Chapitre 2 :
Hyde Park, Boston, Massachusetts
Fox :
Mes jambes flageolent encore alors que je quitte la voiture de Rayan pour regagner mon appartement. La portière qui claque dans mon dos m'indique qu'il m'a rejoint sur le trottoir. J'expire longuement alors que sa présence se manifeste à mes côtés, il est bien trop entêtant aujourd'hui et j'aimerais comprendre ce qui le pousse à se comporter ainsi.
— Merci de m'avoir ramené, articulé-je les dents serrées, mais maintenant, tu peux y aller.
— Tu ne m'invites pas à entrer ?
— Dans quel but ?
— Je ne sais pas, prendre un dernier verre ? suggère-t-il.
— Je ne t'ai jamais proposé de monter, je peux savoir pourquoi tu imagines que ce soir sera différent des jours précédents ?
— Je te trouve de plus en plus taciturne. Je pense que tu as besoin de compagnie.
— J'ignore ce qui te fait penser ça, mais je préfère encore sauter du haut d'un pont plutôt que de te supporter cinq minutes de plus.
Son éclat de rire m'exaspère, son air joyeux et optimiste me donne envie d'aller mourir dans un coin. Rayan est gentil bien que parfois trop envahissant, nous nous connaissons depuis si longtemps qu'il est ce qui se rapproche le plus d'un ami pour moi. Le problème, c'est que je préfère être seul avec ma morosité plutôt qu'avec lui et sa joie de vivre, d'autant plus lorsqu'il est question de bavarder après avoir baiser comme des bêtes dans un chiotte dégueulasse. Je n'ai jamais apprécié les moments d'intimités qui suivent les ébats, probablement parce que j'affectionne le calme et son silence davantage que les confidences sur l'oreiller. Peut-être aussi car personne n'a jamais éveillé mon attention au point que je veuille en découvrir davantage sur celle qui me prend avec ardeur pour soulager un stupide besoin primaire et animal.
— Allez, on boit un verre et je décampe, promis, insiste-t-il.
— Je suis claqué et j'ai eu ma dose. Je sais parfaitement ce qu'un " verre " signifie pour toi et j'ai les reins endoloris alors, merci, mais non merci.
Un de ses sourcils s'arque et orne son regard clair d'une étincelle de malice.
— Tu es plus perspicace que je l'imaginais, raille-t-il.
— Barre-toi avant que mon poing finisse par entacher la beauté de ton minois.
— Tu es d'une délicatesse lorsqu'on te regarde, Fox, mais tu deviens exécrable quand tu ouvres la bouche.
Je hausse les épaules en glissant le bout orangé d'une clope entre mes lèvres. La flamme danse sous mes yeux alors qu'elle enflamme le tabac qui crépite doucement dans le néant de la nuit. La rue est inoccupée à cette heure tardive et seuls les doigts de Rayan qui tapotent distraitement sa cuisse se font entendre. C'est assez rare que Boston se mette en sourdine, mais en cette soirée caniculaire, les âmes paraissent favoriser les endroits climatisés plutôt que la fournaise orageuse qui s'abat sur notre ville.
Je clos les paupières en expirant ma fumée quand mon vis-à-vis fait un pas dans ma direction. Rayan est légèrement plus grand que moi. Du haut de son mètre soixante-dix-sept, son souffle s'abat sur mes lèvres et me retourne l'estomac. J'ai un mouvement de recul lorsque sa peau effleure ma joue et que son pouce glisse lentement sur ma lèvre inférieure.
— Putain, arrête ça ! sifflé-je en crispant la mâchoire.
— Quand vas-tu comprendre que ce que tu m'offres ne me suffit pas ? chuchote-t-il d'une voix étrangement douce.
Mon corps frémit, j'exècre ces moments où il se permet de souhaiter plus que ce que je lui autorise. Il n'a pas besoin de quémander mes baisers ou de murmurer des phrases guimauves et insensées pour que je sache qu'il désire bien plus que mon cul et ma queue. Il est amoureux de moi depuis tant de temps qu'y songer me donne le vertige. Peut-être qu'en d'autres circonstances, lors d'une existence différente, lors d'un quotidien serein, j'aurais pu l'aimer en retour. Mais dans cette vie, je ne suis pas fait pour lui. Je suis un esprit trop grand pour un corps trop petit, une âme à l'étroit dans un monde infâme qui m'a rendu frigide et introverti. Je n'espère pas de romance à l'eau de rose, comme la fleur bleue qu'il est. Je désire simplement me piquer avec les épines jusqu'à en perdre la raison et oublier la réalité le temps d'une triste chanson. Celle de deux corps qui se rencontrent sauvagement, qui baisent avec acharnement, qui saignent en frémissant. La mélodie du frisson, celle de l'aliénation.
— Je vais me coucher, réponds-je en prenant de la distance. Bonne nuit, Rayan.
— Attends ! me hèle-t-il en attrapant mon poignet. Excuse-moi, je sais que c'est trop pour toi. Mais, tu sais, l'alcool me rend...
