Extrait du journal d'une canaille

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I might look like Robert Ford

But I feel just like Jesse James.

Bob Dylan.

Je te propose un deal : je te raconte une histoire qui date du temps où j'étais une canaille, et toi tu m'aides à finir deux textes que je traîne depuis près de deux mois – ils parlent d'amours passées ou rêvées, tu vois le topo : on pince les cordes de la lyre, on joue le thème en mineur, et lâche tes larmes, paye ton émotion bon marché et oublie pas de pisser pendant les pubs.

Canaille, emprunté à l'Italien « canaglia », du latin « cane », « chien », terme auquel on adjoint le suffixe à caractère péjoratif « aglia » : se traduit littéralement par « meute de chiens ». Avant, on disait « chienaille ». Je te raconte donc un épisode de ma vie de « meute de chiens », quand j'étais jeune et punk, accompagné d'autres plus fous que moi.

Nous vivions en bande, que dis-je, en horde, et les trottoirs se vidaient à notre approche. Là où nous passions, l'asphalte oubliait de repousser, le goudron se couvrait de plumes et le béton se lézardait. Nous inscrivions notre passage dans la mémoire des rues. Nous étions beaux et effrayants, beaux parce qu'effrayants, prisonniers d'une chanson de Thiéfaine tout autant que geôliers de nous-mêmes.

Mes trois complices et moi habitions depuis quelque mois une énorme bâtisse que nous louions pour trois fois rien, par chance et parce que l'un d'entre nous forniquait joyeusement avec une parente proche des propriétaires. Nous y menions nos vies de gredins patentés, de branleurs en voie de professionnalisation, bref, d'étudiants de fac de lettres, sans jamais nous soucier du lendemain. Nos repas, nous les péchions dans les poubelles des restos, des boulangeries après la fermeture, à la sortie des sandwicheries, dans les vernissages à buffet garni. Nos produits d'entretien, nous les fauchions dans les collectivités – Cités U, Resto U, chiottes de gare, cinémas, bibliothèques. Nos fringues provenaient de surplus militaires, de fripes, de marchés aux puces, voire de cordes à linges dépouillées au nez et à la barbe de bien minables chiens de garde. Notre voiture se nourrissait d'essence siphonnée et nous ne payions pas même l'herbe que nous fumions frénétiquement du soir au matin.

Nous étions des pieds-nickelés, opportunistes et veules, pourvus d'un solide sens moral édifié à grand renfort de cannettes sur les ruines de la civilisation occidentale, et dont les préceptes se déclinaient comme suit : la faim justifie les moignons ; la musique adoucit les meurtres ; nous ne sommes rien et nous voulons tout.

Un jour, l'un d'entre nous a réussi à forcer une trappe dans le plafond de la buanderie. La trappe du grenier. Ça nous a excités comme si on s'était tout à coup retrouvé dans une dimension parallèle. Je me souviens qu'on s'est même déguisé avant de grimper là-haut. L'un portait un haut-de-forme à la Phileas Fogg, l'autre avait chaussé des bottes de sept lieux – des Pataugas, de fait, au caoutchouc craquelé, héritées de son oncle – un troisième arborait une authentique côte-de-mailles, le dernier se limitant à enfiler un anorak orange par-dessus le noir opaque du reste de ses frusques, se transformant ainsi en hommage vivant aux couleurs d'Impulse. Nous avions l'air de ce que ce que nous étions, c'est-à-dire, très précisément, quatre génies absurdes en phase de délire profond. Et ça – permets-moi d'insister sur ce point crucial – ça se respecte !

