Chapitre 3 :

8 minutes de lecture

Downtown, Boston, Massachusetts

Fox :


J'éteins le moteur de la voiture sur le parking bondé d'un café. Malgré une douche glacée et trois expressos, je baigne encore dans les effluves de l'alcool que j'ai passé la nuit à ingurgiter. Mes tempes battent, mon cœur semble jouer une course contre la montre tandis que mes yeux, gonflés et rougis, peine à fixer un point sans que mes paupières se ferment sans mon consentement. C'est assez insouciant de ma part de prendre le volant dans un tel état mais la sobriété est un mot que j'ai banni de mon vocabulaire depuis un long moment. Si je ne parviens pas à dormir, c'est le whisky bon marché qui m'empêche de sombrer, ou qui me plonge davantage dans les méandres de mes tristes souvenirs. Je ne suis pas certain des bénéfices qu'il m'apporte, pourtant, je ne suis pas encore fou à lier alors tout va bien.

Enfin, tout semble aller bien.


Un coup d'œil sur ma montre m'indique que je suis en retard. Greta risque de ne pas apprécier ma nonchalance et mon je m'en foutisme mais cela m'est bien égal. Si je n'ai pas encore dessoûlé de la veille, j'ai tout de même besoin d'un remontant pour ne pas m'écraser, comme la raclure que je suis, sur l'asphalte aussi grisâtre que mon avenir.

La chaleur est au rendez-vous, le soleil brille et me brûle la rétine même par-dessus mes lunettes aux carreaux fumés. Je déteste l'été et la gaîté, les températures supérieures à vingt degrés me rendent morose. Je suis un homme d'automne, la saison estivale me donne envie de me jeter sur une voie de chemin de fer.

Les relents d'alcool m'englobent d'une brume opaque et nauséabonde, m'encombrent l'esprit jusqu'à me faire songer à des bribes de pensées incohérentes et illogiques. Un pied devant l'autre, je traverse le parking en tentant de ne pas vomir. Des haut-le-cœur me secouent la poitrine alors que je pénètre dans le café aux murs peints d'une couleur criarde. La clientèle paraît guindée tandis que l'endroit me semble tout en simplicité. La décoration laisse à désirer, le designer est probablement resté coincé dans les années soixante-dix mais le personnel est charmant et empli d'une affabilité qui pourrait presque m'émouvoir. Avec lenteur, j'approche du comptoir, les paupières plissées afin de distinguer la rouquine qui me sourit.


— Que désirez-vous ? s'enquiert-elle avec amabilité.

— Une corde et un tabouret.


Elle blêmit alors que j'incline la tête pour déceler ce qui la perturbe si soudainement. Un sourcil levé, je l'interroge silencieusement.


— Par... pardon ? balbutie-t-elle.

— Vous ne serez pas d'irish coffee ?


J'ignore ce qui la déboussole dans ma commande mais sa façon de me fixer m'irrite. Je tape du pied, impatient de quitter les lieux. Le mélange d'odeurs me tourne sur le cœur, les arômes de café et le parfum des clients se mêlent en une nuée désagréable qui m'échauffe la peau. Mon cœur bat à tout rompre alors qu'une goutte de sueur coule le long de ma tempe gauche.


— Si. Si, bien sûr mais ce n'est pas ce que vous...

— Un irish coffee, réclamé-je brusquement. Sans crème. Putain, allez ! Je n'ai pas que ça à faire.


Elle hoche mécaniquement la tête, son teint est terne et ses yeux verts sont écarquillés.


— Et sans café. Avec des glaçons de préférence.

— Je ne suis pas certaine que...

— Je n'ai pas le temps, bordel, activez-vous !

— Je... un instant, bredouille-t-elle en pivotant.


J'expire bruyamment, agacé par son étrange attitude. Les joues gonflées d'air et les sourcils froncés, je l'observe s'éloigner. Ses mains tremblent contre ses cuisses alors qu'elle interpelle un homme qui s'immobilise face à elle. Ils discutent en lançant des regards étonnés dans ma direction. La rouquine s'efface derrière son collègue qui se positionne au comptoir. Ses iris bruns sondent les miens tandis que des rides creusent son visage lorsqu'un sourire poli étire ses lèvres fines.


