Chapitre 1 :
Jamaica Plain, Boston, Massachusetts
Fox :
Le ciel est obscur alors que je traverse la ville dans l'idée de m'aérer l'esprit. Après une journée de travail éreintante et un vague à l'âme qui ne me délaisse guère, j'ai besoin d'un remontant. Si la fatigue marque mes traits, c'est la lassitude d'une existence terne et monotone qui me vrille les tempes.
Une clope entre les lèvres, je lève les yeux afin d'admirer la noirceur de cette nuit de juillet. Les étoiles ont laissé place à d'épais nuages gorgés de pluie et la lune reste tapie, assombrie par un relent de mauvais temps. Malgré ça, la chaleur est étouffante et fait luire ma peau pâle d'une pellicule de transpiration. Les âmes s'agitent autour de moi, les trottoirs sont bondés et un joyeux brouhaha est audible alors que j'approche du Brendan Behan Pub. Si, dans les alentours, la bonne humeur paraît presque palpable, c'est la morosité qui fait battre mon cœur, puis, la nostalgie, peut-être la rancœur aussi. Celles d'une vie bienheureuse que j'ai enterré il y a longtemps.
J'écrase le filtre de la cigarette sous ma basket en soupirant. Je souhaitais m'éloigner de la fadeur de mon appartement et me voilà déjà à me demander ce que je fous ici. Au-dessus de ma tête semble peser le poids du monde, celui-là même que je m'évertue à tenter d'apprécier. Un goût amer recouvre ma langue en songeant à ce qui m'a été si violemment arraché, tout ce que j'ai perdu et que je ne retrouverai jamais. J'ai cessé de pleurer le lendemain de son inhumation, lorsque la colère et la rage ont entamé leur cheminement dans mes veines brûlantes. Désormais, je ne vis que pour lui rendre justice, trouver le responsable de son assassinat bestial afin de pouvoir trouver le sommeil en étant un minimum en paix. Une peine de prison ne sera pas suffisamment brutale pour venger l'honneur de mon frère, mais le soulagement qu'elle m'accordera aura raison de mes insomnies. Du moins, je l'espère si puissamment que l'incertitude me donne la nausée.
Un nouveau soupir s'élève alors que je pousse la porte du pub. La musique et les rires m'atteignent aussi rapidement que l'odeur d'alcool et de cigares me pique les narines. Il y a foule en ce vendredi. Comme d'habitude, je me répète qu'il est hors de question que je remette les pieds dans cet endroit en plein week-end. Je ne suis décidément pas en accord avec moi-même et cette contradiction me désole.
J'avance lentement, sillonne la salle en évitant les tables et les personnes alcoolisées qui serpentent les allées, jusqu'à m'asseoir sur un tabouret face au comptoir. La barmaid m'adresse un sourire enjôleur, voire aguicheur tandis qu'elle remplie un verre d'un liquide ambré. Elle lèche lentement ses lèvres cerises et fait un pas dans ma direction lorsqu'elle termine sa tâche. Sa poitrine opulente se darde sous mon regard alors qu'elle pose ses coudes sur le bar.
— Qu'est-ce qui te ferait plaisir, mon beau ? s'enquiert-elle suavement.
Elle exhibe ses charmes avec ardeur, ses iris mordorés m'effleurent et semblent appeler à la luxure. Sa peau brune paraît sans imperfection, tout comme sa capacité à attirer l'attention de ses clients, hélas elle n'est pas mon genre. Si à l'aube de mes vingt-trois ans je n'ai jamais connu l'amour, le vrai, je sais pourtant parfaitement ce que je désire et elle ne possède aucun de ces atouts.
— Un whisky, réponds-je laconiquement. Sec.
Son regard s'assombrit lorsqu'elle comprend mon indifférence. Si les hommes qui se ruent au comptoir lui lancent des remarques et des œillades pleines de sous-entendus, moi, je reste de marbre. Elle le sait parfaitement, ce n'est pas la première soirée que je passe entre ces murs afin de m'oublier, mais visiblement, elle se montre persévérante. Une moue chagrinée se dessine sur sa bouche peinte tandis qu'elle expire bruyamment.
— Tu me brises le cœur à chacune de tes venues, Fox, dramatise-t-elle.
— Tu n'es pas son genre, Winnie, quand vas-tu l'assimiler ? s'amuse une voix que je reconnais instantanément.
Je frisonne en sentant le souffle chaud de Rayan s'échouer sur ma nuque. Je ne prends pas la peine de le regarder alors qu'il s'installe sur le tabouret à ma gauche.
— C'est à la mode d'aimer les queues ? se plaint la serveuse en posant ma boisson sous mon nez.
— Je ne sais pas. Pose la question à toutes les minettes qui minaudent dans ton bar et tu auras sûrement la réponse.
— Ce que tu peux être drôle !
J'apporte le verre à mes lèvres en roulant des yeux, tandis qu'ils continuent de sa chamailler comme des gosses dans une cour de récréation. J'ignore ce qui me pousse à venir dans ce pub, je déteste cet endroit. Pourtant, mon entêtement à ne pas vouloir changer mes habitudes doit être coriace. Je reste sagement assis sur mon siège alors que l'envie de me pendre m'étreint à chaque réplique des deux abrutis qui sont en ma compagnie. Je sais comment cette nuit va se terminer et j'en ai déjà la nausée, cependant, je ne rentrerai pas chez moi avant d'avoir agi comme je le fais chaque vendredi depuis deux ans.
