Chapitre 4 :

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Hyde Park, Boston, Massachusetts

Fox :

Un pied dans la tombe, une main vers le ciel.

Désœuvré, j'erre dans les rues de Boston tel un spectre bloqué à l'entre-deux mondes. L'alcool coule dans mes veines, encore, probablement avec plus d'abondance que le sang qui parcourt mon anatomie. Si je venais à m'ouvrir la peau, cela ne m'étonnerait pas qu'un liquide ambré perle à la place de l'hémoglobine.

La vision vaporeuse, j'aligne mes pas jusqu'à m'immobiliser devant la petite baraque délabrée dans laquelle j'ai grandi. Si l'aspect de celle-ci ne payait pas de mine il y a deux ans, elle est désormais dans un état de décomposition avancée, comme mon cœur émietté. Le lierre s'est logé sur la façade de la maison et en recouvre la quasi-totalité, les fenêtres sont cassées, la peinture des volets s'écaille et des tags grossièrement réalisés sur les murs du salon sont visibles depuis la baie vitrée fissurée. Un repaire de camés, voilà ce qu'est devenu le foyer modeste mais chaleureux que j'appréciais retrouver après mes journées d'études. Constater les dégâts est douloureux, le délabrement de la maison semble suivre le chemin de ma descente aux enfers.

En un soupir résigné, je me laisse choir sur le trottoir. Mon cul rencontre durement l'asphalte et la brutale sensation me rappelle les coups de reins bestiaux du type qui m'a baisé dans une ruelle sinistre la veille au soir. Pas de prénoms échangés, pas d'étreintes passionnées ni de murmures langoureux, juste deux corps en ébullition, une âme en émulsion et un esprit en dépression. J'ai ignoré les appels de Rayan afin d'esquiver son sentimentalisme pour assouvir mes besoins malsains et sûrement écœurants. Si mes fesses sont désormais bleues et sensibles, mon cœur est un tant soit peu en paix.

C'est faux.

J'aime me voiler la face en imaginant que le soulagement m'est autorisé ou qu'il est à ma portée mais ce n'est qu'utopie. Je serai libéré de mon fardeau lorsque mon être demeurera inerte, dans l'éther purulent et scintillant. Un coup d'œil vers le ciel m'indique que les étoiles sont absentes en cette nuit aussi obscure que mes réminiscences. Le calme m'englobe et m'étrangle. Le silence n'est d'or que lorsque le désarroi se dissipe, pourtant, je nage dedans et mes yeux brûlent de larmes que j'aimerais effacer. Mes appels au secours paraissent muets pour le commun des mortels, ou alors, je muselle la bouche de ces inconscients qui tentent de m'apporter un semblant de réconfort. De son vivant, mon frère m'aurait secoué jusqu'à ce que je lui gerbe dessus afin de m'inciter à reprendre mes esprits. Si le deuil de nos parents a été aussi rapide qu'un clignement de paupières, le sien me semble insurmontable et inaccessible. Comment parvenir à dormir quand les photos de son cadavre recouvrent mon appartement ? J'ai parfaitement conscience que je suis morbide à souhait et possiblement aussi dérangé qu'un sociopathe mais j'ai besoin de me souvenir. De me rappeler que la réalité est glaçante, que la vie est tout aussi pourrie qu'une pomme tombée d'un arbre et bouffée par les vers.

À travers mes cils humides, j'observe l'immense noirceur d'un univers endormi et songe à périr pour la énième fois de la journée. Il est trop tôt ou certainement trop tard. Cela fait trois jours que je me suis coupé du monde, ignorant les remontrances de Greta ainsi que ses menaces de licenciement. Je n'ai pas pris la peine d'ouvrir le dossier qu'elle m'a communiqué ni même de décroché aux appels répétés de l'agent chargé de l'affaire sur laquelle je suis supposé bosser. J'avais besoin d'un peu de temps pour moi, pour me flageller plus fortement avant de me plonger dans une mer tumultueuse de boulot éreintant. Je me suis accordé quelques heures de plus, un temps court et ombrageux qui me permet de me mettre en condition. Dès l'aube, je revêtirai mon masque de parfait journaliste afin d'exécuter la tâche que l'on m'a imposée. Je prétendrai une infection virale ou un mal de crâne carabiné pour excuser mon silence et je ferai ce pour quoi je suis conditionné.