— Bonjour monsieur, que puis-je faire pour vous ?

— J'ai déjà énoncé ma commande.

— En effet et je suis contraint de vous la refuser. Nous ne sommes pas dans un bar, servir un whisky dans cet établissement n'est pas autorisé.

— Je vois, maugréé-je, et comment fait-on ?

— Si vous ne désirez pas de café, je vous invite à sortir. Vous perturbez ma clientèle.

— Pardon ? pesté-je. J'ai commandé un putain d'irish coffee ! Je dois me mettre à genoux pour le récupérer ?


Les yeux plissés, il m'étudie durant ce qu'il me semble une éternité avant de faire un signe de main à la fuyarde qui n'ose plus me regarder. Immédiatement, elle se met en action. Les doigts frémissants, elle prépare ma commande sans jamais relever le visage. Lorsque le gobelet apparaît sous mon nez, je n'ai pas le temps de l'attraper que l'homme me coupe dans ma lancée.


— Vous êtes ivre, déclare-t-il d'un ton posé. Je vous ai fait une faveur en me montrant affable, la prochaine fois sera différente si vous vous comportez de façon si grossière et irrespectueuse.

— La prochaine fois ? ricané-je amèrement. Va te faire foutre !


Je jette un billet sur le comptoir puis empoigne ma boisson en vacillant. Ma vision est trouble, mon sang paraît bouillir dans mes veines alors qu'un sursaut me fait frissonner lorsque je rejoins le trottoir. La chaleur m'écrase à tel point que mes jambes flageolent. Des perles de sueur serpentent ma colonne vertébrale alors que je me baisse prestement quand une nausée apparaît. Une marre de vomissures s'étale à mes pieds quand mon estomac se contracte violemment. Mon corps se détend, pourtant je me sens épuisé et soudainement abattu. Le manque de sommeil me courbe l'échine tandis que mes nombreux excès me rendent malade. J'avale une goutte de mon breuvage afin de me rincer la bouche puis décide de parcourir à pied le kilomètre qui me sépare du bureau. Marcher m'apaise lorsque mes pensées s'emmêlent. C'est une thérapie peu coûteuse qui pourtant me fait souffrir. Des ampoules recouvrent ma voûte plantaire et me font grimacer à chaque pas.


À peine ai-je franchi le seuil du bureau de presse que Greta me tombe dessus. Les poings sur les hanches, elle me dévisage avec mécontentement.


— Tu es à la bourre ! Il est dix heures vingt-sept, braille-t-elle en fixant sa montre. Et bon sang, tu empestes l'alcool à des bornes !

— Je ne suis pas en retard, je te signale que je ne travaille même pas aujourd'hui.

— Seigneur, mais dans quel état tu t'es encore mis, Fox ? Tu ne sais même pas tenir sur tes jambes. Cesse de te comporter comme un con insouciant, tu as bien trop à perdre !


Un rire mauvais m'échappe, je ne suis pas d'humeur à supporter ce genre de remarques.


— Faux ! J'ai déjà tout perdu, articulé-je d'un ton cassant.

— Qu'est-ce que tu bois ? s'agace-t-elle en roulant des yeux. Jette-moi ça et dépêche-toi de te servir un café noir ! Je te laisse cinq minutes pour te défaire de cette mine affreuse et ensuite on pourra enfin commencer !


Elle s'éloigne en faisant tinter ses talons sur le carrelage, ses mèches brunes effleurent ses reins à chaque pas. Je l'observe durant un instant, jusqu'à ce que la porte de son bureau se referme en un claquement qui me vrille les tempes.


— Fox ! me hèle Cynthia depuis l'accueil. Approche...


Comme téléguidé, je me dirige vers l'hôtesse qui arbore un sourire compatissant. Ses iris pâles cherchent les miens alors qu'elle me tend une tasse fumante que je réceptionne sans grand enthousiasme. Ses doigts manucurés attrapent ma main libre afin de déposer deux comprimés d'aspirine dans ma paume.


