Les collectionneurs
J’écris ce texte avec le sax dépenaillé d’Albert Ayler dans les oreilles. Je l’écoute pour la première fois : un concert de septembre 1964, miraculeusement structuré malgré ses accents free jazz bien marqués, tout le long duquel le saxophoniste et ses comparses – dont le trompettiste Don Cherry, un autre énergumène – jouent à se tirer la bourre. Une expérience étonnante, certes déstabilisante, quoique indéniablement intense. J’aimerais que cette musique accompagne en permanence mes faits et gestes du quotidien. Non, en réalité, je souhaiterais qu’un fond musical me précède et me suive, qu’il ne me quitte jamais, et s’il pouvait en plus s’adapter à mes états d’âme, je serais probablement le plus heureux du monde.
J’évoquais justement cette idée avec un autre collectionneur. Comme souvent en fin de soirée, nous devisions de notre amour de la musique et je n’avais pas trouvé d’expression plus juste pour graduer la force des mes tendances mélomanes. J’aurais pu lui détailler le contenu de ma cédéthèque avec force détails, mais en termes de quantité, nous possédions à peu près le même nombre de galettes. En matière de styles, nous appréciions tous deux la diversité et cultivions avec le même acharnement éclectisme et curiosité.
Mon idée, pourtant, le fit sourire :
« Oui, c’est un point de vue… T’en as pas marre de faire de la poésie à deux balles ? Si tu veux mon avis, si t'avais sans arrêt de la musique dans les oreilles, t’aurais juste envie que ça s’arrête. »
Ca, je ne le discutais pas. Je compris qu’il me cherchait des poux et reformulai :
« Je crois, comme Zappa le dit dans Joe’s Garage, qu’il n’y a rien de mieux que la musique. Elle dépasse tout. Elle symbolise à mes yeux la victoire de la beauté inutile sur les contingences de cette putain de vie.
– N’importe quoi. »
Il me coupait le sifflet. J’avais toujours cru qu’on collectionnait les disques pour l’amour de la musique. Il me semblait que n’importe quel album de Jimi, de Zorn ou de Wyatt, pour ne citer qu’eux, répondait à une quête spirituelle, forcément personnelle, logiquement intérieure. La sérénité que j’éprouvais à me couler dans un morceau précis ne ressemblait en rien à celle que je pouvais atteindre à la suite de n’importe quelle performance physique – physiologique, sportive, sexuelle… Apparemment, nous n’étions pas d’accord sur ce point.
« Regarde autour de toi. »
Assis sur deux fauteuils miteux que le gusse avait récupérés chez Emmaüs ou dans une déchetterie lambda avant de les rembourrer de mousse bon marché, je m’intéressai aux piles de CD qui s’érigeaient de ci de là dans la pièce exiguë qui lui tenait lieu de salon. J’essayai de m'en rappeler le classement mais il aurait fallu que je me lève et, franchement, après deux bouteilles de Pic Saint-Loup, autant rester assis.
« Simple ordre alphabétique – les titres d’albums, pas les artistes. »
Oui, c’est vrai. J’avais toujours jugé quelque peu étrange cette organisation. Pour ma part, je mettais un point d’honneur, en bon maniaque du classement, à séparer les styles et à respecter l’ordre chronologique de chaque discographie. Les musiciens suivaient évidemment le sacro-saint alphabet. D’ailleurs, lorsque je lui avais présenté ma collection pour la première fois, mon ami avait eu cette réaction, que je jugeai alors totalement gratuite et franchement incompréhensible :
« Super. On se croirait à la Fnac. »
J’allais peut-être enfin comprendre.
« Tu vois cette pile ? » demanda-t-il en me désignant celle juchée à ma gauche.
« C’est la pile de celles qui ont compté. »
Mon silence lui parut loquace.
« Je parle des gonzesses. Les filles qui ont traversé ma vie. »
Il se saisit du premier CD – Astral Weeks de Van Morrison :
« Tu vois, je me souviens parfaitement du jour où je l’ai acheté, celui-là. Un magasin d’occase, à Londres. Une jolie fille m’a vu le prendre et m’a supplié de le lui laisser. Son anglais était à peu près aussi approximatif que le mien. Elle était Française, elle aussi. De fil en aiguille, on est sortis ensemble. Six bons mois à multiplier les galipettes en écoutant Astral Weeks. Cet autre, là… »
Il attrapa le suivant, Beginnings, du Allman Brothers Band, et lâcha un soupir. « Dedans, il y a un titre, Whipping Post, un pur chef-d’œuvre comme tu sais… Crois-le ou non, c’était devenu notre chanson, à Carla et moi. Je t’ai jamais parlé de Carla ?
