Chapitre 25
Le lendemain matin, Joey se gara à l’heure prévue devant la maison de Lisa. Celle-ci, qui reconnut la Fiat 500 rouge de son ami par la fenêtre de la cuisine, enfila son sac à bandoulière, dit au revoir à sa mère et descendit avec entrain les marches du perron. Lorsqu’elle fut installée sur le siège passager, Joey redémarra le moteur et mit la musique en route.
- C’est parti ! s’exclama-t-il en appuyant sur l’accélérateur, alors que l’intro de l’album The Silent Force de Within Temptation commençait à faire vibrer les hauts-parleurs de la voiture.
Lisa fut heureuse de constater que Joey s’était lui aussi mis à écouter du metal. C’était une drôle de coïncidence qu’il ait découvert ce style quasiment en même temps qu’elle, lui qui, à l’origine, avait également commencé par écouter du grunge et du punk rock. Les chansons de Within Temptation, qu’elle entendait pour la première fois, lui charmèrent les oreilles. Le côté à la fois épique et majestueux de cette musique la transcenda entièrement. Il y avait une part de gothisme dans ces mélodies qui la fascinait plus que tout, une part de romantisme dans ces paroles qui la faisait encore une fois penser à l’homme qu’elle aimait. La chanson Jillian, en particulier, l’émut presque jusqu’aux larmes. C’était une poignante chanson d’amour, dont le refrain, qui débutait par ces mots : « I’d give my heart, I’d give my soul », était le reflet parfait de ce qu’elle ressentait pour M. Bates.
Joey, qui avait tendance à conduire un peu vite, arriva sur le parking du lycée avec bon quart d’heure d’avance. Lisa, elle, n’avait pas du tout envie que la musique s’arrête. Aussi préféra-t-elle rester à l’intérieur de la voiture avec son ami pour continuer d’écouter cet album incroyable. Joey ne put s’en empêcher : il tourna le bouton du volume pour augmenter le son, et l’habitacle se mit alors à vibrer comme une caisse de résonance. Bientôt, les élèves qui traversaient le parking en se dirigeant vers l’entrée du lycée se retournèrent pour voir d’où venait ce tapage. A l’intérieur de la voiture, Joey et Lisa s’amusaient comme des gosses, riant aux éclats et secouant la tête en cadence avec la musique. Le morceau sur lequel Lisa prit le plus son pied fut sans conteste Aquarius, qui commençait de façon grandiose, avec des chœurs aériens se mélangeant à des riffs de guitare très martiaux. Elle devait se l’avouer : elle trouvait cela particulièrement jouissif d’embêter ses camarades de classe en leur imposant du metal dès sept heures et demi du matin. Cela avait surtout l’air de déranger les amateurs de rap, qui passaient à côté de la Fiat 500 en faisant des grimaces de dégoût. En voyant leur tête, Joey et Lisa se réjouissaient encore plus, car il était bien connu qu’au lycée les rappeurs étaient les ennemis jurés des metalleux.
- Mince, voilà M. Carver qui arrive ! s’écria Joey en baissant subitement le volume à la vue du conseiller principal d’éducation, qui marchait au milieu du parking avec son cartable à la main.
Par chance, M. Carver dépassa la Fiat sans adresser le moindre regard aux deux amis qui se trouvaient dedans, et continua son chemin jusqu’au portail du lycée.
- Bon, de toute façon, il est l’heure d’y aller, déclara Lisa, profitant du calme qui s’était réinstallé dans la voiture pour parler. Merci de m’avoir déposée ! A tout à l’heure à la cafétéria ! lança-t-elle à Joey en descendant de voiture.
Comme il fallait s’y attendre, Lisa arriva dans la salle de maths avec la chanson Aquarius dans la tête. Lorsqu’elle croisa le regard de son prof, les paroles du refrain rejaillirent dans son esprit et elle dut se retenir pour ne pas se mettre à chanter à tue-tête : « I neeeeeeeeeeed youuuu Aquariuuuuus ! ». Car tout, absolument tout dans cette chanson lui rappelait son amour pour Harold Bates.
Le covoiturage proposé par Joey à Lisa devint rapidement une habitude. Tous les matins, le garçon venait la chercher en voiture devant chez elle, et ils profitaient du trajet pour mettre la musique à fond dans la voiture et écouter de nouveaux groupes de metal. Bien sûr, cela ne les empêchait pas de discuter entre eux, même si, pour cela, il leur fallait parfois hausser le ton pour réussir à se faire entendre.
- Au fait, tu savais que Fred s’était enfin trouvé un petit boulot ? lança Joey, un matin qu’il conduisait au son de Twisted Transistor de Korn.
- Ah oui ? s’exclama Lisa. Où ça ?
- Il travaille au Mollie’s Diner, pas très loin du lycée.
