Inutile de dire que Lisa préféra consacrer son week-end entier à ses devoirs et à ses révisions plutôt que d’aller s’ennuyer au skatepark avec Joey et Fred. Ce dernier était tombé bien bas dans son estime, depuis la leçon de morale qu’il lui avait faite au Mollie’s Diner. Elle lui en voulait d’avoir cherché à la dissuader de viser une grande université, sous prétexte que cela allait lui coûter les yeux de la tête. Il avait réussi à semer le doute dans son esprit, et plus elle songeait à Berkeley, Stanford, Columbia ou encore au MIT, plus elle se demandait s’il y avait réellement une place pour elle dans l’une de ces facs...

Le lundi matin, lorsque Joey passa chercher Lisa en voiture pour aller au lycée, il se fit un plaisir de lui raconter son week-end en compagnie de Fred :

- On est allés se balader autour de l’étang, hier après-midi. C’est dommage que tu ne sois pas venue avec nous... Il faisait vraiment beau. L’air se réchauffe un peu, en ce moment. On sent que le printemps approche.

Lisa se rappela en effet que le printemps arrivait dans une semaine. Ce début d’année avait passé tellement vite… On était déjà au mois de mars ! A force de travailler, elle avait fini par perdre la notion du temps. Elle avait même fini par en oublier à quoi ressemblait le soleil, en restant enfermée chez elle devant ses exercices de maths, au lieu d’aller prendre des couleurs au grand air... Etait-elle en train de passer à côté de sa vie, comme le lui avait reproché Fred ? Peut-être qu’il n’avait pas eu tout à fait tort...

- Vous avez fait quoi de beau, à part vous promener ? demanda-t-elle.

- Oh, rien de spécial… On a discuté un peu...

- Pas de moi, j’espère ? ne put s’empêcher de lancer Lisa.

Elle ne se souvenait que trop bien de la façon dont Joey et Fred avaient critiqué Astrid au restaurant. Elle redoutait désormais que ces deux désœuvrés n’en viennent à parler d’elle dans son dos de la même manière...

- Si, pourquoi ? répondit Joey, surpris d’une telle question.

- Ah…, fit Lisa, dont le cœur manqua un battement. Et qu’est-ce que vous avez dit ?

- Fred m’a dit qu’il t’avait trouvée bien changée, mardi dernier au diner… Tu lui as paru préoccupée, comme si tu pensais complètement à autre chose pendant qu’on discutait à table… C’est vrai qu’on avait l’impression que tu te faisais chier.

Ces mots eurent sur Lisa l’effet d’une baffe en plein visage. Elle n’en revenait pas de ce qu’elle entendait ! Non seulement elle avait été loin d’imaginer qu’elle avait pu produire une telle impression sur ses camarades, mais en plus, elle était estomaquée d’entendre Joey lui répéter sans la moindre gêne ce que Fred et lui-même avaient pensé d’elle. Certes, elle ne pouvait lui reprocher sa franchise, mais elle aurait au moins souhaité qu’il fasse preuve d’un peu plus de tact… Maintenant, elle se sentait profondément vexée.

Lisa garda le silence pendant un long moment, et Joey finit par s’inquiéter de ne plus entendre sa passagère.

- Quelque chose ne va pas ? J’ai dit un truc qu’il ne fallait pas ?

- Non, non, ça va…, mentit Lisa, qui essayait de calmer sa frustration en se concentrant sur la musique qui passait en ce moment dans la voiture : Psycho, de System Of A Down – le morceau idéal sur lequel passer ses nerfs.

- Fred m’a aussi dit qu’il fallait que je te change les idées. Ça te dirait d’aller au ciné, demain aprem ? Il y a Logan qui est sorti la semaine dernière et que j’aimerais bien aller voir…

- Euh…, fit Lisa, légèrement prise au dépourvu.

Si elle acceptait, elle allait à nouveau devoir sacrifier un mardi après-midi qu’elle aurait pu passer à la bibliothèque à regarder M. Bates… Mais si elle refusait, Joey allait croire qu’elle lui en voulait personnellement. De plus, si la séance que lui proposait son ami avait bien lieu l’après-midi, Fred avait peu de chances d’être de la partie – il serait sûrement en train de faire griller ses steaks – et Lisa n’aurait pas à supporter sa présence comme la dernière fois.