— ... casse-couilles ?
— J'allais dire " rêveur " mais " casse-couilles " ça fonctionne aussi.
Je ne mérite pas le sourire dont il m'honore, pourtant, je l'accepte tout de même. Il fait partie de ces gens que l'on peine à supporter mais que l'on apprécie en silence, de ceux dont on aimerait se débarrasser mais qui ont pourtant leur place, là, pas trop loin finalement, parce que nous nous en sommes accommodés.
J'écrase le filtre de la cigarette qui me brûlent les doigts en martelant ma semelle contre le sol. Mon sang bouillonne, j'ai besoin d'apaiser mes nerfs et d'enfin parvenir à respirer. Je crois avoir oublié comment on fait.
Un mouvement de l'autre côté de la rue attire mon attention alors que le regard de Rayan me brûle la peau. Ma tête pivote vers une ombre qui se dessine dans un halo de clarté. Elle me paraît immense, tel un voile nébuleux qui obscurcit davantage l'opacité de la nuit. Figé, j'étudie la silhouette qui, lentement, apparaît sous mon regard intrigué. Des pas foulent l'asphalte et mettent en lumière un homme à la carrure imposante, à la musculature saillante dans un tee-shirt noir qui moule un torse bombé. Adossé à un réverbère, ce type au teint hâlé et au regard obscur paraît me toiser. Je fronce les sourcils, interloqué par l'intérêt qu'il semble me porter alors que je suis certain de l'apercevoir pour la première fois. Je n'aurais pas pu oublier un visage tel que le sien, harmonieux et pourtant monstrueux, balayé par des boucles charbonneuses et indomptées. Il est suffisamment près pour que je remarque les cicatrices qui marquent sa peau, trop loin pour que j'en devine la profondeur et les reliefs. Un cigare épais est pincé entre ses lèvres volumineuses, d'un ton anormalement violacé. Puis, des volutes de fumée s'élèvent et rendent son image floue durant une poignée de secondes.
J'incline la tête, le détaillant avec vigueur tout en cherchant la raison pour laquelle il me fixe avec cette intensité là.
— Fox ! s'exclame Rayan. Je suis encore là, tu sais ?
Je secoue le menton, tente de me focaliser sur celui qui agite ses mains sous mon nez en omettant l'inconnu qui me nargue en arrière-plan.
— Pardon, je suis claqué, me justifié-je en passant une main lasse sur mon visage.
— Ouais, je pense qu'il est temps de se quitter. Tes cernes sont aussi noirs que le ciel de l'enfer.
J'acquiesce en bâillant. Prétendre l'harassement n'était pas qu'une façon de détourner la conversation. Je suis réellement éreinté et la fatigue semble s'abattre sur mes épaules au point de me courber l'échine.
— Tu m'offres un baiser avant de dormir ?
— Ta gueule. La prochaine fois, je prends ma voiture.
— Je peux être ton chauffeur, chéri, pas de problème.
— Je perds une heure de mon temps quand c'est toi qui me ramène.
Il rit en arborant une mine qui se veut compatissante. Il n'est absolument pas désolé, il ne faut pas être savant pour le comprendre. Je pivote sur moi-même, amorce un pas vers l'entrée du bâtiment alors que sa voix résonne à nouveau.
— Rêve de moi !
Je lui jette un coup d'œil, dresse mon majeur dans sa direction tandis qu'il s'esclaffe bruyamment. Avant de pénétrer dans le hall, j'ose un dernier regard en arrière, ignorant Rayan pour intercepter les iris sombres de l'inconnu toujours immobile contre son réverbère. Un frisson désagréable me transperce lorsque sa bouche s'ourle en un sourire indolent. J'ignore qui il est, mais ce qui est sûr c'est qu'il dégage une aura menaçante qui m'oppresse et m'enflamme. Je ne suis pas certain d'avoir déjà ressenti cette gêne qui obstrue ma gorge, ce nœud qui se forme dans mon estomac et cette envie furieuse de me faire retourner par une personne qui sort de l'ombre sans crier gare. Que veut-il et pourquoi semble-t-il me baiser de ses yeux ombrageux ?
Je tente de songer à autre chose en gravissant l'escalier qui me sépare de mon piteux appartement. Je jette mes clés sur la table de la cuisine en me déchaussant. Après m'être fait buriner contre une cloison à l'aspect douteux, j'ai besoin d'une longue douche froide. Je pénètre dans la salle de bain en traînant les pieds, ayant semé mes fringues sur le chemin. Je me glisse dans la cabine, laisse tomber mon front contre le carrelage et soupire de lassitude. Sous mes paupières closes, l'image de cet homme se dessine doucement. Comme une lueur, son regard noir me caresse et m'effleure. Était-il réellement là, ou n'était-il qu'un mirage façonné par mon esprit épuisé ? Pourquoi Rayan n'a-t-il pas remarqué que nous étions observés et quel genre de personne n'éprouve aucune gêne à détailler des gens dans la rue sans détourner le regard lorsqu'on les surprend à nous épier ?