Le Mollie’s Diner ! C’était justement le restaurant où Ashley Westbrook avait été fêter la Saint Valentin et où son rencard s’était si mal passé...
- Il s’occupe de la cuisson des steaks et des pains pour burgers, précisa Joey.
Lisa entrouvrit la bouche de stupéfaction. Certes, il n’y avait pas de sot métier, et il fallait bien commencer à gagner sa vie d’une manière ou d’une autre, mais avoir entamé des études de psychologie pour en arriver à faire griller des steaks dans un fast-food... C’était le jour et la nuit. Lisa espérait pour Fred que son job ne serait que temporaire et lui permettrait de financer des études qu’il ne tarderait pas à reprendre.
- Ça te dirait d’aller un de ces quatre au Mollie’s Diner pour passer dire bonjour à Fred ? proposa Joey.
- Pourquoi pas ? répondit Lisa. Je n’y suis jamais allée, et depuis le temps que j’en entends parler…
- Demain aprem, ça t’irait ? J’ai cru comprendre que tu avais arrêté les séances de soutien... On pourrait y aller directement après les cours, suggéra Joey.
- Euh… C’est-à-dire que…, fit Lisa en se grattant la tête.
En réalité, même si elle ne donnait plus de leçons de maths à la bibliothèque, elle continuait de s’y rendre tous les mardis après-midis pour faire ses devoirs, et surtout pour regarder M. Bates. S’il était évident que cette dernière excuse devait rester top-secrète, il y avait cependant peu de chances que Lisa arrive à se faire comprendre de Joey en lui disant qu’elle préférait rester bosser à la bibliothèque plutôt que d’aller manger dans un diner... Après tout, elle pouvait bien faire un effort : elle aurait plein d’autres occasions d’aller observer M. Bates à la bibliothèque, tandis qu’elle n’avait encore jamais mis les pieds au Mollie’s Diner et que l’opportunité s’offrait enfin à elle aujourd’hui.
- C’est d’accord ! s’exclama-t-elle finalement. Je vais enfin pouvoir goûter leur fameux milkshake à la banane et au beurre de cacahuètes !
- Et moi leur burger au bacon et à la sauce blue cheese !
- Euh… Tu comptes manger ça à trois heures de l’après-midi ?
- Bien sûr ! J’ai toujours un petit creux à cette heure-là !
Lisa était de nature très gourmande, mais cette sortie au diner lui permit de constater que Joey l’était encore plus. Elle se demanda comment il pouvait encore trouver de la place pour engloutir un énorme burger et une large portion de frites, après avoir déjà mangé deux grosses parts de pizza le midi à la cantine.
- Tu veux goûter ? proposa Joey en montrant son cornet de frites à Lisa, assise en face de lui.
- Non merci, répondit la jeune fille.
Elle préférait se concentrer sur le goût exquis de son milkshake banane-beurre de cacahuètes, qui du reste lui suffisait déjà amplement. Les rumeurs disaient vrai : cette boisson était vraiment délicieuse.
Lisa s’efforçait de la déguster le plus lentement possible pour en savourer chaque gorgée. Hélas, au bout de dix minutes seulement, sa paille atteignit déjà le fond de sa coupe, et lorsqu’elle eut aspiré les dernières gouttes de son milkshake, elle hésita à s’en commander un deuxième… Elle essaya de résister à la tentation et se mit à regarder distraitement autour d’elle pendant que Joey terminait son burger.
Le Mollie’s Diner était un endroit convivial, où bon nombre de jeunes du lycée Lincoln venaient se retrouver après les cours. Lisa reconnut quelques têtes familières, parmi lesquelles Jordan Buckley et Mark Collins, assis autour d’une table à banquettes au fond de la salle, en compagnie de leurs acolytes des Lincoln Lions, avec lesquels ils rigolaient bruyamment. D’autres élèves avaient choisi ce resto pour y faire leurs devoirs, les tables étant suffisamment larges pour supporter à la fois leurs cahiers d’exercices, leurs verres à milkshake et leurs cornets de pop-corns. Lisa se demandait comment ils pouvaient se concentrer sur leur travail, avec la musique pop rock diffusée par les hauts-parleurs et le bruit des flippers juste à côté. L’ambiance était nettement différente de celle du café Gourmet’s. Cela restait une ambiance bon enfant, mais Lisa voyait mal M. Bates venir ici lire son journal et boire son café... A vrai dire, elle n’apercevait aucun adulte dans le restaurant, hormis le serveur qui était debout derrière le comptoir en train d’essuyer des tasses. L’établissement semblait être le repaire exclusif de la jeunesse de Greentown, et le lieu idéal pour passer du bon temps entre amis.
Fred Henderson, qui était toujours aux fourneaux lorsque Lisa et Joey avaient poussé la porte du Mollie’s Diner, réussit à négocier une pause d’une demi-heure avec son chef. Il s’empressa de retirer son tablier blanc maculé de taches de graisse, et rejoignit la table à banquettes de ses deux camarades.
