Chapitre 21
Le mardi 3 janvier 2017, Lisa Thompson fut sans doute la seule élève du lycée Lincoln à être heureuse de retourner en cours. Elle commençait cette nouvelle année le cœur gonflé d’espoir en l’avenir, sûre et certaine de passer encore de bons moments au lycée avec M. Bates. Le premier semestre se terminait à la fin du mois de janvier, et elle savait déjà qu’elle pourrait reprendre des cours de mathématiques avancées avec son prof préféré au second semestre, ainsi qu’en classe de terminale. Elle ne voyait donc aucune ombre au tableau et se disait qu’elle pouvait profiter de sa scolarité en toute sérénité.
A dix heures et demi, ce fut avec une joie immense qu’elle retrouva M. Bates et qu’elle constata qu’il était allé chez le coiffeur durant les vacances de Noël. Certes, il n’avait pas dû se faire couper les cheveux de plus de deux centimètres, et il avait gardé le même style coiffé-décoiffé qui lui donnait un petit air désinvolte, mais cette nouvelle coupe le rajeunissait, pour le plus grand plaisir des yeux de Lisa.
- Bonne année tout le monde ! souhaita-t-il à la classe. J’espère que vous ne vous êtes pas trop empiffrés de chocolats pendant les vacances…
Lisa, qui avait déjà fini deux de ses trois boîtes de chocolats de Noël, se sentit légèrement coupable.
- Aujourd’hui, nous allons aborder le dernier chapitre du semestre..., reprit M. Bates. Les séries numériques !
Le visage de Lisa rayonna de bonheur. C’était un chapitre qu’elle attendait avec beaucoup d’impatience. Joey lui en avait déjà parlé, au début du semestre, et lui avait dit n’y rien comprendre, mais ces terribles séries ne faisaient pas peur à la jeune fille, et elle se réjouit à l’idée d’aborder enfin cette partie du programme qui allait encore une fois stimuler ses capacités intellectuelles.
Un des constats que Lisa avait pu faire au cours des vacances de Noël, c’était qu’il lui manquait cruellement une photo de M. Bates. Si elle avait eu une image de lui sous la main, qu’elle aurait pu regarder de temps en temps dans sa chambre, elle ne se serait peut-être pas autant languie de lui. Elle avait eu beau taper son nom sur Google, Harold Bates semblait absolument inexistant sur internet. Réfléchissant à d’autres moyens de se procurer une photo de lui, elle songea alors à Nils Brown. En charge de l’illustration de l’album de promo du lycée, Nils se promenait toujours avec un appareil photo autour du cou, et Lisa l’avait souvent vu manipuler des objectifs de longueur démesurée, qui devaient bien lui permettre de zoomer jusqu’à au moins cent mètres. C’était exactement ce qu’il lui fallait. Si elle voulait photographier M. Bates – car c’était bien ce qu’elle comptait faire –, elle n’allait évidemment pas lui demander de poser pour elle. Non, elle devait opérer en cachette, à l’abri des regards, et à une distance suffisamment grande pour ne pas se faire repérer.
Nils et elle se retrouvaient tous les vendredis après-midis à l’atelier photographie du lycée. C’était l’occasion ou jamais de lui demander s’il pouvait lui prêter un de ses zooms surpuissants. Elle avait toujours entretenu de bons rapports avec ce garçon un peu timide, qui partageait son goût pour la photo et qui lui avait appris quelques techniques. Certains lycéens disaient que c’était un psychopathe, car il parlait rarement et avait l’habitude de jeter des regards haineux à ceux qui s’amusaient à l’embêter. D’autres, plus nombreux, affirmaient que c’était un pervers, parce qu’il avait la fâcheuse tendance à prendre en photo les gens à leur insu. Lisa, quant à elle, ne se permettait pas de le juger. Elle ne le connaissait finalement pas si bien que ça, et comme elle s’apprêtait elle-même à jouer les paparazzi à l’égard de M. Bates, elle préférait s’abstenir de tout commentaire.
Lisa décida donc de tenter sa chance auprès de Nils dès le vendredi de la rentrée. L’atelier photo était animé par Mme Culligan, professeure d’arts visuels au lycée, et avait lieu dans une salle de cours très spacieuse, où se rassemblaient en général une douzaine d’élèves. Cet après-midi, la séance avait pour thème « Chocolats et bonbons ». Chaque participant devait apporter les friandises qu’il avait reçues pour Noël et les photographier de la manière la plus esthétique possible. Lisa, elle, avait choisi de prendre son bocal de guimauves – qu’elle n’avait par miracle pas encore ouvert – ainsi que quelques guirlandes dorées et argentées, en guise de décoration.