- OK…, répondit-elle. Vers quelle heure ?

- Il me semble qu’il y a une séance au Fremont à quatre heures… Ça nous laisse le temps d’y aller tranquillement à la sortie des cours.

- Par contre, je ne suis pas sûre de comprendre grand-chose au film… Je n’ai vu que le tout premier X-Men, et j’imagine qu’il s’est passé plein de choses entre cet épisode et celui qui vient de sortir…

- T’inquiète pas ! s’exclama Joey en riant. Ce que j’aime, dans ces films-là, c’est qu’il n’y a absolument rien à comprendre !

Le lendemain, 14 mars, Astrid et Kevin fêtèrent leur premier mois passé ensemble. A en juger par la façon dont Astrid se comportait au début de leur relation, jamais Lisa n’aurait cru qu’ils resteraient ensemble tout ce temps. Et pourtant… Le comportement d’Astrid à l’égard de Kevin avait changé. Elle se montrait désormais beaucoup plus attentionnée envers lui, beaucoup plus affectueuse, comme si elle avait fini par en tomber réellement amoureuse. Elle ne le lâchait plus du regard, et gardait toujours sa main dans la sienne lorsqu’ils marchaient tous les deux côte à côte dans les couloirs du lycée. Kevin s’était lui aussi métamorphosé. Lui qui était jadis un garçon un peu timide et introverti... Il était maintenant devenu un jeune homme beaucoup plus sûr de lui, communicatif et ouvert aux autres. Sa relation avec Astrid lui avait redonné confiance en lui, et il semblait aujourd’hui totalement épanoui.

- Bon anniversaire, ma chérie ! souhaita-t-il à Astrid en l’embrassant sur la bouche, devant le regard blasé de Lisa et Joey, assis en face des deux tourtereaux à la cafétéria. J’ai quelque chose pour toi…, ajouta-t-il en faisant glisser sur la table un petit sachet en papier rouge.

La blonde s’empressa de l’ouvrir et découvrit une paire de boucles d’oreilles en forme de tranche de pastèque.

- Merveilleux ! s’écria-t-elle en battant des mains et en rougissant de plaisir.

Elle embrassa de nouveau Kevin sur les lèvres, avant de lui annoncer :

- Moi aussi, j’ai quelque chose pour toi !

Sur ce, elle se pencha au-dessus de son sac à dos pour en sortir une petite boîte cartonnée qu’elle tendit à son amoureux. A l’intérieur se trouvait un cupcake recouvert de crème au beurre, de couleur rose bonbon.

- C’est moi qui l’ai fait ! déclara-t-elle fièrement.

- Bravo, ma chérie ! Il est très réussi !

- Eh, tu aurais pu nous en rapporter, à nous aussi ! lança Joey. Je suis sûr que tu avais suffisamment de pâte pour en faire toute une fournée !

- J’ai laissé les autres à la maison, précisa Astrid en s’adressant à Kevin, comme si Joey n’existait pas. On pourra les déguster ensemble ce soir, si tu veux.

- Oui, ou on pourrait faire tout autre chose…, ajouta Kevin en regardant Astrid avec un sourire coquin.

- Pitié, trouvez-vous une chambre ! s’exclama Joey d’un air faussement choqué.

- En tout cas, merci pour le cupcake ! Il est tellement beau que je n’ose pas le manger…

- Si ça t’embête autant, je veux bien me sacrifier, déclara Joey.

- Non, attends ! se récria Astrid. J’ai oublié quelque chose !

Elle fouilla à nouveau dans son sac à dos, puis finit par en extraire une bougie d’anniversaire et un allume-gaz. Lisa écarquilla les yeux d’effroi.

- Qu’est-ce que tu fais avec un allume-gaz dans ton sac ? s’écria-t-elle.

- Je n’arrivais pas à trouver de briquet, à la maison… Du coup, j’ai emprunté l’allume-gaz de la cuisinière...

- Tu n’avais pas un chalumeau, plutôt ? Ça aurait été plus pratique ! ironisa Joey.

