez-vous à 9h dans le parc pour commencer leurs cours de remise à niveau. De quoi, et jusqu’à quel niveau exactement, ça restait un mystère. Des conneries, se disait Vanessa, qui repoussa jusqu’au dernier moment l’heure du lever : elle eut juste le temps de s’habiller et de mettre un trait d’eyeliner après avoir attaché ses cheveux avant de sortir pour le rendez-vous. Elle ne fut pas exactement en retard, mais franchement pas loin. Dernière arrivée, tout le monde était déjà là, arborant sa meilleure tête de déterré. Personne n’avait dormi, bien sûr.

La silhouette de Mrs Bandersnatch sortit du Manoir, se dessinant de plus en plus nettement à mesure qu’elle avançait sur le chemin caillouteux qui séparait le bâtiment principal du kiosque du parc qui servait de point de rendez-vous. Elle n’était pas seule, constatèrent les nouveaux élèves de Saint-Isidore : derrière elle trottaient des figures familières.

— Que font nos parents ici…? ne put s’empêcher de demander Vanessa à voix basse.

Avec un petit sourire amusé, Mrs Bandersnatch lui répondit d’une voix claire :

— Ce seront vos professeurs, bien sûr.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Alex Banner ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0