Tandis qu’elle installait son matériel sur l’une des tables de la classe, elle observait Nils du coin de l’œil. Visiblement, le garçon n’avait pas apporté de sucreries à photographier, et préférait discuter avec Mme Culligan en lui montrant sur l’écran de son reflex les photographies de feux d’artifice qu’il avait prises durant les vacances.
- C’est magnifique… Magnifique..., commentait Mme Culligan d’une voix impressionnée.
Nils ne pouvait s’empêcher d’afficher un petit sourire satisfait sur son visage. Lisa en éprouvait une légère pointe de jalousie. Pas étonnant qu’avec un bon reflex Nils arrive à prendre des photos aussi belles... Lisa, de son côté, devait se contenter de son vieux compact numérique, dont elle semblait avoir épuisé toutes les fonctionnalités, sans jamais parvenir aux résultats dont elle rêvait.
Tout en arrangeant entre eux les divers éléments de sa composition, Lisa suivait discrètement l’échange entre Nils et Mme Culligan, dans l’espoir qu’il se termine bientôt et qu’elle puisse aborder son camarade. Hélas, la conversation paraissait n’en plus finir...
- Mes parents m’ont aussi offert un nouvel objectif pour Noël, annonça Nils en sortant le cadeau dont il parlait de sa sacoche et en le présentant à l’enseignante.
- Oh, un objectif macro 100 mm ! constata Mme Culligan d’un air enchanté. Parfait pour photographier les fleurs et les insectes !
- Je l’ai déjà utilisé pour photographier des flocons de neige et des bulles gelées dans le jardin de mes grands-parents, dit Nils, qui s’empressa de montrer le résultat à la prof.
Lisa commençait à s’impatienter. Ce n’était pas un objectif macro qu’il lui fallait, à elle, c’était un zoom ! Même si, à bien y réfléchir, il ne serait pas non plus déplaisant de prendre M. Bates en gros plan… Elle pourrait faire un cadrage sur ses yeux, mettre en valeur les motifs complexes des ses iris marron et immortaliser à jamais l’intensité de son regard… Son regard si vif et pénétrant, qui laissait entrevoir son génie, et dans lequel Lisa se perdait avec délice...
- Lisa, est-ce que tu pourrais me prêter une de tes guimauves, s’il te plaît ? demanda alors une voix flûtée qui tira la jeune fille de ses pensées. J’ai mangé tous mes chocolats de Noël, et je n’ai plus rien à photographier…
Lisa se retourna subitement pour voir qui lui adressait la parole. Charlotte Whittle, une élève de seconde un peu rondouillette, aux longs cheveux noirs coiffés en une tresse qui lui descendait jusqu’au bas du dos, se tenait à côté d’elle et observait son bocal de guimauves avec envie.
- Ah, euh… Oui, bien sûr, répondit Lisa en retrouvant peu à peu ses esprits. Tu veux laquelle ?
- Celle-là, dit Charlotte en pointant son index potelé vers une guimauve rose et blanche située en haut du bocal.
- Pas de problème.
Lisa se demandait ce que Charlotte allait bien pouvoir prendre comme photo avec cette unique guimauve, mais elle ne se pencha pas très longtemps sur la question, car elle avait d’autres préoccupations pour le moment. Un rapide coup d’œil lui révéla que Nils et Mme Culligan avaient fini de discuter. Le garçon s’était approché d’une table voisine et photographiait avec son nouvel objectif les chocolats au lait Kisses en forme de goutte d’eau qu’avait apportés un de ses camarades. Lisa se dit que c’était le moment ou jamais d’aller lui parler. Elle reposa son compact sur sa table, laissa en plan sa composition et alla à la rencontre de Nils.
Ce dernier ne remarqua même pas son arrivée. Il était entièrement absorbé par ce qu’il faisait, penché au-dessus de la table où étaient disposés les chocolats, l’œil collé à son appareil photo, tournant avec ses doigts longs et fins la bague de son objectif pour faire la mise au point. Lisa se racla la gorge pour signaler sa présence.
- Salut Nils ! s’exclama-t-elle. Comment tu vas ?