Je me redresse lentement après avoir écrasé une clope sur le bitume et titube jusqu'à l'entrée. Je peine à me soutenir et me retiens de justesse contre le mur de la maison. Mes doigts effleurent la poignée et exercent une pression qui s'avère vaine et me qui déçoit. La porte est verrouillée et mon trousseau de clés m'a été enlevé par la police après le décès de mon aîné. C'est aberrant, ce logement m'a vu naître et je n'ai pourtant pas le choix que de passer par les fenêtres explosées pour y avoir accès.

— Rentrer chez soi comme un chien de cambrioleur, quelle honte, marmonné-je en m'éraflant la paume contre un morceau de verre. Saloperie de baraque saccagée.

Quelques gouttes de sang glissent jusqu'au carrelage alors que je pénètre enfin dans le séjour. Les lieux sont aux antipodes de ce qu'ils étaient il fut un temps et l'envie de hurler l'injustice me submerge. Une colère froide m'enseveli et la rage me tord l'estomac. C'est un carnage, une infamie et un blasphème qui me foudroie sur place. La gaîté et la légèreté d'un foyer attrayant se sont volatilisées pour laisser place à la désolation. Être à l'intérieur est encore plus intense et douloureux que de rôder devant comme un détraqué prêt à enterrer une partie fracturée de sa victime gisante. Mon cœur a été arraché et c'est avec hargne que je le jette entre ces murs esquintés afin qu'il disparaisse à jamais. Je suis ce dérangé décérébré, celui qui cache les morceaux de son prisonnier martyrisé.

C'est dans cette maison que j'ai passé le dernier moment en présence de mon frère, avant qu'il soit retrouvé démembré à plusieurs endroits lugubres de cette maudite ville. Je me souviens de son sourire espiègle, de ses paroles faussement désabusées lorsque je lui ai soutenu n'entretenir aucune relation avec le fils de nos nouveaux voisins. Wolfgang savait tout de ma vie, de mes penchants désaxés et de mes fantasmes endiablés. Si douze années nous séparaient, nous étions tout de même liés et c'est avec lui que j'ai tout appris. J'étais encore trop jeune lorsque nos parents sont morts et c'est de fil en aiguille, de drames à crises d'hystérie et de larmes qu'il est devenu mon second souffle, ce confident avec qui je n'ai jamais eu honte de qui je suis.

Après une inspection rapide, je me dirige vers l'escalier qui mène aux chambres. J'ignore la mienne et pénètre dans celle de mon frère en fermant les yeux. Avec un peu de courage et énormément d'imagination, je parviens à visualiser la pièce telle que je l'ai toujours connue. Je vois Wolfgang installé à son bureau, faisant les comptes des recettes de son garage, ses lunettes sur le nez et un crayon à papier qu'il mâchouille en réfléchissant.

— Arrête de m'épier en te pensant discret, s'amuse-t-il sans se détourner de ses occupations. Pose ton cul sur le lit et crache le morceau.

— Euh..., hésité-je, de quoi tu parles ?

— Ça fait plus d'une semaine que tu tournes en rond comme un chien la queue entre les jambes. Alors, révèle-moi ce que tu tentes de me dire depuis tout ce temps, qu'on en finisse enfin.

Les sourcils froncés, frustré qu'il m'ait compris si aisément, j'obéis et me laisse lourdement tomber sur le matelas. Le sommier grince et me fait frissonner d'appréhension alors que mon frère s'étire et s'adosse à sa chaise.

— Tu en fais une tête, s'esclaffe-t-il en me jetant un regard. Ta connerie est-elle si horrible pour que tu trembles comme ça ?

— Non, je... je n'ai pas fait de connerie, j'ai juste...

— Quoi ? Ne m'oblige pas à te secouer, Fox !