- Il ne serait pas resté grand-chose du cupcake…, fit remarquer Lisa.

Mais, à sa plus grande surprise, elle vit Astrid planter d’un coup sec la bougie dans le cupcake, l’écrabouillant à moitié.

- Et voilà ! s’exclama la blonde d’un air ravi.

Lisa, elle, était médusée.

- Au moins, maintenant, tu peux le manger sans scrupules…, dit-elle à Kevin. Il ne ressemble plus à rien…

- Pas grave, répondit Kevin en souriant. Après tout, ce n’est pas l’apparence qui compte… C’est ce qu’il y a à l’intérieur !

- Bien dit ! approuva Astrid. Pour info, j’ai l’ai fourré à la confiture de fraises.

Sans plus attendre, elle dirigea le bout de l’allume-gaz sur la mèche de la bougie et l’alluma en un clic.

- Parfait ! Maintenant, tu peux souffler dessus !

Kevin s’exécuta, mais son souffle fut si fort que non seulement il éteignit la flamme, mais il projeta également la moitié de la crème au beurre sur la table. Cela n’empêcha pas Astrid d’applaudir son chéri à tout rompre.

- Et vous allez remettre ça tous les mois ? demanda Joey d’un air las.

- Pourquoi pas ? répondit Kevin. C’est important, dans un couple, de fêter les anniversaires !

- Chaque année, je suis d’accord. Mais chaque mois ? C’est un peu exagéré…

Lisa était d’accord avec Joey. A force de répéter ce rituel tous les mois, il arriverait un moment où Kevin et Lisa finiraient par se lasser…

- Sinon, vous avez prévu quoi d’autre pour fêter votre premier mois ensemble ? demanda Joey. A part, bien sûr, passer la soirée à vous goinfrer de cupcakes et à faire des choses que je n’ai pas envie savoir…

- Eh bien, on pensait aller au cinéma, cet après-midi…, répondit Kevin. Après tout, c’est comme ça qu’on a commencé à sortir ensemble, pas vrai ? ajouta-t-il en faisant un clin d’œil à Astrid.

Lisa, qui depuis la veille commençait à appréhender le fait de se retrouver toute seule au cinéma avec Joey – surtout depuis les compliments qu’il lui avait faits au diner et qui ne présageaient rien de bon –, vit là l’occasion ou jamais d’échapper à ce tête-à-tête qui s’annonçait des plus gênants.

- Eh ! s’écria-t-elle. Ça tombe bien ! Nous aussi, on avait prévu d’aller au cinéma, avec Joey ! Ça vous dit de venir avec nous ? On va voir Logan, à la séance de quatre heures.

- Ça te tente ? demanda Kevin en se tournant vers Astrid.

- Oui, même si je risque de ne rien capter à l’histoire… C’est un film sur les X-Men, c’est ça ? Je n’en ai vu aucun de la série…

- Je les ai tous vus, je pourrai t’en faire un résumé, la rassura Kevin.

- Et puis, d’après Joey, il n’y a – je cite – « absolument rien à comprendre » ! ajouta Lisa en riant.

- Tant mieux ! s’exclama Astrid. Comme ça, on pourra se faire des bisous pendant le film, sans s’inquiéter si on rate quelque chose.

- Génial…, commenta Joey en se plaquant une main contre la figure, d’un air atterré.

A l’évidence, Joey n’avait pas du tout compté sur la présence d’autres personnes pour les accompagner, lui et Lisa, au cinéma. Surtout pas sur la présence de deux amoureux qui passaient leur temps à se bécoter. Chaque bisou semblait lui rappeler à quel point sa vie sentimentale était un échec, et il se détournait à chaque fois qu’Astrid et Kevin collaient leur bouche l’une contre l’autre, pour ne pas avoir à endurer ce supplice plus longtemps.

Lisa, au contraire, était particulièrement soulagée que Kevin et Astrid aient accepté de leur tenir compagnie. Cela lui évitait d’avoir à se retrouver toute seule avec Joey dans une salle obscure et à se tenir sur ses gardes durant toute la durée du film...