Le garçon prit un cliché, puis se redressa et posa ses yeux bleus sur la jeune fille.
- Tiens, salut Lisa ! dit-il en passant instinctivement sa main dans ses cheveux châtains bouclés, comme pour se recoiffer, et en esquissant un demi sourire. Bonne année !
- Bonne année à toi aussi ! Je vois que tu as été gâté, pour Noël. C’est un nouvel objectif, n’est-ce pas ?
- Oui, ce sont mes parents qui me l’ont offert pour faire de la macro... Et toi, qu’est-ce que tu as eu ?
- Moi ? Euh… J’ai eu… ce bocal de guimauves, entre autres ! répondit Lisa en se retournant pour pointer du doigt son cadeau.
Elle surprit alors Charlotte en train d’ouvrir subrepticement le pot en verre pour en sortir une deuxième guimauve. Lisa écarquilla des yeux scandalisés. Comment osait-elle se resservir sans lui avoir demandé la permission ? Lisa était prête à interpeller la fautive en flagrant délit, voire à se jeter sur elle pour l’empêcher de commettre son méfait, mais elle fit un terrible effort pour se retenir car, après tout, Nils était sa priorité, et il ne fallait pas qu’il lui échappe.
- Voilà pourquoi je n’ai pas apporté mes chocolats de Noël, expliqua le garçon avec un sourire en coin.
- Si j’avais su…, commenta Lisa d’une voix dépitée.
- En tout cas, cet objectif me change totalement des zooms que j’ai pu manipuler jusqu’à présent… La macro est vraiment une discipline à part entière.
- En parlant de zooms ! se récria Lisa, sautant sur l’occasion pour formuler sa requête. Est-ce que tu verrais un inconvénient à ce que je t’emprunte un zoom, la semaine prochaine, pour prendre quelques photos au lycée ?
Nils fronça les sourcils, ce qui n’augurait rien de bon.
- Ça dépend…, répondit-il d’un air méfiant. Je suppose que tu auras aussi besoin d’un boîtier ?
- Pas forcément, dit Lisa. Je peux toujours utiliser celui du refuge pour animaux dans lequel je travaille le mercredi après-midi.
- Il est de quelle marque ?
- Nikon, je crois…
- Ça n’ira pas. Mes objectifs sont des Canon, et ils ne se montent pas sur des boîtiers Nikon.
- Ah…, fit Lisa d’un air embarrassé – naturellement, elle avait tout prévu sauf une incompatibilité de marques d’appareils photo. Dans ce cas, est-ce que tu pourrais aussi me prêter ton boîtier ?
- Je ne sais pas…, répondit Nils en se grattant la tête – la demande de Lisa avait manifestement l’air de l’embêter. Qu’est-ce que tu comptes prendre en photo, au juste ?
C’était la question à laquelle Lisa s’était le plus attendue. Evidemment, elle avait déjà préparé sa réponse.
- Des oiseaux, déclara-t-elle d’un air qui se voulait convaincant.
Cette idée lui avait d’emblée paru être la meilleure, car les oiseaux étaient très communs dans la cour du lycée, et suffisamment farouches pour rester à une distance raisonnable de l’homme, ce qui nécessitait ainsi l’utilisation d’un zoom pour pouvoir les prendre en photo. Nils, cependant, resta dubitatif.
- Des oiseaux ? répéta-t-il d’une voix incrédule. Mais où est-ce que tu as vu des oiseaux ? Il n’y en a quasiment plus dans les arbres en hiver !
Lisa entrouvrit la bouche de stupéfaction. C’était vrai ! Elle ne se souvenait plus précisément de la dernière fois où elle avait entendu les oiseaux chanter dans la cour du lycée, mais ce n’était certainement pas cette semaine, ni même le mois dernier. Quelle idiote elle faisait ! Comment ne s’était-elle pas rendu compte plus tôt que les arbres dégarnis de la cour du lycée n’abritaient plus aucun moineau depuis belle lurette ? Prise au dépourvu, Lisa essaya de se rattraper en évoquant les mouettes et les pigeons, que l’on arrivait encore à croiser de temps en temps dans les rues de Greentown, mais plus elle parlait, plus le regard que lui lançait Nils devenait suspicieux, et plus elle avait le sentiment de s’enfoncer dans ses explications.
- J’ai comme l’impression que tu veux me cacher ce que tu as vraiment l’intention de photographier…, constata le garçon.