J'inspire profondément, lève la tête vers le plafond et expire par saccades. Mon cœur bat puissamment, j'ignore pourquoi je suis si effrayé à l'idée de lui avouer qui je suis. Et s'il ne l'acceptait pas ? Si son regard sur moi venait à se durcir et que sa bienveillance se transformait en haine ?

— J'ai encore énormément de boulot, la nuit est déjà bien avancée alors dépêche-toi, j'aimerais pouvoir dormir un peu.

— Ouais..., marmonné-je. Tu te souviens de cette fille... Alizée, celle que je voyais après les cours ?

— Oui, et bien quoi ? Ne me dis pas que tu l'as mise enceinte ! T'as quatorze ans, Fox.

— Quoi ? m'horrifié-je. Bien sûr que non !

— Alors quoi ? s'impatiente-t-il.

— J'ai... j'ai couché avec son frère, dis-je à toute vitesse.

Je clos les paupières et bloque ma respiration, attendant avec angoisse la réaction de Wolfgang. Je suis tellement agité que mes pieds tapent le sol avec anxiété. Un silence s'installe, durant lequel ma terreur s'accroît. Il est l'unique personne qu'il me reste, si l'envie de me renier venait à éclore dans son esprit, je serais seul au monde et livré à moi-même. Ne distinguant aucune réponse, j'ose ouvrir les yeux en soufflant doucement. Le regard sombre de mon frère ne me quitte pas alors qu'il semble hésiter quant à comment se comporter, jusqu'à ce qu'un éclat de rire s'élève et brise le calme pesant qui régnait dans la chambre. Les yeux plissés, je l'observe rire à n'en plus savoir respirer pendant un temps incertain. Petit à petit, son amusement se dissipe alors qu'il efface les larmes de son hilarité en passant les pouces sur ses paupières.

— Ne t'étonne pas si Alizée tente de te couper les couilles avec une cisaille, pouffe-t-il.

— Hein ? Mais je...

— C'est pour ça que tu semblais prêt à faire une syncope à chaque fois que tu croisais mon regard ?

— Ben... c'est, en fait... tu crois que je suis gay ?

— Sans blague ? T'as baisé avec un mec, c'est plutôt évident. À moins qu'il s'agissait d'une simple expérience, tu sais, une curiosité malsaine.

— Wolf !

— Quoi ? C'était ça ? Coucher une fois avec un type pour découvrir des choses ne fait pas de toi un gay.

— Pas une fois... En fait, c'est arrivé quatre fois et depuis je n'arrive plus à éprouver... de désir pour Alizée, ni même aucune autre fille.

— Ok. Alors soit t'es amoureux, soit t'es gay.

— Amou... non, quelle horreur ! m'exclamé-je ahuri. Je l'ai fait avec lui parce qu'il paraissait intéressé mais ça aurait pu être n'importe qui.

— Super ! Tu as ta réponse. Maintenant barre-toi, j'ai encore du travail.

— Quoi, mais...

Je me lève, bouche bée face à cette réaction à laquelle je ne m'étais pas préparé. J'avais envisagé des cris, des insultes et du dégoût mais pas une telle désinvolture.

— Je ne te dégoûte pas ?

Un sourcil haussé, il me fixe avec incompréhension.

— Pourquoi ce serait le cas ? Où tu fous ta queue n'a pas d'importance pour moi. Je préfère ça plutôt qu'un mioche m'appelle tonton, ricane-t-il.

Cette nuit-là, j'ai réalisé que mon frère était aussi mon meilleur ami et qu'il ne me laisserait jamais tomber. Je n'avais pas imaginé que quelques années plus tard, je me retrouverais seul et perdu sans lui. J'efface rageusement les larmes qui glissent sur mes joues et quitte la pièce d'un pas décidé. De retour au rez-de-chaussée, j'empoigne l'un des débris qui jonchent le sol et le jette à travers le séjour en poussant un hurlement désespéré. Ce souvenir m'a épuisé, m'a brisé davantage le cœur et mon moral est aussi élevé que mon envie de survivre. Pourquoi suis-je celui qui reste ? La douleur est trop forte, elle m'oppresse. Avec hargne, je fous des coups de pied dans les meubles encore debout, jusqu'à ce que mon souffle devienne aussi lourd que le fardeau qui pèse sur mes épaules. Des cris m'échappent, des grognements s'élèvent puis un sanglot brutal me secoue avec violence.