Je sais plus lequel de nous quatre a été le premier à poser le pied sur la poussière lasse du grenier, mais les lattes craquaient, les araignées râlaient à cause de nos cheveux dans leurs toiles – nous nous sommes excusés, gauches et mal à l'aise – et seul un léger rai de lumière éclairait poussivement cet univers sale et confiné, plein d'un bric-à-brac couleur sépia, dans lequel nous nous sommes empressés de plonger, le nez chargé d'éternuements. Le faisceau d'une lampe-torche – la mienne ou celle d'un autre – révélait des trésors fantasmés : une machine à coudre à pédale de fonte fondue dans un style rococo, un coffre vermoulu, un monocycle en bois brut, d'improbables meubles défoncés au temps qui passe, de la vaisselle en tas, en miettes ou en carton, des tonnes d'étoffes empilées n'importe comment : rideaux, toiles vernies, pliées ou déchirées, vêtements anciens, costumes divers et variés, des chapeaux, un sabre, un tromblon, des boîtes par centaines, du fatras, du bibelot, du à jeter aussi sec, et peut-être, ici ou là, une pauvre bêtise à sauver. Comme cette petite boîte remplie de capsules blanches effervescentes.

« C'est quoi, ça ?

- Je sais pas, tu veux en prendre une et nous raconter ce que ça fait ?

- Personne va rien avaler du tout, ça pourrait être du poison.

- Pas sûr. Je me demande si c'est pas ces cachets qu'on utilise en voyage pour purifier l'eau. »

Et, tous en chœur :

« Aaaaah, ouaiiiis... »

Le jour : le lendemain de notre découverte. Le lieu : le cabinet du médecin de famille de l'un d'entre nous.

Les fringues : normales. Pas de haut-de-forme, de côte-de-mailles, de Pataugas en fin de vie ou d'hommage à Impulse.

Les circonstances : l'un de nous souffre, ou fait mine de souffrir. Il a mal au ventre et les yeux qui pleurent. Nous affichons tous une expression inquiète tout à fait convaincante. Le médecin nous dévisage l'un après l'autre, se grattant parfois la tempe avec une branche de ses lunettes qu'il ne semble chausser que pour rédiger ses ordonnances.

« Il les a trouvés dans une vieille boîte a pharmacie...

- Vieille, le mot est faible. Elle était là avant qu'on arrive, ça c'est sûr...

- Et peut-être même avant qu'ils aient fini de construire l'immeuble.

- C'est une image.

- Pis voilà, migraine intempestive au milieu de la nuit...

- Pas réveillé...

- La tête dans le cul, disons-le !

- Oui, d'une souplesse absolue...

- Enfin, voilà quoi, il a cru gober un Doliprane...

- Ou un Efferalgan...

- Oui, voilà, un truc pour la tête.

- Tout à fait. »

Le médecin reprend son souffle. Curieux. Il a pourtant encore rien dit. Peut-être qu'on le fatigue. Soyons clair : c'est fait exprès.

« Et donc, la question, docteur...

- Qui nous taraude...

- Ah ça oui, elle nous tarabuste, même...

- Dites, vous pouvez abréger, les mecs ? Je vous rappelle que c'est Hiroshima dans mon bide, là.

- Oui, pardon. La question, donc, c'est...

- C'est quoi ? »

Le médecin se mordille la lèvre inférieure, se gratte la tempe, plisse un peu les yeux. C'est à ces petits détails que l'on peut mesurer l'extrême concentration de certaines personnes.

« Je ne comprends pas, » finit-il par admettre. « C'est quoi... oui, c'est quoi, la question ? »

Nous autres adoptons aussitôt un air entendu – chacun le sien, tout ceci est travaillé, nous sommes des pros. Puis l'un d'entre nous se décide et dit, sur le ton de l'évidence :

« La question, c'est : « C'est quoi ? » C'est « C'est quoi ? » la question. »

Le médecin semble à présent regretter d'avoir tâté du LSD pendant ses études, trente ans plus tôt, parce que, a priori, il lui reste des séquelles. « C'est quoi, quoi ?

- Eh bien, le produit !

- Ben oui, son cachet, là, enfin, docteur, quoi...

- Ah bravo, hein, vous êtes un peu du genre « je comprends vite mais faut m'expliquer pendant des lustres »...

- Ouais, sept ans d'études pour buter sur une simple question de question... Franchement... »

La voix cinglante du docteur interrompt notre numéro de charme. Il est à point : nous passons pour de sinistres cons mais il se doute de rien.