Le cinéma Fremont était à une quinzaine de minutes à pieds du lycée Lincoln. Aussi Astrid avait-elle dû quitter son cours de dessin plus tôt que prévu pour pouvoir arriver à temps avec ses amis à la séance de quatre heures.

- Deux places pour Logan, s’il vous plaît, demanda Kevin en se présentant devant le guichetier. Tu veux des pop-corns, ma chérie ? s’enquit-il en se tournant vers Astrid.

- Oh oui, bonne idée !

- Et une grande boîte de pop-corns ! ajouta Kevin, avant de sortir quelques billets de son porte-monnaie pour régler la totalité de la note.

Lorsque ce fut au tour de Lisa et Joey de passer devant le guichet, la jeune fille regarda son ami d’un air anxieux. Craignant qu’il ne suive l’exemple de Kevin et lui offre lui aussi son billet de cinéma et des friandises à partager, elle se présenta la première devant le vendeur et lui demanda une place pour Logan et un petit cornet de pop-corns.

- Euuuh… Ça fait un peu juste, pour deux personnes, fit remarquer Joey en désignant le cornet.

- Ah ? Dans ce cas, tu peux t’en acheter un, toi aussi ! s’exclama Lisa, qui n’avait jamais eu l’intention de partager sa nourriture avec Joey.

Ce dernier paya sa propre place de cinéma et sa propre boîte de pop-corns, avant de rejoindre ses camarades et de se diriger avec eux vers la salle de cinéma. Il semblait plutôt déçu de ne pas avoir pu montrer à Lisa qu’il savait lui aussi faire preuve de galanterie, tout comme Kevin à l’égard d’Astrid. Lisa, de son côté, commençait à se demander si le fait de côtoyer un couple d’amoureux n’allait pas justement pousser Joey à vouloir se rapprocher d’elle. Elle craignait qu’il ne cherche à imiter Kevin et à profiter d’elle pour former un couple rival.

Les quatre lycéens entrèrent dans la salle tamisée et se frayèrent un chemin parmi les rangées de sièges. Il n’y avait pas plus d’une dizaine de personnes dans la salle, et ils n’eurent donc aucun mal à se trouver quatre places côte à côte. Naturellement, Kevin et Astrid s’assirent l’un à côté de l’autre, et Lisa prit place à côté de la blonde. Comme il fallait s’y attendre, Joey choisit de s’installer près d’elle.

- Ça faisait longtemps qu’on n’était pas allés au cinéma ensemble, n’est-ce pas ? dit-il à sa voisine, pendant que Kevin et Astrid reprenaient leurs câlineries.

- Pas depuis décembre dernier, confirma Lisa. En général, je ne vais au cinéma que pour aller voir Star Wars…

- Ah ! Grâce à moi, tu y seras allée plus souvent que d’habitude ! se réjouit le garçon, avant d’engouffrer une poignée de pop-corns dans sa bouche.

Vu la vitesse à laquelle Joey s’empiffrait de friandises, Lisa ne fut pas mécontente de ne pas avoir à partager les siennes avec lui. Le garçon finit son cornet de pop-corns avant même que les bandes-annonces ne soient terminées. Lorsqu’enfin les lumières de la salle s’éteignirent, Lisa se redressa sur son siège, tandis que Kevin profita de la pénombre pour chatouiller Astrid. Celle-ci se mit à glousser violemment.

- Chuuut ! rouspéta Joey. Ça commence !

La complicité qui existait maintenant entre Kevin et Astrid faisait réellement envie à Lisa. Elle se disait qu’elle aurait adoré aller au cinéma avec M. Bates et rire ainsi avec lui. Elle se demandait d’ailleurs quels films il préférait regarder... Logan ne faisait certainement pas partie de son répertoire. Ça ne semblait pas son genre d’aller voir des blockbusters. Quel plaisir ce serait de se retrouver assise à côté de lui dans une salle obscure, pour partager un moment agréable devant un bon film...

- Hmmm…, fit Kevin au bout de quelques instants. Je crois que tu t’es trompée, ma chérie… Ça, ce n’est pas le paquet de pop-corns !

- Oups ! s’exclama Astrid en pouffant de rire.