- Salut Lisa, ça faisait longtemps ! s’exclama-t-il en s’asseyant à côté de Joey et en lui piquant une frite. Comment ça se fait que tu ne sortes plus avec nous le week-end ? Ne me dis pas que tu préfères rester enfermée chez toi à faire tes devoirs !
Même si Fred avait enlevé son tablier, ses vêtements continuaient à sentir le graillon des hamburgers, et Lisa se doutait que cette odeur ne devait pas le quitter de la journée.
- J’ai beaucoup de boulot, en ce moment, se justifia la jeune fille. Et puis, il fait trop froid pour sortir...
- Bah, il faut que tu te détendes un peu ! lança Fred. Tu m’as l’air stressée... Ça ne sert à rien de se tuer au travail !
Lisa, qui était loin de se sentir stressée – surtout pas après l’excellent milkshake qu’elle venait de goûter –, se demanda ce qui sur son visage pouvait donner cette impression à Fred…
- C’est vrai que tu travailles trop, renchérit Joey. Même à la cafétéria, parfois, je te vois sortir ton bouquin de maths pour commencer à faire tes exercices…
- Lâche tes livres et profite du bon temps ! s’exclama Fred. La vie est courte, tu sais ! Ça ne sert à rien de la gâcher dans tes devoirs.
Lisa entrouvrit la bouche d’effarement. De quel droit Fred se permettait-il de lui donner des leçons ? Lui qui avait abandonné ses études à San Francisco pour revenir vivre chez ses parents et faire cuire des steaks dans un diner de Greentown... Il n’était clairement pas le mieux placé pour faire la morale à Lisa ! Celle-ci, se sentant agressée par les propos de son camarade, se mit instinctivement sur la défensive pour lui répondre :
- Il faut bien que je travaille, si je veux avoir une bonne moyenne et réussir à entrer dans une grande université !
- Ah, parce que tu veux entrer dans une grande université ? lança Fred. Mais pourquoi ?
- Pourquoi pas ? répliqua Lisa. J’aurai une meilleure formation si je parviens à entrer dans une université renommée.
- Qu’est-ce que tu vises, comme fac ? interrogea Joey.
- Euh… Je... Je ne sais pas trop encore…, balbutia Lisa en se grattant la tête d’un air gêné.
Elle avait presque honte d’avouer le nom des universités qui la faisaient rêver, de peur que ses amis ne se moquent aussitôt d’elle en lui disant qu’elle se berçait d’illusions.
- J’aimerais bien tenter Stanford… Columbia... ou… le MIT…
- Le MIT ? répéta Fred, qui n’en croyait pas ses oreilles. C’est de là que sortent la plupart des astronautes !
- Tu veux devenir astronaute ? demanda bêtement Joey.
Lisa ne prit même pas la peine de lui répondre, tant sa question lui parut stupide.
- C’est une école pour les surdoués, continua Fred. Tu sais que ce n’est pas donné, d’entrer dans une telle université ? Les frais de scolarité sont énormes ! Enfin, si tu penses que ta famille aura les moyens de financer tes études…
- En général, ce genre d’universités propose toujours des bourses à ses étudiants, rétorqua Lisa, qui refusait de se laisser décourager par un imbécile qui n’y connaissait rien.
- Oui, ça, c’est ce qui est écrit. Mais dans la réalité… Il y a toujours des conditions à remplir, qui font qu’au final ces aides financières te sont refusées. Personnellement, je n’ai eu droit à aucune bourse. Ce sont mes parents qui ont tout payé.
« Et toi, tu as tout laissé tomber… Chapeau ! Tes parents ont dû être contents... » pensa Lisa avec dédain.
La jeune fille se demanda néanmoins si Fred disait vrai... Etait-il possible que des universités refusent de donner des bourses à certains élèves, sous prétexte qu’ils n’y étaient pas éligibles ? Et si jamais c’était le cas de Lisa ? Et si jamais elle ne pouvait prétendre à une aide financière ? Elle n’aurait plus qu’à se rabattre sur une université moins cotée, voire à tirer un trait sur ses études et à se trouver un job dès sa sortie du lycée… Ces sombres pensées la plongèrent dans un profond abattement. D’un air accablé, elle se mit à touiller avec sa cuillère le restant de crème glacée au fond de sa coupe à milkshake.
- Tu veux un autre milkshake ? proposa Fred, sans réaliser à quel point il venait de démoraliser Lisa.
- Non merci, je n’ai plus faim, répondit la jeune fille.
Les propos de son ami lui avaient réellement coupé l’appétit.