— Tu es si maussade ces derniers temps. Essaie de prendre soin de toi, ton corps ne supportera pas toujours tant de maltraitance.


Je hausse les épaules avec nonchalance. Je connais les inquiétudes de mon amie pour les avoir entendues à maintes reprises mais ses mises en garde ne m'atteignent pas. Je connais mes limites, et pour cause, je les ai mises à l'épreuve bien trop souvent.


— Allez ! Respire profondément, expire lentement et passe à l'action, m'encourage-t-elle en mettant de l'ordre dans ma tignasse claire.


Elle pose ensuite un baiser sur ma joue et m'incite à m'activer.


○ ● ○


— Il en est hors de question ! m'exclamé-je en frappant mes paumes contre la table.

— C'est une opportunité en or, m'assure Greta en opinant.

— Je suis journaliste, pas flic ! Je travaille derrière un ordinateur, j'écoute, je recherche, je note et j'envoie. Basta.

— Ne fais pas l'enfant capricieux. Tu n'es pas en position d'émettre des plaintes ou de refuser quoi que ce soit. Les articles que tu as pondus ces dernières semaines sont à la limite du passable et ton comportement m'insupporte ! Si je ne t'ai pas encore congédié c'est uniquement parce que je sais ce que tu vaux. Tu vis une période difficile, je l'entends, mais j'ai besoin que tu sois plus actif et productif. L'affaire sur laquelle je t'envoie est un trésor pour ta carrière !

— Je ne suis pas fait pour travailler sur le terrain, je vais faire connerie sur connerie et tu finiras par regretter ta décision.

— Ne sois pas si pessimiste, grommelle-t-elle, tu es le plus à même à bosser sur ce dossier. Ton rôle consistera à observer, prendre des notes, suggérer des hypothèses et donner ton avis quand on le sollicitera. C'est le même schéma que lorsque tu travailles dans ton bureau.

— À un détail près ! braillé-je. Habituellement, je suis seul !


Sa langue claque contre son palais alors qu'elle s'adosse au siège sur lequel elle est installée. Son regard est froid et dur, m'encourage à fermer ma gueule et remballer ma rébellion que je sais vouée à l'échec.


— Tu n'as pas ton mot à dire, j'ai déjà donné tes coordonnées à l'officier chargé de l'enquête. Il te contactera dans les plus brefs délais.

— J'hallucine ! Où est passé mon libre arbitre ? m'insurgé-je en tapant du pied.

— Il s'est volatilisé lorsque tu as décidé de te noyer dans l'alcool même sur ton lieu de travail ! Qu'on soit clair, Fox, je me moque bien de ce que tu fais en dehors du bureau, mais si ton attitude dépravée à un impact dérangeant sur mon journal, je me donne le droit d'y remédier. Je te transmets toutes les informations qui te seront nécessaires sur ta boite mail dès ce soir. Je compte sur toi pour te dépasser et faire en sorte que tout se passe dans les meilleures conditions alors, range ta bouteille de whisky au placard et reprends-toi !

— Je te déteste, Greta, lâché-je acerbe.

— Ça m'est bien égal, ricane-t-elle. Tu peux disposer, monsieur le consultant.


Sans un mot, mais en grognant d'agacement, je quitte la pièce en claquant la porte d'une force excessive. J'ignore Cynthia qui m'interroge sur mon humeur et me rend immédiatement sur le trottoir. L'envie de faire un scandale m'effleure mais au lieu de cela, j'allume une clope en foulant le bitume. J'ai besoin de respirer ou d'étouffer pour ne plus penser. D'un pas brusque, je traverse la ville en laissant ma bagnole sur le parking du café. Mon cœur est sur le point d'exploser en songeant que la tâche à laquelle on me contraint monopolisera le temps précieux que je garde pour trouver la faille dans le dossier de mon frère. Si Greta cherche ma mort, elle la trouvera à coup sûr en m'incitant à mettre de côté ce pour quoi je me démène depuis deux ans.

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