La faille
Le jour de l'anniversaire du Prince arriva. Tout le Royaume s'était déplacé pour assister au mariage tant attendu du Prince Auguste. Personne ne connaissait la promise mais tous s'accordaient à dire qu'elle était d'une beauté sans égale.
Les brouhahas d'impatience s'évanouirent à l'instant où l'assistance vit la jeune femme se tenir au bras du Roi Jean. Vêtue d'une longue robe immaculée qui épousait parfaitement son corps elle avançait gracieusement. L'étoffe pailletée de diamants bruissait légèrement au rythme de ses pas. Ses longs cheveux argentés étaient remontés en un chignon orné de fleurs de freesia et ses lèvres légèrement rosées s'accordaient parfaitement avec ses yeux azurés saupoudrés de neige. Dans son dos, de la dentelle remontait de part et d'autre de ses hanches pour suivre le pourtour de ses omoplates jusqu'à s'évanouir sur ses épaules. Un long silence empreint d'admiration accompagna la lente remontée de Niniel vers le Prince qui se perdit dans le regard givré de sa bien-aimée. Des applaudissements retentirent lorsque l'officieux déposa la couronne de diamants sur la chevelure de la jeune femme avant qu'elle ne redescende l'allée d'honneur au bras de son époux.
Le Roi Jean était plus heureux que jamais et se réjouissait d'un futur enfant à naitre. Cependant, cet enfant ne vint pas. Des rumeurs commencèrent à circuler au sein du Royaume se propageant au-delà des frontières pour gagner les peuples voisins qui, depuis un moment déjà, voyaient d'un mauvais œil l'arrivée soudaine de cette inconnue si près de leur terres.
Ils envoyèrent des officiers pour tenter de raisonner le vieux Roi à qui ils reprochaient d'avoir laissé entrer dans le Royaume une créature d'une beauté si surnaturelle qu'elle ne pouvait être que maléfique. Son incapacité à engendrer une descendance était à leurs yeux une preuve supplémentaire de sa diablerie. Ils s'attachèrent à lui rappeler les légendes ancestrales qui pesaient sur sa famille et le devoir qu'il avait de veiller à la paix alentour en les préservant de toute force obscure. Secondé par son fils Auguste, le souverain refusa tout marchandage, ce qui renforça la méfiance des peuples et plongea le Royaume dans une lutte sans merci.
Ceux qu'on appelle les Sans-Âmes furent les premiers à lancer l'offensive. On vit de loin leurs longues tuniques grisâtres semblables à des linceuls poussiéreux avancer d'un pas déterminé comme l'est la Mort dans son ultime chevauchée. Ils n'hésitèrent pas à sacrifier quiconque se mit en travers de leur chemin, recouvrant la terre de larmes rouges et de sang bruni.
Effrayée par ce spectacle horrifique qui se jouait devant ses yeux et par les abominations dont étaient capable les Hommes, Niniel tenta de s'enfuir.
- Où vas-tu ?
Le ton sans appel d'Auguste la figea sur place. Les yeux du Prince étaient plus noirs que jamais.
- Il faut que...
- Que quoi ?
Niniel se mordit les lèvres. Le regard suspicieux d'Auguste l'effrayait encore plus que tous ces crimes dont elle avait été témoin. Il se rapprocha, les prunelles animées d'une fureur que la princesse n'avait encore jamais vue.
- Le Royaume entier se bat pour toi et toi tu t'en vas ? Ta place est ici, auprès de ton peuple, celui qui t'as acceptée comme Reine. Tu as le devoir de le soutenir et celui de laver mon honneur !
Quelque mois plus tard, Niniel mit au monde une petite fille. Les combats cessèrent. Pourtant, l'animosité d'Auguste envers sa femme s'accentua. Sa passion pour elle s'était évanouie à l'instant où le sang avait coulé pour elle. Il se reprochait sa faiblesse, celle d'avoir cédé aussi facilement aux beaux yeux d'une inconnue.
Pourquoi s'était-il montré aussi désinvolte ?
Il avait laissé la Mort entrer sur ses Terres et ne pouvait s'empêcher de considérer Niniel comme fautive. Elle l'avait hypnotisé avec son regard perçant, avait aspiré ses convictions avec ses baisers innocents. Elle l'avait métamorphosé en un être faible. Tout le contraire de ce contre quoi il s'était rebellé, adolescent.
Niniel quant à elle, tentait de se raccrocher aux doux souvenirs de ces soirées au clair de lune qu'elle avait partagées avec ce jeune Prince tendre et amusant. Cependant, elle se heurtait chaque jour au regard dur et froid de son époux qui nourrissait de nouveau ses projets de chasse au trésor. Il passait le plus clair de son temps à explorer la roche des falaises et rentrait de mauvaise humeur en raison de ses recherches infructueuses. Si elle avait eu, jadis, l'espoir de réunir les fées et les Humains, Niniel avait aujourd'hui la certitude qu'aucune harmonie ne régnerait jamais entre les deux mondes.
Son peuple lui manquait et l'angoisse qu'Auguste ne découvre la brèche la torturait. Elle se sentait prisonnière d'une vie qui n'aurait jamais dû lui appartenir. Elle regrettait plus que jamais d'avoir quitté les siennes et ce monde où régnait la sérénité pour veiller sur une Terre où des créatures pouvaient s'entre-tuer pour un simple désaccord. Elle craignait pour ses semblables mais aussi pour sa fille, victime innocente d'un choix irréfléchi.
Sa seule échappatoire dans cette solitude dévastatrice était ces moments où, munie d'un fusain, elle dessinait les contours de ses souvenirs. Alors la vie reprenait sous les traits de ce monde féerique dont elle était issue et qu'elle espérait pouvoir un jour regagner.
Les mois et les saisons se succédèrent laissant le gouffre se creuser davantage entre les deux époux, tandis que leur fille s'épanouissait telle une rose dans un désert. Le Roi Jean rendit l'âme et Auguste devint un Roi intraitable. Il surveilla les moindres faits et gestes de la Reine si bien qu'elle dût même renoncer au dessin. Craignant qu'Auguste ne découvre son secret, elle enferma ses feuillets dans le secrétaire de sa chambre et se débarrassa de la clé.
Une nuit, profitant d'un voyage du Roi dans les contrées voisines, Niniel décida que le moment était venu de rejoindre son peuple. Sans plus tarder, elle se faufila dans la chambre de sa fille, cala son petit corps contre le sien et s'engouffra dans la nuit noire. Arrivée au bord du ruisseau, elle fit grimper son enfant dans l'arbre puis grimpa à son tour sans se douter, que non loin de là, quelqu'un l'épiait.
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