- Pas du tout ! Pourquoi est-ce que je ferais ça ? se récria Lisa, mais ses mots sonnèrent faux à ses propres oreilles, et elle réalisa qu’elle avait perdu la partie.
- En général, j’utilise mes zooms pour photographier secrètement des personnes… Y aurait-il une personne du lycée que tu voudrais prendre en photo sans qu’elle le sache ? suggéra Nils. Si c’est le cas, je peux peut-être t’aider...
Pendant un bref instant, Lisa sentit naître une lueur d’espoir. Nils lui offrait tout simplement ses services, et peut-être même lui proposait-il implicitement de prendre à sa place la photo qu’elle désirait tant... Non seulement cela lui faciliterait la tâche, mais cela conduirait aussi à une photo de bien meilleure qualité que celle qu’elle pourrait obtenir par ses propres moyens... Lisa se rappela alors que si elle souhaitait l’aide de Nils, elle devrait lui révéler le nom de la personne dont elle voulait la photographie, et cela était absolument hors de question. Lisa resta donc sur la défensive, et tenta de prendre un air choqué pour nier les insinuations de Nils.
- Photographier en secret quelqu’un du lycée ? Mais bien sûr que non ! Quelle idée ! Il n’y a vraiment que toi pour imaginer ça ! Puisque je te dis que je veux photographier des mouettes !
Nils, hélas, n’était pas dupe, et il commençait même à s’amuser du désarroi dans lequel il venait de plonger Lisa en devinant le motif réel de sa demande.
- Je veux bien te prêter mon boîtier et mon zoom, à la seule condition que tu me dises qui tu veux vraiment prendre en photo.
Cette fois, Lisa fut réellement choquée. Elle avait du mal à croire ce qu’elle venait d’entendre. Comme c’était fourbe ! Elle savait que Nils avait un petit côté sournois, mais de là à se douter qu’il lui ferait une telle proposition… Refusant obstinément de mettre le garçon dans la confidence, elle décida avec colère de jeter l’éponge.
- Dans ce cas, je me débrouillerai autrement, déclara Lisa d’un ton catégorique, avant de tourner les talons et de regagner sa table de travail.
La jeune fille se laissa tomber sur sa chaise, déconfite. Elle avait tout foiré. Tout ça à cause de ces fichus oiseaux qui ne pointaient pas le bout de leur bec en hiver ! Si seulement elle avait fait un peu plus attention à son environnement, au lieu d’avoir tout le temps les yeux rivés sur M. Bates !
Le regard qu’elle porta sur son bocal de guimauves lui révéla que le niveau avait baissé de moitié. C’était le comble ! Bouillonnant de rage, elle pivota sur sa chaise pour chercher la coupable et aperçut Charlotte à l’autre bout de la salle, en train de photographier des macarons. La jeune fille aux cheveux noirs finit par se retourner pour jeter un petit regard coupable à Lisa, et lorsqu’elle s’aperçut que celle-ci la dévisageait d’un air aussi mauvais, elle rougit de honte et choisit d’aller lui présenter ses excuses.
- Désolée, fit-elle d’un air penaud. Je n’ai pas pu m’empêcher d’en manger… Je suis tellement gourmande ! Je t’apporterai une boîte de bonbons, la prochaine fois…
- Pas grave…, grommela Lisa qui, de dépit, plongea sa main dans le bocal, attrapa une guimauve et la jeta dans sa bouche pour essayer de compenser sa frustration.
Cette séance photo avait été un échec total.
Suite à sa déconvenue avec Nils, il était désormais clair que Lisa ne pouvait plus compter que sur elle-même et sur son propre équipement pour obtenir une photo de M. Bates. Le zoom de son vieux compact numérique était certes limité, mais c’était ce qu’elle avait de mieux, et elle devrait donc s’en contenter.
Le dernier problème qu’il lui restait à résoudre était celui du lieu où elle se positionnerait pour photographier M. Bates. Il lui fallait étudier ses allées et venues, et dénicher le meilleur endroit où se cacher pour le prendre en photo. Lisa savait que l’enseignant avait l’habitude de passer une petite heure à la bibliothèque après ses cours de l’après-midi, avant de quitter le lycée pour se rendre au Gourmet’s. Pourquoi ne pas se poster sur le chemin entre le bahut et le café pour attendre le passage de son prof ? Ce plan lui parut excellent, mais avant de le mettre à exécution, elle préféra faire d’abord un peu de repérage.