— Je te déteste ! hurlé-je en levant la tête vers le plafond. Tu avais promis de ne pas m'abandonner ! Et t'es où, maintenant ? Qu'est-ce que je suis supposé faire de cette vie merdique que tu m'as laissée ? Regarde ce que je suis devenu, Wolf ! Un alcoolique dépressif, c'est ce que tu voulais ?

Je me laisse glisser jusqu'au plancher, mes bras encerclent mes genoux alors que je pleure tel un bébé affamé. J'ai honte de ce que je représente, pourquoi ne suis-je pas suffisamment courageux pour parvenir à me relever ? Les secondes s'étalent, les minutes se suivent et la fatigue me submerge autant que le désespoir m'étrangle. Des images dansent dans mon esprit, des rires effacés et des sourires fanés, des paroles brisées et des promesses mortes lors d'un drame ensanglanté. Un bruit provenant de l'extérieur me fait sursauter, après un temps indéfinissable et monotone. Je relève rapidement le menton, surpris d'être dérangé lors d'une nuit qui me rappelle à quel point je suis pathétique, effrayé à l'idée d'être démasqué dans un état si déplorable qu'il me donne envie de gerber. Mes yeux peinent à s'adapter à l'obscurité, jusqu'à ce qu'une immense silhouette se dessine à l'horizon. Semblable à celle que je passe mon temps à surprendre lorsque j'erre dans les rues à la recherche d'un exutoire. Cet homme au visage marbré de cicatrices est encore là, adossé au mur sur le trottoir d'en face. Il me scrute dans la noirceur du monde, ses yeux davantage sombres me transpercent alors que je le toise à travers la baie vitrée fissurée. Un frisson me parcourt tandis qu'un désir ardent me traverse. Depuis ce fameux soir, lorsque je l'ai surpris pour la première fois à m'épier tel un désaxé, il semble être partout où je suis. Son aura menaçante ne me quitte plus et si je devrais avoir peur, c'est une envie irrésistible de ses mains puissantes sur mon corps qui me rend fébrile. J'ignore qui il est et s'il est bien réel mais lorsque je me fais baiser, c'est son image que je façonne dans mon esprit. Si j'ai tenté de l'ignorer lorsque je le sentais rôder autour de moi, ce soir, j'ai envie de l'affronter.

Qui es-tu et pourquoi me suis-tu partout où je vais ?

Je me redresse avec difficulté et prends soin d'éviter les brisures des fenêtres en quittant cette maison qui me rend malade. La tête haute, je grignote les mètres qui nous séparent avec lenteur et une assurance faussement désabusée. Un sourire s'étire sur les lèvres gonflées et violacées de cette personne dont j'ignore tout mais qui semble ne jamais me laisser en paix. Son visage est saisissant. Si j'avais soupçonné sa beauté lors de notre premier duel de regards, je suis désormais certain qu'il est magnifiquement effrayant. Son buste est si large que je parais insignifiant. Ses bras pourraient me briser en une étreinte qui me ferait perdre la raison. Je m'immobilise enfin, si proche de lui que son souffle chaud effleure ma peau frémissante.

— Es-tu seulement réel ou n'es-tu que le fruit de mes fantasmes inassouvis ? parviens-je à articuler d'une voix enrouée.

Mon pouls est emballé, si bien que je peine à respirer. Je n'ai pas le courage d'affronter la réalité, pourtant j'ai l'audace de lui faire face, quitte à finir égorgé la seconde d'après. Il incline la tête, sonde mon regard de ses iris abyssaux puis sourit davantage.

— Je peux être ce que tu désires. Un homme, le tien, ou le reflet de tes rêves éveillés.

Mes membres se tendent à l'écoute de sa voix grave et envoûtante. Un accent chaud fait rouler les mots sur sa langue avec harmonie. Ma queue frétille alors qu'il m'observe avec un intérêt presque prohibé.

Un homme.

Le tien.

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