— Laisse-moi deviner, lance Rayan, tu es là pour te noyer dans un verre de whisky ?
J'observe Winnie s'éloigner afin de combler les assoiffés qui s'entassent à son comptoir et reste muet. Je n'ai pas spécialement envie de tenir une conversation, surtout si elle se résume à de mornes banalités qui n'intéressent personne.
— Comment s'est passée ta journée ?
Mal. Comme tout le temps.
Je ne te l'avouerais pourtant pas, ça ne te regarde pas et tes questions me font chier.
— Et si on oubliait les discussions stériles et qu'on passait directement au moment où tu me sautes dans un coin ? éludé-je d'une voix grave.
Son regard bleu s'illumine alors qu'il incline la tête en souriant.
— Tu es d'humeur impatience ?
— Juste d'humeur à me barrer d'ici très vite, rectifié-je en me redressant après avoir avalé le reste de mon breuvage.
Rayan parle mais je ne l'entends déjà plus, avançant vers les toilettes d'un pas assuré. Je pousse la porte du plat de la main et acquiesce en constatant que les lieux sont déserts. Je ne souhaite pas attendre, les minutes qui s'écoulent approfondissent le dégoût que j'éprouve pour ma triste personne.
Un grognement m'échappe lorsque mon corps se fait durement plaquer contre le mur des chiottes. J'entends la porte claquer, puis le verrou s'enclenche et mon cœur se met à marteler ma poitrine. Ce n'est pas le désir qui me parcourt, c'est l'amertume et la solitude qui crient rage dans chaque partie de mon être esquinté et lassé.
Les doigts de mon partenaire cherchent ma peau en passant la barrière de mon tee-shirt. Ses mains glissent sur mon ventre, remontent mon torse et viennent finalement se refermer sur mes hanches en une rude pression.
— J'ai le droit à quoi, ce soir ? s'informe-t-il en un soupir.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Tu le sais, souffle-t-il en déposant ses lèvres sous mon oreille. Tu me l'accordes ?
— Hors de question ! me braqué-je en pivotant afin de brusquement le repousser. Ta bouche ne m'approche pas !
Rayan se laisse aller contre la cloison, ses cheveux châtains retombent négligemment sur son front alors qu'il mordille l'intérieur de sa joue.
— Pourtant, quand je te suce, elle ne te pose aucun problème, me nargue-t-il.
— C'est non !
— Dis-moi pourquoi tu refuses que je t'embrasse et peut-être que j'accepterais de te donner ce que tu veux.
Un sourcil haussé, je le toise pendant un moment, l'étudie afin de trouver cette lueur de plaisanterie dans ses iris bleus. Celle qui se loge dans son regard lorsqu'il cherche à me taquiner, or, à cet instant elle n'apparaît pas.
— Va te faire foutre !
J'amorce un mouvement afin de quitter les toilettes. S'il pense que je vais céder, il se fourre le doigt dans l'œil. Si mon corps a connu des assauts bestiaux et rugissants, ma bouche est un temple que je désire garder à l'abri de toute sorte de profanation. Aucun baiser ne l'a effleurée, aucune queue ne l'a souillée et ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer.
La paume de Rayan se referme sur mon bras avant que je n'enclenche la poignée de porte. Il me tire vers l'arrière, me plaque contre son torse alors que son érection se presse contre mes fesses.
— Où penses-tu aller, Fox ? susurre-t-il en déboutonnant mon jean. Nous savons tous les deux que tu as besoin de te faire prendre pour trouver un semblant de paix.
— Ta gueule, connard !
— Je vais te donner ce que tu attends, mais, ne pense pas pouvoir te défiler éternellement. Je finirais par t'avoir. Entièrement.
L'espoir fait vivre, trou du cul !
— Agis plus rapidement, je vais finir par perdre patience.
Son rire s'échoue sur ma joue en même temps qu'un frisson de gêne me traverse l'échine. Il a raison, et ça me bute de l'admettre. J'ai besoin de ça pour oublier, pour m'évader et le pire, c'est que je ne prends même pas mon pied.
Dans un geste brusque, il me baisse le pantalon jusqu'aux genoux tandis que j'entends la fermeture éclair du sien s'ouvrir. Son souffle ricoche sur ma peau, sa respiration se hache alors qu'il m'empoigne fermement. Je serre les dents, clos les paupières et lâche un grognement caverneux lorsqu'il me pénètre sans ménagement. J'encaisse la brûlure de son assaut, la douleur qui me pourfend alors qu'une larme roule sur ma joue.
Il n'y va pas de main morte, c'est désagréable et j'aimerais disparaître, pourtant, je ne lui en veux aucunement. Je suis le seul à blâmer pour les sévices que je m'impose, parce que, j'ai parfaitement conscience que si je lui demandais de s'arrêter, il le ferait sans l'ombre d'une hésitation. Mais je ne le souhaite pas.
L'envie de crever s'immisce en moi, aussi violemment que les coups de boutoir que m'assène Rayan. Elle se glisse dans mes veines, sillonne son chemin tel un poison qui se répand dans mon sang brûlant. Cependant, je n'y succomberais pas, à cette belle envoûtante, vile tentatrice qui me susurre de lâcher prise. Non, je ne la laisserais pas me dominer, pas avant d'avoir retrouver le meurtrier de mon frère.
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