- Tu devrais essayer leurs chocolats chauds maltés, ils sont à tomber ! lança-t-il, avant d’en commander un à la serveuse. A part ça, quoi de neuf ? Tout se passe bien, au bahut ?
- Ah ! Tu ne devineras jamais la nouvelle ! s’exclama Joey. Kevin et Astrid sortent ensemble !
- Quoi ? Astrid ? La blonde à forte poitrine ?
Lisa était de plus en plus choquée. C’était donc ainsi que Fred parlait de son amie ? Il la connaissait à peine, mais il ne se gênait pas pour la décrire avec des adjectifs extrêmement réducteurs. Lisa se demandait bien comment Fred parlait d’elle quand elle avait le dos tourné...
- Après tout, une fille avec ce physique-là n’était pas vouée à rester célibataire très longtemps ! commenta Fred.
Cela voulait donc dire qu’il existait, à l’inverse, un genre de filles dont le physique les condamnait à rester célibataires toute leur vie ? Lisa devait sans doute en faire partie...
- Bah, chacun ses goûts ! lança Joey. En ce qui me concerne, Astrid n’est pas du tout mon genre… Je les préfère avec les cheveux plus foncés et les seins plus petits.
Sur ce, il lança un bref regard à Lisa, qui remarqua ce coup d’œil et fronça aussitôt les sourcils. Elle se sentait naturellement visée – c’était le but – mais ne comprenait pas où Joey voulait en venir. Un garçon qui préférait les petites poitrines, elle n’avait jamais vu ça !
- Et puis, je ne sais pas si tu as vu son maquillage, mais ce n’est pas une réussite, ajouta Joey. Elle se tartine la figure de fond de teint et ne sait même pas utiliser un eye-liner correctement. Il y a des fois où les traits noirs sur ses paupières ne suivent même plus la forme de ses yeux et partent complètement de travers. Et surtout, elle en met beaucoup trop ! Je préfère les filles qui se maquillent discrètement, rien que les yeux, et sans en mettre une tonne… Un peu comme toi, Lisa, dit-il en regardant cette fois-ci son amie droit dans les yeux.
- Ah, euh… Merci, répondit la jeune fille en baissant la tête pour cacher ses joues qui commençaient à rougir.
A quoi son ami jouait-il ? S’il cherchait à la flatter en critiquant Astrid devant elle, il avait tout faux.
Les deux garçons continuèrent à discuter des potins du lycée, et Lisa fut surprise de constater à quel point ils étaient friands de ce genre de commérages. Elle, au contraire, n’avait que faire de tous ces ragots. Aussi commençait-elle à sérieusement s’ennuyer pendant que ses camarades parlaient de Jason Rockwell et de Melina Williams – le couple le plus populaire du lycée – et elle hésita finalement à commander un deuxième milkshake pour tuer le temps.
- Ça va bientôt être l’heure pour moi de retourner bosser, constata Fred en jetant un coup d’œil à l’horloge accrochée au mur à côté de lui.
Ces mots redonnèrent une lueur d’espoir à Lisa. Elle allait enfin pouvoir être débarrassée de ce donneur de leçons et reprendre une conversation normale avec Joey. Bizarrement, elle s’était toujours sentie plus à l’aise en tête-à-tête que dans un groupe. Cela venait certainement du fait que, dans un tête-à-tête, elle s’estimait pour ainsi dire « obligée de parler », et s’efforçait de combler les blancs autant que possible. Dans un groupe, au contraire, elle avait plutôt tendance à se relâcher, et laissait généralement les autres bavarder entre eux. Qu’elle continue de suivre la conversation ou qu’elle se mette à penser totalement à autre chose, dans tous les cas, elle finissait toujours par se faire oublier.
Fred avala d’un trait le restant de son chocolat chaud, reposa sa tasse sur la table et se leva en déclarant :
- En tout cas, ça m’a fait plaisir de vous voir ici. N’hésitez pas à repasser, surtout ! Joey, on se voit ce week-end, comme d’hab’ ? Lisa, si jamais l’envie te prend de sortir la tête de tes bouquins et de t’aérer les neurones, n’hésite pas à nous rejoindre !
- C’est ça…, marmonna Lisa.
- A la prochaine !
De nouveau seule avec Joey, Lisa poussa un soupir de soulagement. Il avait suffi d’une demi-heure à Fred pour réveiller la susceptibilité de la jeune fille et la remonter à bloc pour le restant de la journée. Joey, bien sûr, n’avait absolument rien remarqué. Ayant terminé son repas, il s’affala en arrière contre le dossier de sa banquette et posa les mains sur son ventre, d’un air rassasié.
- Je suis calé ! lança-t-il. Ce burger était vraiment excellent. Il n’y a pas de doute, Fred sait comment faire cuire des steaks à point.
- Oui, il n’y a pas de doute…, répéta la jeune fille d’une voix blasée. Il semble avoir trouvé sa vocation...
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