Lisa regarda subrepticement ce que fabriquaient ses deux amis, et vit que Kevin avait coincé la boîte de pop-corns entre ses jambes. En voulant se servir, Astrid avait vraisemblablement visé à côté... Ou bien avait-elle au contraire atteint sa véritable cible ? Après tout, la pénombre était propice aux mains baladeuses...

Lisa jeta un coup d’œil méfiant en direction de Joey. Dieu merci, celui-ci semblait complètement absorbé par le film, bien loin de songer à tenter le moindre geste déplacé envers elle. Rassurée, elle commença à picorer dans son paquet de bonbons. Heureusement qu’elle pouvait se distraire en grignotant, car elle devait avouer qu’elle avait du mal à rester accrochée au film… Au lieu de suivre l’histoire, elle s’imaginait aux côtés de M. Bates, dans cette même salle de cinéma, en train de le regarder, lui, plutôt que l’écran géant. Elle aurait été ravie de partager avec lui un cornet de pop-corns. Peut-être même que s’il l’avait placé lui aussi entre ses jambes, elle se serait hasardée à laisser glisser sa main sur sa cuisse…

A cette pensée, Lisa sentit ses joues s’enflammer. Heureusement que personne ne pouvait la voir rougir dans l’obscurité !

A la sortie du cinéma, le groupe d’amis se dit au revoir avant de se séparer : Kevin et Astrid s’en allèrent de leur côté prendre le bus pour passer le restant de la soirée à Mill Spring, et Lisa repartit avec Joey jusqu’à sa voiture pour rentrer à Clayton.

- J’espère avoir réussi à te changer un peu les idées, s’exclama le garçon, alors qu’ils marchaient tous les deux dans la rue en direction du parking du lycée.

- Euh… Oui, merci…, répondit Lisa, d’une voix incertaine.

Lui changer un peu les idées ? Comment quiconque pourrait-il y parvenir ? C’était trop tard, maintenant qu’elle était amoureuse et que M. Bates occupait ses moindres pensées ! Il était devenu sa véritable obsession. Elle venait de passer toute la durée du film à rêver de lui, et elle regardait désormais à tous les coins de rue dans le vain espoir de l’apercevoir...

- Comment as-tu trouvé le film ? lui demanda Joey. Moi, j’ai adoré ! Wolverine est vraiment mon personnage préféré des X-Men !

- Oui, c’était pas mal…, répondit évasivement Lisa pour faire plaisir à son camarade.

Du moment qu’il ne lui demandait pas de lui faire un résumé de l’histoire, tout allait bien.

- Si ça te dit, je pourrai te montrer les deux premiers films consacrés à Wolverine. Je les ai sur mon ordinateur. On pourrait se faire une soirée spéciale Wolverine !

- Euh… Oui… Un de ces quatre, peut-être…, fit Lisa, qui entrevoyait plutôt cette soirée comme un calvaire et priait secrètement pour qu’elle n’ait jamais lieu.

- Pourquoi pas ce soir ? lança Joey. Tu as quelque chose de prévu ?

- Ce soir ? répéta Lisa en sursautant.

Ils venaient à peine de quitter le cinéma que Joey lui proposait déjà de voir deux autres films à la suite ? Ne craignait-il donc pas de faire une overdose ? Pour Lisa, c’était absolument hors de question ! Le seul film de cet après-midi lui avait largement suffi, et elle estimait avoir rempli son devoir de sociabilisation pour la journée.

- Désolée, mais j’ai un contrôle de chimie demain matin, et je voudrais profiter de la soirée pour réviser…

- Ah, OK… Dans ce cas, ça attendra un autre soir…

L’espace d’un instant, Lisa avait eu peur que Joey ne lui rappelle qu’elle devait arrêter de se prendre la tête avec ses devoirs, mais au final, il pouvait parfois aussi se montrer compréhensif.

- Bon courage pour tes révisions ! lui souhaita-t-il une demi-heure plus tard, lorsqu’il la déposa en voiture devant chez elle.

- Merci, dit Lisa en descendant du véhicule. Et merci pour la sortie au cinéma, c’était vraiment sympa !

- Je t’en prie, répondit Joey avec un sourire. Même si je dois t’avouer qu’à la base, je ne pensais y aller qu’avec toi…

- Ah…, fit Lisa, en maintenant la portière de la voiture ouverte mais sans savoir que répondre.