Le mardi, à trois heures de l’après-midi, Lisa était assise à sa place habituelle à la bibliothèque, à quelques mètres de la table où M. Bates venait s’installer pour corriger ses copies. Quand elle le vit entrer dans la salle d’études, elle se pencha sur ses devoirs de maths et fit semblant de travailler, même si, à vrai dire, elle savait d’avance qu’elle allait avoir beaucoup de mal à se concentrer. Ce jour-là, elle n’était pas venue à la bibliothèque uniquement pour observer son prof de maths du coin de l’œil. Non, elle avait un but bien plus complexe en tête : guetter le départ de M. Bates du lycée et le prendre en filature jusqu’au café Gourmet’s.
C’était un projet à la fois audacieux et dangereux. Jamais elle n’avait pisté quelqu’un, et elle avait conscience que ce n’était pas une pratique très honorable. Encore moins lorsqu’il s’agissait d’un professeur. Si par malheur M. Bates la surprenait en train de le suivre, les conséquences risquaient d’être terribles. D’un autre côté, elle se sentait tout excitée à l’idée de se lancer dans cette filature qui, à ses yeux, ressemblait plus à un jeu qu’autre chose. Plus le temps avançait, plus il lui tardait de passer à l’action. Elle ne cessait de triturer nerveusement son stylo-bille en épiant M. Bates – toujours plongé dans sa correction des devoirs – et commençait à s’impatienter.
Lorsqu’enfin l’enseignant rangea ses copies dans son cartable et se leva de sa chaise, Lisa ressentit une véritable montée d’adrénaline. Sans réfléchir, elle remballa ses affaires en vitesse, s’apprêtant à se lever à son tour, avant de réaliser qu’elle ne devait pas se précipiter. Il ne fallait surtout pas qu’elle attire l’attention de M. Bates, ni que son comportement paraisse suspect aux yeux des quelques élèves et de la documentaliste présents dans la salle.
Le cœur battant, Lisa s’efforça de rester assise quelques instants, et jeta un coup d’œil à sa montre : quatre heures moins le quart. M. Bates partait plus tôt que d’habitude. Le voyant franchir la porte de la bibliothèque et la refermer derrière lui, elle estima que c’était le bon moment pour se lever sans éveiller les soupçons. Elle enfila son blouson en cuir marron, passa son sac à bandoulière par-dessus son épaule, puis se dirigea tranquillement vers la sortie.
Une fois dans le couloir, elle tourna la tête à gauche, aperçut M. Bates de dos qui marchait vers le fond, et s’engagea dans cette direction. Ainsi donc, la traque commençait. Lisa sentait son cœur battre de plus en plus vite. Elle veillait à avancer le plus silencieusement possible, et se félicitait de continuer à porter des Converse – et non des chaussures à talons, comme la plupart des filles de son âge –, car ces baskets ne faisaient absolument aucun bruit. De plus, Lisa avait un atout non négligeable pour prendre les gens en filature : elle était de nature très discrète, et avait ainsi peu de chances de se faire remarquer.
Parvenu au bout du corridor, M. Bates poussa une porte et pénétra dans une pièce. Lisa s’arrêta en fronçant les sourcils. Que faisait-il ? Elle qui croyait qu’il allait directement sortir du lycée... Visiblement, elle s’était trompée. Elle n’osait se rapprocher de la porte que M. Bates venait de franchir, de peur qu’il ne ressorte aussitôt, et commença à tourner en rond dans le couloir, en réfléchissant à ce qu’elle pouvait faire de mieux dans cette situation... Hélas, la meilleure solution consistait tout simplement à rester sur place et à patienter, mais combien de temps cela allait-il durer ?
A cette heure de l’après-midi, de nombreux élèves se baladaient dans les couloirs du lycée, et celui dans lequel Lisa stationnait était relativement fréquenté. La jeune fille n’avait qu’une peur, c’était de tomber sur quelqu’un de sa connaissance, qui se mette à papoter avec elle et qui lui fasse foirer tout son plan. Heureusement pour elle, Astrid était en cours de dessin, et Joey, qui n’était retenu par aucune activité extrascolaire au lycée, rentrait directement chez lui après les cours.