« Ce sont des pilules d'hydroclonazone, scande-t-il en détachant chaque syllabe. On les utilise pour purifier l'eau, la rendre potable, si vous préférez. Votre ami aura une bonne diarrhée et c'est tout. »

L'un d'entre nous se fend de son plus beau sourire et se tourne vers les autres qui lui glissent des billets de vingt francs à contrecœur. Interloqué, le médecin perd de sa superbe et sa voix se brise lorsqu'il demande :

« Qu'est-ce que ça signifie ? »

Empochant les soixante francs de ses complices, l'un de nous explique :

« Ah mais c'est rien. J'avais deviné, c'est tout. Du coup, on a parié.

- Il nous fallait l'aval d'un médecin quand même.

- C'est la moindre des choses, un expert scientifique, un huissier de justice...

- La voix de la sagesse !

- Donc si on résume bien le truc, tout ce qu'on risque, en avalant ça, c'est une bonne chiasse ? »

Le médecin tarde à répondre.

Blême. C'est le mot : blême jusque dans sa posture. Il acquiesce lentement de la tête, sans bouger un muscle, puis, les dents serrées, le ton plus dur qu'un acteur porno avant de toucher son chèque :

« Sortez de mon cabinet. »

Nous nous empressons de lui obéir, le saluons, le remercions, et omettons, comme il se doit, de régler cette consultation qui n'en est pas une. Dans l'escalier, l'un d'entre nous – je sais plus lequel – évoque puis détaille une idée cocasse et lucrative.

Le lieu : Salle de concerts du Zénith, Montpellier.

Les circonstances : tecknival, l'un des premiers du genre à Montpellier.

L'année : je sais plus. Faudrait que je demande à celui d'entre nous qui se souvient mais on s'est perdu de vue.

L'idée : hé hé, je te la fais courte. Ces cachets d'hydroclonazone, peut-être que t'en as déjà vu, mais, si c'est pas le cas, sache qu'ils ressemblent plantureusement à des pilules d'ecstasy. Et l'ecsta, ça se vend plutôt bien en tecknival. Tu me suis où je précise ?

Nous nous sommes pointés de bonne heure, ensemble, comme des mousquetaires, accostant les allumés avec nos petits sacs transparents remplis de cachets blancs. Nous les agitions sous le nez des rastas blancs à fringues lunaires, des junkies percées à l'iroquoise déstructurée, des vikings tatoués en short taillé dans les treillis de l'armée suisse, des minets encanaillés dans le fluo de leurs vestes Oxbow. En toute malhonnêteté, nous cassions les prix, bien entendu. Au bout d'une demi-heure, les clients défilaient sans discontinuer. Jusqu'à ce que l'un d'entre eux finisse par revenir une heure plus tard.

« Dites donc, les gars. Votre truc, il monte que dalle.

- Ah bon ?

- T'es sûr ?

- Tu l'as mâché avant d'avaler ? Faut pas mâcher, sinon c'est pas pareil.

- Ouais, quand tu mâches, l'émail des dents annule le principe actif du produit, tu vois.

- Tiens, prends celui-là. C'est gratuit, c'est cadeau, non, ne nous remercie pas. »

Le mec s'est barré tout content de ses négociations. L'un d'entre nous a demandé à celui qui tenait les comptes :

« On a fait combien là ?

- Plus de quatre mille balles.

- Je crois qu'on peut se barrer.

- Sans vouloir citer Sardou, je dirais néanmoins que je suis pour.

- T'es vraiment trop con. »

Cinq minutes plus tard, nous étions dehors, les poches pleines d'oseille. A l'intérieur, les sphincters commençaient à se relâcher. Bientôt, la merde envahirait les tribunes et la fosse, la queue s'éterniserait devant les portes closes des toilettes engorgées, et l'odeur, ah mon dieu cette odeur d'intestin satiné marquerait à jamais la mémoire des festivaliers. Notre seul regret : n'avoir pas répété l'opération dans un festival de reggae.

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