Mon corps frissonne, le jet glacé s'écoule sur ma tête et mes épaules mais mon sang s'échauffe encore. Comment puis-je calmer le feu qui brûle en moi ? Les coups de bassins de mon ami n'ont pas suffis, pourtant, mon cul palpite en souvenir de cet assaut tempétueux. Le désir afflue en moi, tel un souffle brûlant sur les braises de mon malheur. Comment puis-je en souhaiter davantage après avoir joui en un cri perçant étouffé par la large paume de Rayan ? Si je me sens insatisfait et que le plaisir n'est jamais celui que j'attends, je me contente de cet orgasme sans intérêt et presque forcé la plupart du temps. Alors pourquoi, ce soir cela me semble trop peu ? Le pansement qu'a laissé Rayan, sur mon âme, paraît s'être volatilisé.
Dans un grognement bestial, j'empoigne mon sexe érigé en serrant puissamment. Finalement, j'aurais dû accepter ce dernier verre pour me soulager et oublier. Je me masturbe avec vigueur, jusqu'à ce que la douleur me fasse gémir ; j'exècre la douceur. Lorsque je me répands sur le carrelage de la douche, ce n'est pas l'image d'un de mes compagnons de baises qui s'imprime sur mes rétines mais celle d'un homme que je ne connais pas. Comment puis-je désirer un inconnu avec lequel j'ai échangé un contact visuel de moins d'une minute ?
C'est les cheveux encore trempés et enfin débarrassé de l'odeur entêtante de Rayan que je me laisse choir sur le canapé. Un minimum rassasié, j'étire les jambes et grimace lorsqu'une décharge électrique me parcourt. Si mon postérieur demeure sensible, mon cœur se meurt.
Une tasse de café agrémentée d'une rasade de whisky en main, je fixe le tas de documents et d'images atroces étalés sur la table du salon. Je scrute le corps démembré, la figure déchirée et les morceaux ensanglantés qui gisent dans une marre de sang en serrant les dents. Mon frère est méconnaissable sur ces clichés et je me demande comment un tel tableau est possible. D'où viennent cette violence et cet acharnement ? Qu'a-t-il bien pu faire pour mériter un traitement aussi insensible ? Était-il au mauvais endroit au mauvais moment ou y a-t-il une justification différente face à ce macabre dessein ? Non, cela est impossible. Il était quelqu'un de droit, un homme apprécié et courageux. L'état dans lequel il a été retrouvé est immonde et, bien que je connaisse sur le bout des doigts chaque recoin de ces photos, je persiste à les examiner chaque jour. Dans l'espoir, peut-être, qu'un détail insignifiant devienne un indice capital. Pourtant, je ne fais que me torturer en fixant ses membres séparés et brisés, en retenant des hurlement déchirants.
D'une main tremblante, je récupère les rapports du médecin légiste et les relis plusieurs fois. J'en connais chaque mot, mais que manque-t-il entre ces lignes pour comprendre ce qu'il s'est passé cette nuit là ? Le schéma est incompréhensible, il manque des pièces pour assembler ce lugubre puzzle.
" Les doigts ont été sectionnés ante-mortem. Les incisions aux phalanges proximales sont précises et portent à croire que l'arme utilisée est une lame d'environs huit centimètres de largeur. "
J'avale mon quatrième verre, ayant délaissé le café pour privilégier la bouteille de whisky. Mes pensées s'emmêlent, forment des nœuds qui paraissent hurler dans mon esprit. Il est insupportable, ce brouhaha constant qui m'empêche de réfléchir.
Mon téléphone vibre sur la table et m'extrait de cette scène horrible qui se déroule dans ma tête chaque fois que j'examine les preuves de l'assassinat de mon frère. Je décroche sans me soucier du numéro qui s'affiche à l'écran.
— Al...
— Je t'attends au bureau à dix heures, m'interrompt ma patronne.
— Pourquoi tu m'appelles en pleine nuit ? maugréé-je
— Il est sept heures du matin ! braille Greta avec exaspération.
Les sourcils froncés, je jette un coup d'œil circulaire sur le salon plongé dans la pénombre, éclairé partiellement par une lampe halogène. J'observe la fenêtre aux volets clos desquels percent quelques rayons de soleil. Un soupir m'échappe en constatant que je me suis encore égaré, des heures durant, dans l'examination de documents funèbres.
— À dix heures, insiste-t-elle.
— Je ne travaille pas le samedi.
— Je t'attends, ne sois pas en retard.
L'appel se termine avant de me laisser le temps d'émettre mes plaintes et injures. Je déteste lorsque Greta agit ainsi, sans me laisser le choix ou la simple opportunité de refuser.
Agacé, je jette les papiers et mon téléphone sur la table, puis avale une longue gorgée d'alcool à même le goulot de la bouteille. Ce n'est pas aujourd'hui que je trouverais le repos dont j'ai indéniablement besoin.
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