C’était donc bien ce qu’elle avait soupçonné dès le début... Cherchant une excuse pour tenter d’expliquer pourquoi elle avait demandé à Kevin et Astrid de les accompagner, elle répondit bêtement :

- Je ne voulais pas que tu t’ennuies, tout seul avec moi… C’est pour ça que je me suis dit que ce serait bien qu’Astrid et Kevin viennent avec nous… Et puis, comme on dit : plus on est de fous, plus on rit, n’est-ce pas ?

- Peut-être… Mais je suis sûr que j’aurais préféré être uniquement en ta compagnie. Enfin bon… La prochaine fois, je veillerai à ce qu’on ne soit vraiment que tous les deux.

Laissant Lisa sur ces mots pleins de sous-entendus, il lui souhaita une bonne soirée, puis, une fois qu’elle eut refermé la portière, il fit vrombir le moteur de sa Fiat 500 et redémarra en trombe comme s’il était au volant d’une Ford Mustang. Lisa écarquilla les yeux de stupeur. Cela ne faisait désormais plus de doute : son ami cherchait non seulement à l’impressionner, mais aussi à la séduire...

Lisa eut beau essayer de se concentrer sur ses révisions de chimie, elle ne put s’empêcher de rassembler dans sa tête les différents indices qui lui prouvaient que Joey essayait de la draguer. Les preuves étaient malheureusement accablantes… Depuis un certain temps, Joey n’avait de cesse de vouloir se rapprocher d’elle : d’abord en lui offrant de faire du covoiturage avec lui, ensuite en multipliant les propositions de sorties en ville ou dans le voisinage… Depuis un certain temps ? En réalité, cela faisait précisément depuis que Kevin et Astrid sortaient ensemble.

Lisa voyait clair dans le jeu de Joey. Tout ce qu’il souhaitait, c’était se caser. Il ne supportait plus de rester célibataire, maintenant que son meilleur ami s’était trouvé une copine. Pour lui, Lisa était la cible idéale : célibataire elle aussi, elle partageait les mêmes goûts musicaux que lui, elle habitait à deux pas de sa maison, et ils s’étaient toujours très bien entendus.

Le seul problème, c’était que Lisa n’était absolument pas amoureuse de Joey. Elle le considérait comme un ami de longue date, mais ne se sentait pas du tout attirée par lui – à l’inverse de M. Bates, qu’elle connaissait à peine, mais dont elle ne pouvait détacher son regard dès qu’elle le voyait ou dès qu’elle regardait sa photo... Il était si séduisant ! Si élégant dans son costume, et si beau de visage ! Elle aurait pu l’admirer pendant des heures sans se lasser... Et puis, il n’y avait pas que son apparence physique qui expliquait sa fascination. Il y avait son charisme, sa vivacité d’esprit et sa gentillesse. Joey, au contraire, lui avait toujours paru un peu lent à la détente…

Au final, Lisa regrettait que cette idée de vouloir sortir avec elle soit passée par la tête de son camarade, car elle savait de son côté qu’elle ne lui accorderait aucune chance. Elle espérait simplement que leur amitié n’allait pas en pâtir…

Le lendemain, Joey fit preuve d’une bienveillance excessive – pour ne pas dire suspecte – à l’égard de Lisa. Maintenant qu’elle avait deviné ses intentions, elle interprétait chacune de ses paroles – en l’apparence anodine – comme une tentative de plus pour se rapprocher d’elle.

- Bien dormi ? lui demanda-t-il lorsqu’elle monta dans sa voiture à sept heures et quart du matin.

- Oui, ç’a été…, répondit-elle en attachant sa ceinture.

La question de Joey lui rappela alors le rêve qu’elle avait fait durant la nuit : pour la énième fois consécutive, elle avait rêvé qu’elle suivait M. Bates dans l’avenue Lincoln pour le prendre en photo… Mieux valait sans doute ne pas parler de cela à son ami. Celui-ci, cependant, ne se gêna pas pour lui raconter la nuit qu’il avait passée.