Dix longues minutes s’écoulèrent, au cours desquelles Lisa essaya de tuer le temps, tout en tâchant de paraître la plus naturelle possible aux yeux des élèves qui passaient à côté d’elle : elle avait sorti son smartphone et faisait semblant de consulter ses textos, mais bien sûr, elle surveillait sans cesse du coin de l’œil la porte par laquelle M. Bates avait disparu.
Par malheur, ce qu’elle avait tant redouté se produisit, et elle vit Alison Woods débarquer au fond du couloir, juste à côté de cette fameuse porte qu’elle épiait toutes les dix secondes. Sa camarade marcha droit sur elle. Saisie de panique, Lisa fit un demi-tour sur elle-même et baissa la tête sur son téléphone, priant pour qu’Alison ne l’ait pas remarquée. Hélas, les mots qu’elle entendit bientôt derrière elle la plongèrent dans le désarroi le plus total :
- Hey ! Salut Lisa ! Comment ça va ?
« Oh non… » pesta Lisa intérieurement, avant de se retourner à contre-cœur et de faire face à Alison.
- Hey ! Salut Alison ! Ça va bien, et toi ? s’exclama-t-elle d’une voix faussement enjouée.
- Qu’est-ce que tu fais là ? s’enquit la jeune fille.
- Je... Euh… Eh bien, je…, bégaya Lisa en passant sa main sur sa nuque d’un air embarrassé et en regardant de tous les côtés comme pour y chercher une réponse.
Prise au dépourvu, elle décida finalement d’opter pour une partie de la vérité et balbutia :
- Je… J’a… J’attends quelqu’un.
- Ah oui ? lança Alison. Qui ça ?
« Mon prof de maths, pourquoi ? » répondit Lisa en pensée.
- Euh… Un… Un ami…
- Tiens, au fait, ça te dirait d’aller à la piscine, samedi après-midi ?
A cette question, Lisa poussa un soupir de soulagement, heureuse qu’Alison change elle-même de sujet de conversation.
- Avec Astrid et Lindsey, on s’est dit que ce serait une bonne idée pour brûler des calories et retrouver la ligne, après tout ce qu’on a mangé durant les fêtes…, reprit Alison. Même si c’est vrai que toi, tu n’en as pas forcément besoin…, ajouta-t-elle en regardant Lisa d’un air envieux.
- Euh… Oui… Pourquoi pas ? répondit machinalement Lisa, avant de jeter un regard discret par-dessus l’épaule d’Alison pour voir si M. Bates était ressorti. Enfin, c’est-à-dire que…
Elle venait de réaliser qu’elle s’apprêtait à accepter la proposition d’Alison, mais en réalité, elle avait horreur du sport, et l’idée de passer tout son samedi après-midi dans l’eau, au milieu de gamins tapageurs jouant à s’éclabousser et à crier plus fort les uns que les autres ne l’enchantait pas du tout.
- En fait, j’avais oublié, mais j’ai un devoir de chimie lundi prochain… J’aurais préféré consacrer mon samedi à mes révisions…
Ce n’était d’ailleurs que la pure vérité. Lisa préférait largement passer son samedi après-midi à potasser plutôt qu’à barboter dans l’eau.
- Pourquoi tu ne réviserais pas plutôt dimanche ? suggéra Alison. Si ton devoir a lieu lundi, tes cours seraient plus frais dans ta tête, et ça te permettrait de libérer ton samedi après-midi pour venir avec nous.
- C’est vrai…, admit Lisa en lançant un nouveau coup d’œil vers le fond du couloir.
A cet instant, elle vit alors M. Bates réapparaître, vêtu d’un long manteau noir, et commencer à marcher dans sa direction. Affolée, elle sentit son cœur s’emballer, et elle se mit à chercher désespérément une réponse pour se débarrasser d’Alison au plus vite, tout en échappant à la sortie piscine qu’elle lui proposait et qui allait gâcher son week-end.
- Le problème c’est que… Euh… J’aurai sans doute aussi des exercices de maths et de physique à faire pour la semaine prochaine, et en général, ça me prend le dimanche entier…
- Ne me dis pas que tu vas passer tout ton week-end à travailler, quand même ! s’exclama Alison. Il faut sortir, de temps en temps !
Comme par hasard, ce fut lorsqu’Alison prononça ces mots que M. Bates passa à côté des deux jeunes filles. Interpellé par cette exclamation, il tourna la tête vers elles, et Lisa en éprouva une honte immense. Non seulement Alison se moquait de ses week-ends studieux, mais maintenant, ceux-ci risquaient aussi de faire pitié à M. Bates.