– On a jamais vraiment causé fifilles, toi et moi, alors Carla ou une autre…
– Ca remonte à l’époque où je faisais les vendanges dans le sud. Je quittais les vignes un peu après midi, fourbu comme t’imagines pas, et je m’offrais une halte dans un pauvre bar de village. Toujours le même. Là, il y avait une fille du coin. Une fille et un juke-box.
- C'est American Graffiti, ton truc...
- T'avoueras quand même que c'est une magnifique combinaison, une fille, un juke-box, le soleil... »
J'acquiesçai d'un hochement de tête.
« Au bout d’une semaine à siroter nos bières chacun dans notre coin, j’ai décidé de tenter quelque chose. Et j’ai mis Whipping Post dans le juke-box.
– Dis donc, sympa le bar paumé. Les Allman Brothers dans un bar de campagne, c’est pas tous les jours.
– Le patron avait gardé les cheveux longs. Pas pour rien, j’imagine. Toujours est-il que la fille est pratiquement entrée en transe. Elle s’est mise à danser comme une pythie ! J’avais l’impression d’avoir Janis sous les yeux. On a dansé ensemble le temps des vendanges. Mon seul regret, c’est de ne pas l’avoir suivie. Tu comprends, les vendanges devaient lui payer un voyage d’études, je sais plus vraiment où. » Il leva des yeux nostalgiques. Nul doute qu’il revoyait ce visage du passé aussi distinctement que le blanc cassé poussiéreux du plafond. Me prenant au jeu, j’exhumai Electric Ladyland.
« Raconte-moi celle-ci. »
Nouveau soupir. Nettement plus triste que les précédents.
« La bande sonore de mon premier amour. On a tout découvert ensemble. A en juger par la puissance évocatrice de ce bijou, on peut légitimement supposer que le hasard n'existe pas.
– C’est sûr. Si je devais citer dix albums capables de m’exciter avec la même efficacité qu’un film de Traci Lords, je commencerais par Electric Ladyland.
– Un soir qu’on devait se retrouver chez moi – mes parents étaient sortis – elle est arrivée au moment du crescendo du Voodoo Chile. On s’est embrassé et, forcément, on a roulé un gros pétard. Comme la plupart des ados, on aimait bien taquiner la petite fumée. L’effet aidant, on a fini en sous-vêtements. Sur 1983, on s’est envoyé en l’air comme les puceaux qu’on était : avec enthousiasme et maladresse.
– C’était ta première fois ?
– Oui, M’sieur. Et c’est devenu un rituel. Chaque fois que l’un de nous avait envie de faire l’amour, il plaçait ce putain de chouette disque sur la platine CD. L’autre pigeait instantanément…
– Tu vas pas me pleurer dans les bras. »
Il me jeta un coussin sur la nez. Il affectait d’en rire mais je devinai des larmes naissantes au coin de ses paupières.
Je m’efforçai de le distraire en m’intéressant aux autres piles :
« Et le reste, là, c’est quoi ? T’as pas pu avoir autant de filles, quand même. »
Il pouffa, l’air moqueur, chercha une bouteille encore pleine, se servit un verre d’eau en désespoir de cause.
« Le reste, comme tu dis, c’est pas pareil. »
Il se tut. Je ne saisissais pas. Peut-être souhaitait-il préserver un fond de mystère. Après tout, je ne le connaissais qu’à travers notre passion commune. Qui sait si quelque douloureux secret – un décès, une rupture violente – ne le torturait pas à l'instant même où nous causions.
« Excuse-moi, je ne voulais pas être indiscret. »
Son rire éclata comme un coup de tonnerre et dura longtemps, si longtemps que je crus à nouveau qu’il pleurait.
Il bafouilla enfin, entre deux hoquets :
« Les autres piles, c’est les coups d’un soir, mon ami. Rien de plus. »
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