- Moi aussi, j’ai bien dormi, dit-il avec un sourire béat sur les lèvres. J’ai rêvé qu’on était tous les deux au cinéma…

« Oh non… » pensa Lisa en sentant son cœur se glacer.

- Mais quand je dis tous les deux, c’était vraiment tous les deux ! Il n’y avait personne d’autre que nous dans la salle...

- Ah ? fit la jeune fille, qui n’était pas sûre de vouloir entendre tous les détails. Ça ne devait donc pas être un film très populaire...

- Pourtant, si ! C’était une projection de la trilogie Wolverine.

« Quel cauchemar… »

Lisa n’avait jamais vu Joey se montrer aussi prévenant avec elle. Juste avant son devoir de chimie à dix heures et demi, elle reçut un SMS de sa part lui souhaitant bonne chance et lui assurant que tout se passerait bien. Lorsqu’elle le retrouva une heure plus tard à la cafétéria en compagnie d’Astrid et de Kevin, la première question qu’il lui posa fut : « Alors ? Comment ça s’est passé ? ». Lisa n’eut d’autre choix que de s’asseoir à côté de lui, car c’était la seule place qui restait de libre autour de la table, et lui répondit sans conviction :

- Ça va… Je pense m’en être assez bien sortie…

- Assez bien sortie ? répéta Joey. Je suis sûr que tu t’en es sortie à merveille ! Tu vas voir, tu vas encore avoir un A ! Je ne sais pas comment tu fais pour avoir d’aussi bonnes notes dans toutes les matières…

- Je révise, tout simplement…, expliqua Lisa, pour qui cela ne faisait pas de mystère. Je travaille chez moi et j’écoute en classe…

- C’est vrai que je devrais essayer d’être plus attentif en cours…, confia Joey en baissant la tête d’un air coupable. Mais c’était vraiment dur, ce matin... Je n’ai absolument rien suivi du cours d’informatique…

- Je confirme, lança Kevin. Tu semblais vraiment ailleurs… Quand M. Dickinson t’a interrogé, tu as même essayé de lui répondre sans savoir quelle était sa question !

- C’est parce que je pensais à autre chose…, avoua Joey. Ou plutôt à quelqu’un…

Sur ces mots, il releva la tête et regarda Lisa droit dans les yeux. La jeune fille, qui comprit instantanément le sens caché de ses propos, se mit à rougir et détourna le regard. Cela commençait à devenir très gênant. Les allusions de Joey se faisaient de plus en plus insistantes, et il semblait bien déterminé à poursuivre ses manœuvres jusqu’à parvenir à ses fins. Lisa redoutait le moment où il oserait enfin se jeter à l’eau et lui demander si elle voulait sortir avec lui... Elle pressentait l’imminence de cette demande, et se disait qu’elle devait à tout prix éviter de se retrouver de nouveau seule avec lui pour ne pas l’inciter à passer à l’acte… Ne se doutait-il pas qu’elle avait capté depuis longtemps ce qu’il essayait de faire ? Non, bien sûr, il était tellement candide qu’il ne s’apercevait même pas que Lisa avait déjà percé à jour ses desseins. S’il s’en était rendu compte, il aurait probablement compris qu’elle n’était pas intéressée, et l’aurait laissée tranquille une bonne fois pour toutes. Au lieu de cela, il se montrait sérieusement lourd, et Lisa en arrivait à croire qu’il était vraiment désespéré pour s’acharner autant sur elle…

- C’est bien cet aprem que tu vas faire du bénévolat au refuge pour animaux ? s’enquit Joey. Tu voudras que je t’y dépose ?

- Oh, euh… Ce n’est pas la peine, tu sais, je peux y aller par le bus…, répondit Lisa d’un air embarrassé. Je ne voudrais pas te faire faire un détour…

- Bah, c’est sur mon chemin, ça ne me dérange pas ! Comme je rentre chez moi directement après les cours, autant en profiter !

- Euh… Oui, OK…

Lisa était tellement prise au dépourvu par cette proposition qu’elle n’arrivait même pas à trouver une excuse pour la refuser.

- On se retrouve sur le parking du lycée à trois heures ?

« Est-ce que j’ai vraiment le choix ? » se demanda Lisa ironiquement.