- Ça m’arrive de sortir, aussi, rassure-toi ! se défendit Lisa. C’est juste que ce week-end, ça risque d’être un peu compliqué…
M. Bates avait désormais quitté le champ de vision de Lisa, et celle-ci fut contrainte de se retourner pour s’apercevoir qu’il continuait sa progression dans le couloir, jusqu’au bout opposé. Là-bas, au fond, le corridor tournait à angle droit pour rejoindre le couloir principal du lycée qui, lui, menait jusqu’aux portes de sortie donnant sur la cour. Lisa comprit avec angoisse que M. Bates allait lui échapper si elle ne prenait pas tout de suite congés d’Alison. Se retournant comme un éclair vers sa camarade, elle lui lança brusquement : « Désolée, faut que j’y aille ! A plus tard ! », puis s’élança à la poursuite de M. Bates, laissant en plan Alison qui entrouvrit la bouche de stupéfaction face à ce comportement inattendu.
Lisa avait vu juste : M. Bates ne se dirigeait ni plus ni moins que vers la sortie du lycée. Elle marcha sur ses traces jusque dans la cour. Le temps, dehors, était plutôt clément : un soleil radieux brillait dans un ciel bleu limpide, mais l’air était particulièrement froid, et des petits nuages de vapeur se formaient en sortant de la bouche de Lisa.
Celle-ci accéléra le pas pour essayer de ne pas perdre de vue M. Bates, car il marchait d’une allure soutenue, sans doute pressé à l’idée de retrouver la chaleur du Gourmet’s, son journal et sa tasse de café. L’enseignant franchit bientôt le portail de la cour du lycée et s’engagea sur le chemin piéton qui longeait le parking. Lisa connaissait bien le trajet jusqu’au café. Il s’agissait surtout pour elle de vérifier si M. Bates choisissait lui aussi ce même chemin sans faire de détour, et de repérer un endroit sur ce trajet qui lui permette de se cacher pour pouvoir le prendre en photo.
Certes, l’arrêt de bus à côté duquel M. Bates était en train de passer aurait pu convenir, si seulement Lisa avait été sûre de s’y trouver seule. Elle aurait pu faire semblant d’attendre le bus, et attendre M. Bates à la place. Malheureusement, il y avait toujours des lycéens à cet arrêt, et Lisa ne pouvait prendre le risque de photographier son prof de maths sous leurs yeux ébahis.
Non. Par contre, cette rue perpendiculaire à l’avenue Lincoln – le long de laquelle elle continuait de suivre M. Bates – semblait particulièrement intéressante... C’était une rue qu’elle n’avait encore jamais remarquée, et qui faisait face à la pizzeria Peppino, située à mi-chemin entre l’arrêt de bus que M. Bates venait de dépasser et le café Gourmet’s vers lequel il se dirigeait. Flairant une piste prometteuse, Lisa décida de mettre un terme à sa filature – qui, au final, s’était déroulée sans encombres – pour traverser l’avenue et rejoindre la rue qu’elle venait de découvrir.
Celle-ci portait le nom de rue Murphy. Lisa croisa les doigts pour qu’elle n’ait rien à voir avec la célèbre loi de Murphy (ou loi de l’emmerdement maximal) et commença à l’explorer. Il s’agissait d’une rue bordée d’immeubles d’habitation, très peu fréquentée à cette heure de l’après-midi, et qui semblait parfaitement adaptée à la mission que Lisa s’était fixée. En effet, de nombreuses portes de garage se trouvaient dans des renfoncements qui offraient à Lisa des cachettes optimales. La jeune fille s’avança vers la sortie de garage la plus près du croisement entre la rue Murphy et l’avenue Lincoln, et se colla contre le portail coulissant, pour voir si le mur parvenait à la masquer entièrement à la vue des passants de l’avenue. C’était le cas. Elle pouvait également jeter un œil sur l’avenue en se penchant légèrement en avant pour montrer le bout de son nez, et avait une très bonne visibilité sur la pizzeria Peppino devant laquelle M. Bates passait tous les jours pour aller au Gourmet’s. Avec un large sourire sur les lèvres et un profond sentiment de soulagement, Lisa se dit qu’elle avait enfin trouvé la planque idéale. Il ne lui restait plus qu’à mettre son plan à exécution.
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